Épisode 3 - Dilemme

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Opening : https://www.youtube.com/watch?v=3yoLXIQd2cM

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 Une main réduisit brutalement au silence le bruyant réveil. En maugréant, Evaline s'enveloppa sous sa couette. Malgré ses résolutions, la jeune femme n'avait aucune motivation à se lever, ses courbatures ne l'aidant pas à se forcer.

 En demi-sommeil, la Gensouarde ressassa ses réflexions pour la énième fois depuis sa sortie d'hôpital, se sentant prise entre deux feux moraux. L’agression n’avait fait que renforcer son opinion des shinobis et de leur société. Plus elle y réfléchissait et plus Evaline se sentait proche du mouvement progressiste d’Heiwa, qui gagnait en influence au sein de la population de Gensou ces dernières années. Ce courant plaçait les intérêts et l’épanouissement de chacun au centre de leur politique, sans distinction entre shinobis et civils. Basé sur la tolérance et la solidarité, il était perçu comme utopiste et hors des réalités selon le Kage et son gouvernement.

— Comme si l’injustice produite par leur sentiment de supériorité était une réalité désirable, marmonna la jeune femme en s’asseyant en tailleur sur son lit tout en se frottant les yeux.

 Les cheveux en bataille en un mélange de couleurs, l’éducatrice ressentait avec amertume la dualité qui l’animait depuis son passage à l'hôpital. Bien que se sentant utile auprès des jeunes, elle ne cessait de se dire qu’elle ne pourrait tenter de changer les choses que de l’intérieur du système. Raison pour laquelle elle avait ressorti ses anciennes notes de l’Académie afin de les réviser durant ses deux premiers jours de convalescence. En cette dernière journée avant la reprise du travail, la jeune femme avait du mal à se résoudre à passer à la pratique, craignant l’impossibilité d’un retour en arrière. Ne risquait-elle pas de gâcher son avenir en tentant de réaliser un rêve impossible ?

 Sous la douche, l'ex-kunoichi ne put empêcher ses pensées de tournoyer en son esprit. Il n’y avait que peu de différence entre les ninjas, le rapport de force existant autant entre eux qu’envers les civils. Les shinobis comme Shiro Yuushi ne faisaient pas exception, jeune lion écrasant des lionceaux enragés. En tant que policier, que ferait-il si Gensou lui ordonnait de s’en prendre à des partisans de Heiwa ? Evaline était certaine qu’il les écraserait aveuglément, quel que soit son sentiment personnel.

 Qu’elle décide ou non d’aller au bout de son idée, il lui fallait à minima retrouver le niveau qui avait été le sien à la sortie de l’Académie, ne serait-ce que pour pouvoir se défendre en cas de nouvelle bavure shinobique. En l’état, elle savait qu’elle n’avait aucune chance de réintégrer les rangs de l’armée. Une fois cet objectif atteint, elle choisirait la voie qui serait définitivement la sienne.

****

 S’accordant une après-midi de repos avant de passer à ses premières tentatives de jutsu, Evaline marcha à l’aveugle jusqu’à se retrouver non loin des bas-fonds de Gensou. D’ordinaire, elle évitait cet endroit terriblement dangereux pour les jeunes femmes. Mais d’humeur moribonde, la Gensouarde s’y engouffra et jeta son dévolu sur le premier bar venu. Bien que rouillée, elle se pensait encore capable de se défendre contre quelques poivrots. Dans le pire des cas, ce serait une occasion de briser cette certitude à la dure.

 A peine posa t-elle un pied dans l’établissement qu’elle sentit le regard des quelques clients et du barman braquer sur elle. Evaline retint un grognement exaspéré et s’installa à une table non loin de l’entrée, au cas où une fuite précipitée ne se révèle nécessaire. Elle adressa un signe au tenant du comptoir. Lorsqu'il se dirigea vers elle, elle prit conscience qu'elle était la seule femme présente. L’homme devait avoir la quarantaine d’années, cheveux blanchis par l’âge et tombant sur ses épaules.

— Tu t’es perdue, beauté ? lui demanda le serveur en lui adressant un clin d'œil suggestif.

— Ton job est bien de servir tes clients, je me trompe ? la questionna Evaline d’une voix mielleuse, en effleurant sa table en quelques cercles.

— Comme tu le vois, répondit l’homme en tendant les bras en direction de quelques hommes qui sortaient leurs boissons en les observant avec peu de discrétion

 Grand et carré d’épaule, la Gensouarde songea qu’il devait occuper le poste de videur en plus de celui de serveur. Cela ne l’intimida nullement.

— Garde ta drague minable pour leurs femmes et sers moi ta bière la plus forte, lui ordonna sèchement l'éducatrice.

 S’attendant à une violente réplique, elle fut surprise de le voir sourire, vraisemblablement amusé par sa répartie, avant de regagner son comptoir. La plupart des clients détournèrent le regard, peu encline à se frotter à l’impétueuse jeune femme. Evaline remarqua qu’un vieillard la fixait d’un œil vitreux. Sans soutenir son regard, elle le surveilla discrètement, ainsi que le barman qui lui amena rapidement sa boisson.

 Evaline la renifla et ne détecta aucune odeur suspecte. Des mouvements qu’elle avait inspectés, aucun produit ne semblait avoir été mélangé à son breuvage. L’éducatrice en but donc une gorgée et manqua de s’étouffer lorsque le grabataire se dirigea vers sa table d’un pas claudiquant.

— Tu cherches du boulot, ma jolie ?

 La Gensouarde soupira, exaspérée par l’ivrogne et maudissant sa sublime idée d’aller boire un verre dans les bas-fonds du Village. Attendant une réponse, l’immonde personnage se gratta le crâne dégarni où se promenait quelques touffes de cheveux grisonnantes, entre deux plaques évoquant des champignons. Evaline aurait parié que la chevelure survivante était normalement blanche, mais imprégnée de crasse.

— Tire-toi, répliqua-t-elle en reprenant une gorgée.

— Farouche hein ? ricana-t-il, dévoilant une dentition éparse et à l’hygiène douteuse. Allez, c’est combien ?

 Elle reposa son verre en le foudroyant du regard. Evaline se retenait de lui fracasser le crâne contre la table et sentait qu’il en faudrait peu pour qu’elle passe de la pensée à l’acte.

— Je ne peux pas boire tranquillement une bière ? l’interrogea froidement l’éducatrice. Tu te méprends, vieillard.

— Une femme qui se pointe dans ce genre de bouj ? rumina l’homme. Te fous pas de moi, on sait tous ce que ça veut dire.

 Tout en parlant, il dirigea une main vers la joue d’Evaline. Vive, elle la détourna d’une gifle tout en saisissant fermement le poignet de son autre main, qui se dirigeait vers son verre. La pression exercée par la jeune femme lui fit lâcher quelques pilules. Alors qu’elle s'apprêtait à réaliser son intention de rencontre entre la tête du vieillard et le coin de la table, le barman se précipita à leur rencontre.

— Pas de ça chez moi, vieux débris ! rugit-il en le saisissant à deux mains par le col.

 L’armoire à glace souleva littéralement le rachitique vieillard et le jeta hors du bar. Tandis qu’Evaline reprit une gorgée de sa bière, il s’assit à la place qu’occupait le harceleur quelques secondes plus tôt :

— Ça te dirait de bosser pour moi, petite ?

 La Gensouarde haussa un sourcil derrière sa mousse, soupçonneuse. Son silence l’invita à développer.

— Pas le genre de travail dont ce minable rêvait, précisa t-il d’une voix qui se voulait rassurante. Il est difficile de trouver des serveuses avec tous les crétins du coin, qui font malheureusement mon chiffre d'affaires. Mais toi, tu sembles réunir la plupart des compétences requises.

— Lesquelles ? l’interrogea Evaline en posant son verre pratiquement vide.

 Le barman se mit à jouer nonchalamment avec les pilules tout en lui répondant point par point :

— Je ne vais pas te le cacher : tu es jolie. Ça appâte le troufion, c’est bon pour mes affaires. Mais tu sais aussi te défendre, tant verbalement que physiquement. Si tu deviens ma serveuse, je sais que je n’aurais pas besoin de te surveiller en permanence.

— Qu’est ce que j’y gagne ? l’interrogea Evaline. Me faire reluquer par des poivrots a intérêt d’offrir de bonnes contreparties, autre que le salaire.

 La jeune femme soutint sans sourciller l’échange de regard. Contrairement à l’homme qui pouvait gagner énormément en la recrutant, elle n’avait rien à perdre.

— Si ta présence se révèle bénéfique pour mon commerce, je t’offrirai à la fois le gîte et le couvert. J’ai une chambre pas trop décrépie à l’étage, spécialement réservée aux serveuses. Ça fait un moment qu’elle n’a pas été occupée.

 A demi-convaincue, Evaline opina du chef. Les choses continuaient d’évoluer dans le bon sens si jamais elle se décidait à redevenir une kunoichi. La Gensouarde doutait que son salaire soit mirobolant au début de la relance de sa carrière militaire. Avoir un revenu fixe assorti de la gratuité du logement et des repas serait un luxe sur lequel elle ne pourrait pas cracher.

— Je vais y réfléchir, lui assura-t-elle, pensive.

— Prends ton temps.

 Il regagna son comptoir, laissant Evaline à ses réflexions sur l’avenir qui se dessinait peu à peu devant elle.

****

 L’énergie tourbillonnait en Evaline, bouillonnante et indocile. La jeune femme grimaça en sentant une décharge de chaleur descendre jusqu’à ses doigts, comme si son propre chakra se rebellait contre sa volonté.

 Une silhouette se matérialisa devant la demoiselle aux mèches de prunes, vaguement humanoïde. Translucide, on pouvait discerner un tronc et des membres déformés. La forme de la tête était disparate et se dissipait déjà, semblant rejoindre la pleine lune qui les illuminait. D’un geste frustré, l’ex-kunoichi dissipa son clone inconsistant, songeant qu’il méritait bien son nom.

 Comme elle s’y était attendue, ses premiers essais étaient difficiles. La jeune femme ne parvenait toujours pas à se substituer à un mannequin malgré ses nombreuses tentatives. A l’inverse, elle se révéla capable de produire un amas d’énergie après quelques essais au clonage illusoire. Afin de se donner du courage, Evaline avait donc décidé de se concentrer exclusivement sur cette technique.

— On se remet en selle ?

 La voix ne lui étant que vaguement familière, elle fut surprise de découvrir Shiro Yuushi lorsqu’elle se retourna. Evaline croisa les bras et le détailla des pieds à la tête. Ayant troqué sa tenue de policier contre une chemise et un pantalon en velours assortis d’une cape blanche, le garçon avait fière allure.

— On a le temps de se promener dans la police ? le taquina Evaline en lui adressant un léger sourire.

— Fin de service, répondit simplement l’agent. Tu ne l’as peut-être pas remarqué, mais il est tard.

 La lune était effectivement haut dans le ciel étoilé et Evaline prit conscience qu’elle ignorait depuis un moment la fatigue qui l’étreignait. Shiro se plaça à côté d’elle, la lueur de l’astre se reflétant dans ses mèches d’une pâleur bleutée. Bien que méfiante de par son statut de shinobi-policier, la jeune femme ne pouvait s’empêcher de le trouver mignon. Une fraîche brise caressa leurs joues et souleva subrepticement leurs cheveux. Même en plein été, le climat restait frais au sein de la Cascade.

— Je me suis renseigné sur toi, Evaline.

 La jeune femme posa doucement un doigt sur les lèvres du policier.

— Ne prononce pas mon nom de famille, s’il te plait, la coupa brusquement l’ex-kunoichi, tranchant avec la délicatesse de son toucher.

 Étonné, les yeux du Yuushi se plissèrent, mais il eut la décence de respecter sa réserve à ce sujet. C’était tant mieux, la Gensouarde ayant pour principe de rayer de sa vie toute personne insistante au sujet de sa famille ou de ses cicatrices.

— Tu comptes réintégrer les rangs ?

— Je ne suis pas encore fixée, soupira-t-elle.

— Pourquoi t’exerces-tu dans ce cas ? s’étonna Shiro en plongeant ses yeux bleus dans le regard marron foncé de la demoiselle.

 Evaline haussa les épaules et désigna avec nonchalance les quelques blessures subsistantes sur ses bras à nu.

— Pouvoir me défendre me semble être une bonne chose, dit-elle du ton de l’évidence.

— L’intention est pertinente, mais tu t’y prends mal, ironisa le Chuunin aux mèches bleutées d’un adorable sourire narquois.

 Mimant la vexation, Evaline plaça ses poings sur ses hanches et se pencha de quelques centimètres vers lui. Quelques cheveux glissèrent le long de son épaule gauche.

— Ah oui ? Pouvez-vous expliciter votre pensée, monsieur l’agent ? se moqua-t-elle en réponse.

 Sans se démonter malgré ses joues soudainement rosies, Shiro se pencha à son tour, leurs visages se retrouvant de plus en plus proche.

— Ton Chakra est en déséquilibre entre tes énergies, expliqua-t-il en accentuant volontairement son ton professoral. D’où la monstruosité que tu produis à la place de ton joli minois.

 Affichant une moue boudeuse, Evaline se redressa tout en réfléchissant à sa remarque. Dans sa précipitation, elle s’avoua avoir grillé quelques étapes, en particulier concernant la méditation et la fusion de ses énergies physiques et spirituelles. Les signes incantatoires lui étaient revenus bien plus rapidement que la manipulation pure du Chakra.

— Je peux t’aider à rectifier ça, mais tu dois commencer par apprendre la patience, affirma Shiro avec sérieux, perdant quelque peu de sa légèreté précédente.

— Marrant d’entendre ça d’un flic, répliqua Evaline en croisant les bras, un sourire en coin. Vous autres êtes pourtant les premiers à utiliser la force pour imposer vos idées.

 Le sourire de Shiro s’effaça, remplacé par une expression neutre, presque froide. Apparemment, elle avait visé juste.

— C’est ce que tu penses de nous ? demanda-t-il sèchement. Que nous sommes tous des brutes et des oppresseurs ?

 Evaline sentit son estomac se nouer, mais elle n’avait pas l’intention de reculer. Elle appréciait Shiro pour sa gentillesse, mais elle ne pouvait s'empêcher de penser qu’il agissait dans le but de coucher avec elle. S’il s’imaginait qu’elle passerait outre ses convictions pour la seule raison de l’avoir secourue, il allait être déçu.

— Tu veux que je te dise quoi ? répliqua froidement Evaline. Que j’ai confiance en une institution qui laisse des types comme Dai et Tsuki terroriser de pauvres gosses ?

 Shiro serra légèrement les poings et prit une profonde inspiration avant de répondre, son regard planté dans le sien.

— Ces deux là sont des erreurs du système, concéda le Yuushi avec dégoût. Mais crois-tu que cela me plaise de fermer les yeux sur ce genre d’individus ?

— Alors pourquoi restes-tu dans ce système ? l’interrogea l’ex-kunoichi, complètement perdue en sentant la sincérité dans la voix du policier.

 Il y eut un silence. Le jeune homme détourna les yeux un instant, les fixant sur la pleine lune, avant de répondre avec calme.

— Parce que partir ne changerait rien, chuchota-t-il presque, d’une voix se perdant dans la quiétude nocturne. Si je veux que les choses s’améliorent, je dois être là pour faire ma part. Même si c’est imparfait.

 Evaline baissa légèrement sa garde, troublée par cette réponse. Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais il reprit, plus doucement :

— On peut critiquer tout ce qu’on veut. Mais à un moment donné, il faut décider si on veut juste observer ou essayer de réparer les choses, de l’intérieur.

 Il marqua une pause, puis planta de nouveau son regard océan dans ses yeux marrons.

— C’est la question que tu te poses, non ?

 Evaline resta silencieuse, la remarque l’ayant touché en plein cœur. Troublée, elle détourna le regard et serra ses bras autour d’elle, comme pour se protéger.

— Peut-être, murmura-t-elle finalement. Mais je ne suis pas sûre que ça en vaille la peine.

— C’est toi qui décideras, répondit doucement Shiro, le regard presque triste. Mais si tu choisis cette voie, sache que je serai là pour t’appuyer.

 Touchée par la pureté de Shiro, elle se redressa. L’heure n'était pas à sa décision, mais récupérer quelques capacités martiales ne lui ferait pas de mal.

— Des conseils à me donner ? demanda-t-elle en lui adressant un clin d'œil malicieux. Pour le Chakra, je veux dire.

 D’un sourire plus chaleureux, Shiro s’amusa à lui servir d’instructeur durant l’heure qui suivit. Au terme de leur session, Evaline commençait à mieux équilibrer ses énergies et à produire une clone ressemblant un peu plus à un être humain. Alors qu’ils se séparèrent en un sourire ravis, Shiro lui renouvela son soutien, quelle que soit sa décision.

 Alors qu’elle se glissait sous sa couette, les paroles du jeune homme tournaient en boucle dans sa tête. Le poids des doutes semblait s’alléger, laissant place à une étrange quiétude.

Peu importe son choix, elle ne fuirait plus.

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