L'Algérie 1930 (suite).

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Mon père était heureux.

Je ne l'en croyais pas capable.

Par moments, sa mine délivrée de ses angoisses me troublait.

Accroupi sur un amas de pierraille, les bras autour des genoux, il regardait la brise enlacer la sveltesse des chaumes, se coucher dessus, y fourrager avec fébrilité. Les champs de blé ondoyaient comme la crinière de milliers de chevaux galopant à travers la plaine. C'était une vision identique à celle qu'offre la mer quand la houle l'engrosse. Et mon père souriait. Je ne me souviens pas de l'avoir vu sourire, il n'était pas dans ses habitudes de laisser transparaître sa satisfaction. En avait-il eu vraiment ?... Forgé par les épreuves, le regard sans cesse aux abois, sa vie n'était qu'une interminable enfilade de déconvenues, n'était qu'une interminable enfilable de déconvenues, il se méfiait comme d'une teigne des volte-face d'un lendemain déloyal et insaisissable.

Je ne lui connaissais pas d'amis.

Noius vivions reclus sur notre lopin de terre, pareils à des spectres livrés à eux-mêmes, dans le silence sidéral de ceux qui n'ont pas grand-chose à se dire : ma mère à l'ombre de son taudis, ployées sur son chaudron, remuant machinalement un bouillon à base de tubercules aux saveurs discutables : Zahra, ma cadette de trois ans, oubliée au fond d'une encoignure, si discrète que souvent on ne s'apercevait pas de sa présence. Et moi, garçonnet malingre et solitaire =, à peine éclos que déjà fané, portant mes dix ans comme autant de fardeaux.

Ce n'était pas une vie. On existait, et c'est tout.

Le fait de se réveiller le matin relevait du miracle, et la nuit, lorsqu'on s'apprêtait à dormir, on se demandait s'il n'était pas raisonnable de fermer les yeux pour de bon, convaincus d'avoir fait le tour des choses et qu'elles ne valaient pas la peine que l'on s'attardât dessus. Les jours se ressemblaieznt désespérément, ils n'apportaient jamais rien, ne faisaient, en rément, ils n'apportaient jamais rien, ne faisaient, en partant, que nous déposséder de nos rares illusions qui pendouillaient au bout de votre nez, semblables aux carottes qui font avancer les baudets.

En ces années 1930, la misère et les épidémies décimaient les familles et le cheptel avec une incroyable perversité, contaignant les rescapés à l'exode, sinon à la clochardisation. Nos rfares parents ne donnaient plus signe de vie. Quant aux loques qui se silhouettaient au loin, nous étions certains qu'elles ne faisaient que passer en coup de vent, le sentier qui traînait ses ornières jusqu'à notre gourbi était en passe de s'effacer.

Mon père n'en avait cure.

Il aimait être seul, arc-bouté contre sa charrue, les lèvres blanches d'écume. Parfois,je le confondais avec quelques divinité réinventant son monde et je restais des heures entières à l'observer, fasciné par sa robustesse et son acharnement.

Lorsque ma mère me chargeait de lui porter son repas, je n'avais pas intérêt à traîner. Mon père mangeait à l'heure, frugalement, pressé de se remettre au travail. Moi, j'aurais aimé qu'il me dît un mot affectueux ou qu'il me prêtât attention une minute, mon père n'avait d'yeux que pour ses terres. Ce n'était qu'à cet endroit, au milieu de son univers blond, qu'il était dans son élément. Rien ni personne, pas même ses êtres les plus chers, n'était en mesure de l'en distraire.

Le soir, en regardant notre taudis, l'éclat de ses yeux se tempérait avec le coucher du soleil. Il était quelqu'un d'autre, un être quelconque, sans atrrait et sans intérêt, il me décevait presque.

Mais depuis quelques minutes, il était aux anges. La moisson s'annonçait excellente, dépassait ses prévisions... Criblé de dettes, il avait hypothéqué la terre ancestrale et savait qu'il livrait son ultime combat, qu'il engageait sa dernière cartouche. Il se défonçait comme dix, sans relâche, la rage au ventre, le ciel immaculé l'effarouchait, le moindre petit nuage l'électrisait. Je ne l'avais jamais vu prier et se dépenser avec autant d'entêtement. Et quand vint l'été et que le blé recouvrit la paline de paillettes étincelantes, mon père prit place sur le tas de pierres et ne bougea plus. Recroquevillé sous son chapeauy d'alfa, il passaut le plus clair de ses journées à contempler la récolte qui, après tant d'années d'ingratitude et de vaches maigres, promettait enfin un soupçon d'éclaircie.

Les moissons étaienjt pour bientôt. Plus elles approchaient, moins mon père gardait son calme. Il se voyait déjà faucher ses gerbes à tour de bras, botteler ses projets par centaines et engranger ses espérances à ne savoir qu'en faire.

Une pettie semiane plus tôt, il m'avait installé à côté de lui sur la charette et nous nous étions rendus au village, à quelques encablures derrière la colline. D'habitude, il ne m'emmenait nulle part. Peut-être avait-il pensdé que les choses étaient en train de s'améliorer et qu'il fallait réajuster nos manières et nous découvrir de novueaux réflexes, une nouvelle mentalité. En cours de route, il s'était mis à fredonner un air bédouin. C'était la première fois de ma vie que je l'entendais chanter. Sa voix partaity dans tous les sens, fausse à faire fuir un canasson. Pour moi, c'était la fête. Un baryton ne lui arriverait pas à la cheville. Tout de suite, il s'était ressaisi, surpris de s'être laissé aller, voire honteux de se donner en spectacle devant son rejeton.

Le Village ne disait rien qui vaille. C'était un trou perdu, triste à crever, avec ses bicoques en torchis craquelé sous le poids des misères et ses ruelles désemparées qui ne savaient où courir cacher leur laideur. Quelques arbres squelettiques se faisaient bouffer par les chèvres, debout dans leur martyre tels des gubets. Accoupis à leur pied, les désoeuvrés n'en menaient pas large. On aurait dit des épouvantails désaffectés, abandonnés là jusqu'à ce que les tornades les dispersent dans la nature.

Mon père avait arrêté la charrette devant une échoppe hideuse autour de laquelle se morfondaient des gamins. Ils portaient, en guise de gandouras, des sacs de jute grossièrement rafistolés et ils étaient pieds nus. Leur tête tondue et mouchetée d'escarres suppurantes conférait à leur mine quelque chose d'irréversible, comme la marque d'une damnation. Ils nous avgaient entourés avec la curiosité d'un clan de renardeaux qui voit son territoire profané. Mon père les avait repoussés d'un geste de la main avant de me bousculer dans l'épicerie où un homme sommeillait au milieu d'étagères vides. Ce dernier ne s'était même pas donné la peine de se lever pour nous accueillir.

_ J'aurais besoin d'hommes et de matériel pour la moisson, lui avait dit mon père.

_ C'est tout ? avait fait l'épicier avec lassitude. Je vends aussi du sucre, du sel, de l'huile et de la semoule.

_ Ce sera pour plus tard. Est-ce que je peux compter sur toi ?

_ Tu les veux quand, tes hommes et leurs paquetages ?

_ Le vendredi d'après ?...

_ C'est toi, le patron. Tu siffles et on rapplique.

_ Alors, disons le vendredi de la semaine prochaine.

_ Marché conclu, avait grogné l'épicier en ramenant son turban sur la figure. Content d'apprendre que tu as sauvé ta saison.

_ J'ai surtout sauvé mon âme, avait rétorqué mon père en s'éloignant.

_ Pour ça, il faudrait d'abord en avoir une, mon vieux.

Mon père avair frémi sur le pas de l'échoppe. Il semblait avoir perçu une insinuation vénéreuse dans les propos de l'épicier. Après s'être gratté derrière la tête, il avait grimpé sur sa charrette et mis le cap sur la maison. Sa susceptibilité en avait pris un sacré coup. Son regard, le matin éclatant, s'était assombri. Il avait dû lire dans la réplique du boutiquier un mauvais présage. C'était ainsi, avec lui, il suffisait de le contrarier pour le préparer au pire, de vanter son ardeur pour l'exposer au mauvais oeil. J'étais certain qu'en son for intérieur, il regrettait de s'être autorisé à crier victoire alors que rien n'était acquis.

Durant le trajet du retour, il s'était replié sur lui-même tel un serpent et n'avait pas arrêter de cingler la croupe de la mule avec son fouet, ses gestes étaient empreints d'une obscure colère.

En attendant le vendredi, il avait déterré d'antiues serpes, des faucilles branlantes et autres outillages pour les réparer. Avec mon chien, je le suivais à distance, à l'affût d'un ordre qui m'aurait rendu utile à quelque chsoe. Mon père n'avait besoin de personne. Il savait exactement ce qu'il avait à faire et où trouver ce dont il avait besoin.

Puios, une nuit, sans crier gare, le malheur s'abattit sur nous. Notre chien hurlait, hurlait... Je crus que le soleil s'était décroché et qu'il était tombé sur nos terres. Il devait être trois heures du matin et notre gourbi était éclairé comme en plein jour. Ma mère se tenait la tête à deux mains, interdite sur le seuil de la porte. Les réverbèrations du dehors faisaient courir son ombre multiple sur les parois autour de moi. Ma soeur se terrait dans son coin, assise en fakir sur sa natte, les doigts dans la bouche et les yeux inexpressifs.

Je m'élançai vers le patio et vis une crue de flammes hystériques ravager nos champs, ses lumières montaient jusqu'au firmament où pas une étoile ne veillait au grain.

Le torse nu vergeté de traînées noirâtres, ruisselant de sueur, mon père était devenu fou. Il plongeait un misérable seau dans l'abreuvoir, fonçait sur l'incendie, disparaissent au milieu des flammes, revenait chercher de l'eau et retournait en enfer. Il ne se rezndait pas compte du ridicule qui sanctionnait son refus d'admettre qu'il n'y pouvait rien, qu'aucune prière, aucun miracle n'empêcherait ses rêves de partir en fumée. Ma mère voyait bien que tout était perdu. Elle regardait son mari se démener comme un beau diable et craignait de ne plus le voir ressortir du brasier. Mon père était capable de prendre des gerbes à bras-le-corps et de se laisser brûler avec elles. N'était-il dans son élément qu'au milieu de ses champs ?

Au lever du jour, mon père continua d'asperger les volutes de fumée qu'exhalaient les touffes calcinées. Il ne restait plus rien des champs et pourtant il s'entêtait à ne pas le reconnaître. Par dépit.

Ce n'était pas juste.

A trois jours du début des moissons.

A deux doigts du salut.

A un souffle de la rédemtion.

Tard dans la matinée, mon père finit par se rendre à l'évidence. Son seau à bout de bras, il osa enfin lever les yeux sur l'étendue du désastre. Longtemps, il chavira sur ses mollets flageolants, les yeux ensanglantés, la figure décomposée. Ensuite, il tomba à genoux, se coucha à plat ventre et se livra, sous nos yeux incrédules, à ce qu'un homme est censé ne jamais faire en public, il pleura... toutes les larmes de son corps.

Je compris alors que les saints patrons venaient de nous renier jusqu'au Jugement dernier et que désormais le malheur était devenu notre destinée.

Le temps s'était arrêté pour nous. Bien sûr, le jour continuait de se débiner devant la nuit, le soir de se substituer au aurores, les rapaces de tournoyer dans le ciel mais, en ce qui nous concernait, c'était comme si les choses étaient arrivées au bout d'elles-mêmes. Une nouvelle page s'ouvrait, et nous n'y figurions pas. Mon père n'en finissait pas d'arpenter ses champs détruits. De l'aube au couchant, il errait parmi les ombres et les décombres. On aurait dit un fantôme captrif de ses ruines. Ma mère l'observait à travers le trou dans le mur qui servait de lucarne. Chaque fois qu'il se frappait les cuisses et les joues du plat de la main, elle se signait en évoquant, un à un, le nom des marabouts de la région : elle était persuadée que son mari avait perdu la raison.

Une semaine plus tard, un homme bint nous voir. Il avait l'air d'un sultan dans son costume d'apparat, la barbe taillée avec soin et la poitrine bardée de médailles. C'était le caîd, escorté de saq garde prétorrienne. Sans descendre de sza calèche, il somma mon père d'apposer ses empreintes digitales sur les documents qu'un Français émacié et livide, vêtu de noir de la tête aux pieds, s'était empressé d'extirper de son cartable. Mon père ne se fit pas prier deux fois. Il roula ses doigts dans une éponge gorgée d'encre et les plaqua sur les feuillets. Le caïd se retira sitôt les documents signés. Mon père resta planté dans le patio, à fixer tantôt ses mains maculées d'encre, tantôt la calèche en train de rejoindre les hauteurs de la colline. Ni ma mère ni moi n'eûmes le courage de l'approcher.

Le lendemain, ma mère ramassa ses bouts de misère et les entassa sur la charrette...

C'était fini.

Je me souviendrai toute ma vie de ce jour qui vit mon père passer de l'autre côté du miroir. C'était un jour défait, avec son solel crutifié par-dessous la montagne et ses horizons fuyants. Il était environ midi pourtant, j'avais le sentiment de me dissoudre dans un clair-obscur où tout s'était figé, où les bruits s'étaient rétractés, où l'univers battait en retraite pour mieux nous isoler dans notre détresse.

Mon père tenait les rênes, le cou rentré dans les épaules, les yeux rivés sur le plancher, laissant la mule nous emmener je ne savais où. Ma mère se recroquevillait dans un angle des ridelles, enfouie sous son voile, à peine reconnaissable au milieu de ses balluchons. Quant à ma petite soeur, elle gardait les doigts dans sa bouche, le regard absent. Mes parents ne se rendaient pas compte que leur fille ne se nourrissait plus, que quelque chose avait rompu dans son esprit depuis cette nuit où l'enfer avait jeté son dévolu sur nos champs.

Notre chien nous suivait de loin, le profil bas. Il s'arrêtait de temps à autre au sommet d'un tertre, se mettaiçt sur son postérieur pour voir s'il était capable de tenir le coup jusqu'à ce que nous ayons disparu, puis il bondissait sur la piste et se dépêchait de nous rattraper, le museau qu'il gagnait du terrain puis, de nouveau, il s'écartait de la piste et s'arrêtait, malheureux et désemparé. Il devinait que là où nous nous rendions, il n'avait pas sa place. Mon père le lui avait signifié en lui jetant des pierres au sortir du patio.

J'aimais beaucoup mon chien. Il était mon unique ami, mon seul confident. Je me demandais ce qu'il allait advenir de nous deux maintenant que nos routes se séparaient.

Nous avions parcouru des lieues interminabkesd sans rencontrer âme qui vive. On aurait dit que le sort dépeuplait la région afin de nous avoir pour lui tout seul... La piste filait devant nous, décharnée, lugubre. Elle ressemblait à notre dérive.

Tard dans l'après-midi, assomés par le soleil, nous aperçûmes enfin un point noir au loin. Mon père dirigea la mule sur lui. C'était la guitoune d'un marchand de légumes, un hypothétique échafaudage de pieux et de toiles de jute dressé au milieu de nulle part, comme surgi d'une hallucination. Mon père somma ma mère d'aller l'attendre près d'un rocher. Chez nous, les femmes doivent se tenir à l'écart quand les hommes se rencontrent, il n'est pire sacrilège que de voir son épouse lorgnée par quelqu'un d'autre. Ma mère s'éxécuta. Zahra dans les bras, et partit s'accroupir à l'endroit indiqué.

Le marchand était un petit bonhomme déshydraté, avec deux yeux de furet rivés au fond d'une figure criblée par-dessus des savates moisies d'où s'échappaient des orteils informes. Son gilet usé jusqu'à la trame avait du mal à camoufler l'extrême maigreur de sa poitrine. Il nous épiait, à l'ombre de son chapiteau de fortuine, une main étreignant un gourdin. Quand il s'aperçut que nous n'étions pas des voleurs, il lâcha son bâton et avança d'un pas sous la lumière.

_ Les gens sont vilains, Issa, lança-t-il d'emblée à l'adresse de mon père. C'est dans leur nature. Ca ne sert pas à grand-chose de leur en vouloir.

Mon père arrêta la charrette à hauteur de l'homme et actionna la manivelle des freins. Il comprit à quoi le marchand faisait allusion, mais ne répondit pas.

Le marchand frappa des mains d'un air scandalisé.

_ Lorsque j'ai vu les feux au loin, cette nuit-là, j'ai compris qu'un pauvre diable retournait en enfer, sauf que j'étaisd loin de me douter qu'il s'agissait de toi.

_ C'est la volonté du Seigneur, fit mon père.

_ C'est faux, et tu le sais. Là où sévissent les hommes, le Seigneur est diqualifié. Ce n'est pas juste de l'accabler des méfaits que nous sommes les seuls à rendre possible. Qui pouvait t'en vouloir au point de brûler tes récoltes, Issa, mon brave ?

_ Dieu décide de ce qui nous frappe, dit mon père.

Le marchand haussa les épaules :

_ Les hommes n'ont inventé Dieu que pour distraire leurs démons.

Alors que mon père mettait pied à terre, un pan de sa gandoura resta accroché à la banquette. Il en déduisit que c'était là encore un signe de mauvais augure. Son visage se coingestionna de colère intérieure.

_ Tu vas à Oran ? lui demanda le marchand.

_ Qui t'a dit ça ?

_ On va toujours en ville quand on a tout perdu... Méfie-toi, Issa. Ce n'est pas un endroit pour nous. Oran grouille d'escrocs sans foi ni loi, plus dangereux que les cobras, plus fourbes que le Malin.

_ Pourquoi me racontes-tu ces sornettes ? dit mon père excédé.

_ Parce que tu ne sais pas où tu mets les pieds. Les villes sont maudites. La baraka des ancêtres n'y a pas cours. Ceux qui se sont hasardés là-bas n'en sont jamais revenus.

Mon père leva une main pour le prier de garder ses élucubrations pour lui.

_ Je te propose ma charette. Les roues et le plancher sont solides et la mule n'a pas quatre ans. Ton perix sera le mien.

Le marchand jeta un oeil furtif sur l'attelage.

_ Je crains de n'avoir grand-chose à t'offrir, Issa. Ne crois surtout pas que je profite de la situation. Peu de voyageyrs traînent par ici, et souvent mes melons me restent sur les bras.

_ Je me contenterai de ce que tu me donnes.

_ En vérité, je n'ai pas besoin de charrette, ni de mule... J'ai quelques sous dans mon boîtier. Je les partagerai volontiers avec toi. Tu m'as souvent dépanné, autrefois. Quant à ton attelage, tu peux me le confier. Je finirai bien par lui trouver preneur. Tu reviendras chercher ton argent quand tu voudras. Je n'y toucherai pas.

Mon père ne réfléchit même pas à la suggestion du marchand. Il n'avait pas le choix. Il tendit une main consentante.

_ Tu es quelqu'un de bien, Miloud. Je sais que tu ne triches pas.

_ On ne triche jamais qu'au détriment de soi-même, Issa.

Mon père me confia deux ballots, se chargea du reste et, empochant les quelques pièces que lui remit le marchand, il se hâta de rejoindre ma mère sans un regard pour ce qu'il laissait derrière lui.

Nous avions marché à ne plus sentir nos jambes. Le soleil nous écrasait. Ses reflets, que nous renvoyait à la figure une terre aride et tragiquement dans son suaire, ma mère chancelait derrière nous, ne s'arrêtant que pour changer ma petite soeur d'épaule. Mon père l'ignorait. Il marchait droit, le pas inflexible, nous obligeant à nous dépêcher. Il n'était pas question, niç pour ma mère ni pour moi, de lui demander de ralentir un peu. J'avais les talons écorchés par mes scandales, la gorge en feu, mais je tenais bon. Pour tromper la fatigue et la faim, je me concentrais sur le dos fumant de mon géniteur, sur sa façon de porter ses fardeaux et sur sa foulée régulière et brute qui semblait assener des coups de pied aux mauvais esprits. Pas une fois il ne s'était retourné pour voir si nous étions toujours derrière lui.

Le soleil commençait à décliner quand jpous atteignîmes la "voie des roumis", c'est-à-dire la route goudronnée. Mon père opta pour un olivier solitaire derrière une butte, à l'abri des indiscrétions, et entreprit de sarcler les ronces alentour pour nous permettre de nous installer. Il vérifia ensuite si un angle mort ne cachait pas la route puis, sarisfait, il nous ordonna de nous défaire de nos fardeaux. Ma mère posa Zabra endormie au pied de l'arbre, la couvrit d'un pagne et extirpa d'un couffin une casserole et une spatule en bois.

_ Pas de feu, lui dit mon père. On mangera de la viande séchée pour aujourd'hui.

_ Nous n'en avons pas. Il me reste quelques oeufs frais.

_ Pas de feu, je te dis. Je ne veux pas que l'on sache que nous sommes ici... On se contentera de tomates et d'oignons.

La fournaise s'essouffla, et une brise se mit à remuer les feuilles sur les branches de l'olivier. On entendait courir les lézards dans les herbes desséchées. Le soleil se répendait à l'horizon tel un oeuf brisé.

Mon père se tenait allongé sous une roche, un genou en l'air, le turban sur la figure. Il n'avait rien mangé. On aurait dit qu'il nous boudait.

Juste avant la tombée de la nuit, un homme se dressa au sommet d'une crête et nous fit de grands signes. Il ne pouvait pas s'approcher à cause de la présence de ma mère. Par pudeur. Mon père m'envoya lui demander ce qu'il voulait. C'était un berger recouvert de hardes, au visage flétri et aux mauins rugueuses. Il nous proposait le gîte et le couvert. Mon père déclina l'hospitalité. Le berger insista, ses voisins ne lui pardonneraient pas de laisser une famille dormir dehors, à proximité de son gourbi. Mon père lui opposa son refus catégorique. "Je ne veux rien devoir à personne", avait-il grommelé. Le berger en fut outré. Il retourna à son maigre troupeau de chèvres en grognant et en tapant furieusement du pied sur le sol.

Nous passâmes la huit à la belle étoile. Ma mère et Zahra au pied de l'olivier. Moi, sous ma gandoura. Mon père en fraction sur un rocher, un sabre entre les cuisses.

Le matin, à mon réveil, mon père était quelqu'un d'autre. Il s'était rasé, lavé la figure dans une source et portait des vêtements propres, un gilet par-dessus une chemise décolorée, un saroual turc à culot plissé que je ne l'avais jamais vu porter avant et des savates en cuir ternies mais frottées de frais.

L'autocar arriva au moment où le soleil prenait son envol. Mon père entassa nos affaires sur la toiture du véhicule avant de nous installer sur une banquette, à l'arrière. C'était la première fois de ma vie que je voyais un autocar. Quand il s'élança sur la route, je me cramponnai à mon siège, subjugué et affolé en même temps. Quelques voyageurs somnolaient çà et là, en majorité des roumis engoncés dans des costumes minables. Je ne me laissais pas contempler le paysage qui défilait de part et d'autre des vitres. Le conducteur, devant, m'impressionnait. Je ne voyais que son dos, large comme un rempart, et ses bras vigoureux qui tordaient le volant avec beaucoup d'autorité. Sur ma droite, un vieillard édenté tanguait au gré des tournants, un couffin ratatiné à ses pieds. A chaque virage, il plongeait une main dans le panier et vérifiait si tout y était en ordre.

L'odeur insoutenable du carburant et les virages serrés finirent par me terrasser, je m'assoupis, le ventre retourné et la tête ronde comme un ballon de baudruche.

L'autocar s'arrêta sur une aire encadrée d'arbrs, en face d'une grande bâtisse en brique rouge. Les voyageurs se ruèrent sur leurs bagages. Dans leur précipitation, certains me marchèrent sur les pieds, je ne m'en rendis pas compte. J'étais tellement estomaqué par ce que je voyais que j'en oubliais d'aider mon père à récupérer nos affaires.

La ville !...

Je ne soupçonnais pas que des agglomérations aussi tentaculaires puissent exister. C'était délirant. Un instant, je m'étais demandé si le malaise chopé dans l'autocar ne me jouait pas des tours. Derrioère la place s'alignaient des maisons à perte de vue, joliment emboîtées les unes sur les autres, avec des balcons fleuris et des fenêtres hautes. Les chaussées étaient asphaltées, bordées de trottoirs. Je n'en revenais pas, ne savais même pas mettre un nom sur les choses qui me sautaient aux yeux comme des flashes. De très belles demeures s'élevaient de tous les côtés, en retrait derrière des grilles peintes en noir, imposantes et raffinées. Des familles se prélassaient sur les vérandas, autour de tables blanches garnies de carafons et de hauts verres d'orangeade, tandis que des bambins au teint vermeil, avec de l'or dans les cheveux, gambadaient dans les jardins, leurs rires cristallins giclaient au milieu des feuillages comme des jets d'eau. Il émanait, de ces endroits privilégiés, une quiétude et un bien-être que je ne croyais pas possibles, aux antipodes du relent viciant mon bled où les potagers rendaient l'âme sous la poussière, où les enclos à bestiaux étaient moins affligeants quye nos taudis.

J'étais sur une autre planète.

Je clopinais derrière mon père, sidéré par les espaces verts délimités par de petits murets en pierre taillée ou des clôtures en fer forgé, les avenues larges et ensoleillées, et les lampadaires roides dans leur majesté, semblables à des sentinelles éclairées. Et les voitures !... J'en avais compté une bonne dizaine. Elle ssurgissaient de n'importe où, pétaradantes, aussi vives que les étoiles filantes, et disparaissaient au coin des rues avant qu'on ait formulé un voeu.

_ C'est quoi ce pays ? demandai-je à mon père.

_ Tais-toi et marche, rétorqua-t-il. Et regarde devant toi si tu ne veux pas tomber dans un trou.

C'était Oran.

Mon père marchait droit devant lui, sûr de sa foulée, nullement intimidé par els rues rectilignes, aux immeubles vertigineux, qui se ramifiaient sans arrêt devant nous, si identiques qu'on avait l'impression de marquer le pas sur place. Chose étrange, les femmes ne portaient pas de voile. Elles se baladaient à visage découvert, les vieilles surmontées de coiffes bizarres, les jeunes à moitié dénudées, la crinière au vent, nullement gênées par la proimité des hommes.

Plus loin, l'agitation s'apaisa. Nous nous engageâmes dans des coins ombragés et tranquilles, plongés dans un silence à peine égratiné par le passage d'une calèche ou le fracas d'un rideau de fer. Quelques vieillards européens se prélassaient devant leurs portes, la figure cramoisie. Ils portaient d'amples culottes courtes, des chemises ouvertes sur leurs bedaines et de larges chapeaux sur la nuque. Terrassés par la chaleur, ils discutaient autour d'un verre d'aniette posé à même le sol en agitant d'un geste machinal des éventails pour se rafraîchir. Mon père passait devant eux sans les qaluer ni les regarder. Il tentait de faire comme s'ils n'étaient pas là, mais sa foulée, soudain, perdit un cran de sa souplesse.

Nous débouchâmes sur une avenue où des badauds léchaient les vitrines. Mon père attendit de voir passer le traway pour traverser la chaussée. Il indiqua à ma mère m'endroit où elle devait l'attendre, lui confia l'ensemble de nos balluchons et m'ordonna de le suivre jusqu'à une pharmacie, au bout de l'allée. Il jeta d'abord un oeil à travers la vitre de la devanture pour s'assurer qu'il ne se trompait pas d'adresse, puis il ajusta son turban, lissa so gilet et entra. Un homme haut et frêle griffonnait sur un registre derrière le comptoir, sanglé dans un costume trois pièces, un fez rouge sur sa tête blonde. Il avait les yeux bleus, un visage gin au milieu duquel un liséré de moustache accentuait l'incision qui lui tenait lieu de bouche. Quand il vit entrer mon père, il fronça les sourcils, ensuite il souleva un bout de planche sur le côté et contourna le comptoir pour nous accueillir.

Les deux hommes se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.

L'accolade fut brève, mais l'étreinte assez appuyée.

_ C'est mon neveu ? s'enquit l'inconnu en s'approchant de moi.

_ Oui, lui dit mon père.

_ Dieu ! qu'il est beau.

C'était mon oncle. J'ignorais jusqu'à son existence. Mon père ne nous parlait jamais de sa famille. Ni de personne. A peine s'il nous adressait la parole.

Mon oncle s'accroupit pour me serrer contre lui.

_ Tu as là un sacré jeune homme, Issa.

Mon père péréféra ne rien ajouter. A ses lèvres en son for intérieur, des versets coraniques pour détourner le mauvais oeil.

L'homme se releva et fit face à mon père. Après un silence, il retourna derrière son comptoir et ocntinua de dévisager mon père.

_ Ce n'est pas facile de t'extraire de ton terrier, Issa. Je suppose que quelque chose de grave est arrivé. Ca fait des années que tu n'es pas venu rendre visite à ton frère aîné.

Mon père n'y alla pas par quatre chemins. Il raconta d'une traite ce qu'il nous était arrivé au bled, nos récoltes parties en fumée, le passage du caïd... Mon oncle l'écouta avec attention, sans l'interrompre. Je voyais ses mains tantôt se refermer. A la fin du récit, il repoussa son fez sur le sommet de son crâne et s'épongea le front avec un mouchoir. Il était abattu, mais tenait le coup du mieux qu'il pouvait.

_ Tu aurais pu me demander de t'avancer de l'argent au lieu d'hypothéquer nos terres, Issa. Tu sais très bien en quoi consiste ce genre de sursis. Beaucoup des nôtres avaient mordu à l'hameçon et tu avais vu comment ils avaient fini. Comment as-tu pu te laisser rouler à ton tour ?

Il n'y avait pas de reproches dans les propos de mon oncle, sauf une immense déception.

_ Ce qui est fait est fait, dit mon père à court d'arguments. Dieu en a décidé ainsi.

_ Ce n'est pas Lui qui a ordonné la dévastation de tes champs... Dieu n'a rien à voir avec la méchanceté des hommes. Et le diable non plus.

Mon père leva la main pour mettre fin au débat.

_ Je suis venu m'installer en ville, dit-il. Ma femme et la fille m'attendent au coin de la rue.

_ Allons d'abord chez moi. Reposez-vous à la maison quelques jours, le temps de voir ce que je peux faire...

_ Non, trancha mon père. Qui veut remonter la pente doit commencer tout de suite. Il me faut un toir à moi, et aujourd'hui.

Mon oncle n'insista pas. Il connaissait trop l'entêtement de son cadet pour espérer l'assagir. Il nous emmena de l'autre côté de la ville... Il n'y a rien de plus grossier que les volte-face de la ville. Il suffit de faire le tour d'un pâté de maisons pour passer du jour à la nuit, de vie à trépas. Aujourd'hui encore, je ne peux m'empêcher d'avoir un frisson chaque fois que j'évoque cette foudroyante expérience.

Le "faubourg" où nous atterîmes rompit d'un coup les charmes qui m'avaient émerveillé quelques heures plus tôt. Nous étions toujours à Oran, sauf que nous étions à l'envers du décor. Les belles demeures et les avenues fleuries cédèrent la place à un chaos infini gérissé de bicoques sordides, de tripots nauséabonds, de kheïmas de nomades ouvertes aux quatres vents et d'enclos à bestiaux.

_ Voici Jenane JATO, dit mon oncle. On est jour de souk. D'habitude, c'est plus calme, ajouta-t-il pour nous rassurer.

Jenane JATO : un foutoir de broussailles et de taudis gouillant de charrettes geignardes, de mendiants, de crieurs, d'âniers zux prises avec leurs bêtes, de porteurs d'eau, de charlatants et de mioches déguenillés, un maquis ocre et torride, saturé de poussière et d'empuantissement, greffé aux remparts de la ville telle une tumeur maligne. La mouisse, en ces lieux indéfinissables, dépassait les bornes. Quant aux hommes, ces drames itinérants, ils se diluaient carrément dans leurs ombres. On aurait dit des damnés évioncés de l'enfer, sans jugement et sans préavis, et largués dans cette galère par défaut. Ils incarnaient, à eux seuls, les peines perdues de la terre entière.

Mon oncle nous présenta un petit bonhomme rabourgi, au regard instable et à la nuque courte. C'était un courtier surnommé Bliss, une espèce de charognard à l'affût d'une détresse à féconder. A l'époque, les prédateurs de son acabit étaient légion, les exodes sysentiques qui submergeaieznt les villes les rendaient aussi inéluctables qu'un sortilège. Le nôtre ne dérogeait pas à la règle. Il était conscient de notre naufrage et nous savait à sa merci. Je me souviens, il portait une barbiche de lutin qui semblait allonger démesurément son menton et une chéchia pourriz par-dessus un grand crâne chauve et cabossé. Il me déplut d'"mblée, à cause de son sourire vipérin et de sa lanière de se frotter les mains comme s'il s'apprêtait à nous bouffer crus.

Il salua mon père d'un hochement de la tête tout en écoutant mon oncle lui expliquer notre situation.

_ Je crois que j'ai quelque chose pour votre frère, docteur, dit le courtier qui avait l'air de bien connaître mon oncle. Si c'est à titre provisoire, vous ne trouverez pas mieux. Ce n'est pas un palace, mais l'endroit est peinard et les voisins honnêtes.

Il nous conduisit jusqu'à un patio aux allures d'écurie, tapi au fond d'un semblant de pertuis pestilentiel. Le courtier nous pria de l'attendre dans la rue, se racla fortement la gorge sur le seuil du patio pour sommer les femmes de s'eclipser comme il était d'usage dès qu'un homme entrait dans une habitation. Une fois la voie libre, il nous fit signe de le suivre.

Le patio était constitué d'une cour intérieure avec, de part et d'autre, des chambres séparées où s'entassaient des familles déboussolées fuyant la famine et le typhus qui sévissaient dans la campagne.

_ C'est ici, dit le courtier en écartant une tenture donnant sur uen salle vacante.

Nue et sans fenêtre, la pièce était à peine plus large qu'une tombe et tout aussi frustrante. Elle sentait le pipi de chat, la volaille crevée et le vomi. Les murs tenaient debout par miracle, noirâtres et suintants d'humidité : de'épaisses couches de fientes et de crottes de rats tapissaient le parterre.

_ Vous ne trouverez pas de loyer plus modeste, par ici, nous certifia le courtier.

Mon père s'attarda sur une colonie de blattes qui avait pris possession d'un souillard dégoulinant de saletés, leva la tête sur les toiles d'araignée ornées de moucherons morts, le courtier le surveillait du coin de l'oeil, pareil à un reptile observant sa proie.

_ Je prends, dit mon père au grand soulagement de l'homme.

Il se mit aussitôt à entasser nos affaires dans un coin de la pièce.

_ Les latrines collectives sont au fond de la cour, s'enthousiasma le courtier. Il y a un puits aussi, sauf qu'il est à sec. Il faut veiller à ce que les gosses ne s'approchent pas trop de la margelle. On a déploré la perte d'une gamine, l'an dernbier, parce qu'un étourdi avait omis de remettre le couvercle sur le trou. A part ça, R.A.S. Mes locataires sont des gens corrects, sans histoires. Ils viennent tous de l'arrière-pays pour tromer et ils ne se plaignent jamais. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, adressez-vous à moi, et à moi seul, insista-t-il avec Zèle. Je cvonnais du monde et je suis capable de dégotter n'importe quoi, de jour comme de nuit, si on a de quoi payer. Au cas où vous l'ignoriez, je loue des nattes, des couvertures, des quinquets et des réchauds à pétrole. Il suffit de demander. Je vouis apporterais la source dans mon poing si vous y mettiez le prix.

Mon père ne l'écoutait pas, il le détestait déjà. Pendant qu'il mettait de l'ordre dans notre nouvelle habitation, je vis mon oncle éloigner le courtier et lui glisser discrètement quelque chose dans la main.

_ Voilà de quoi leur fiche la paix pendant un bon bout de temps.

Le courtier exposa le billet de banque au soleil et le mira avec une jubilation malsaine. Il le porta ensuite à son front puis à sa bouche et glapit :

_ L'argent n'a peut-être pas d'odeur, mais Dieu ! c'qu'il sent bon.

2

Mon père n'avait pas de temps à perdre. Il voulait remonter la pente sans tarder. Dès le lendemain, à l'aube, il me prit avec lui à la recherche d'une corvée susceptible de lui rapporter deux ou trois sous. Sauf qu'il ne connaissait pas garnd-chose à la ville et ne savait pas par où commencer. Nous rentrâmes à la tombée de la nuit, bredouilles et épuisész. Entre-temps, ma mère avait avait nettoyé notre antre et mis un peu d'ordres dans nos affaires. Nous dînâmes comme des brutes et nous nous endormîmes sitôt après.

Le joiur suivant, avant les aurores, nous repartîmes, mon père et moi, à la recherche d'un travail. Au bout d'une longue marche forcée, une bousculade attira notre attention.

_ Qu'est-ce que c'est ? demanda mon père à un mendiant emballé dans ses chiffons.

_ On cherche des bêtes de somme pour décharger une cargaison dans le port.

Mon poère crut saisir la chance de sa vie. Il m'ordonna de l'attendre sur la terrasse d'une gargote autédiluvienne et fonça dans le tas. Je le vis donner du coude à droite et à gauche avant de disparaître dans la mêlée. Quand le camion surchargé de galériens partit, mon père ne réapparut pas, il avait réussi à se faire embarquer.

Je l'avais attendu des heures entières, sous un soleil de plomb. Autour de moi, des gens haillonneux s'agglutinaient au pied des baraques, à croupetons, croyablement immobiles à l'ombre de leur abri de fortune. Tous avaiuent le regard inexpressif et un morceau de la nuit sur la figure. Ils semblaient guetter, avec une patience oscure, quelque chose qui ne se manifesterait nulle part. Lez soir, las de ronger leur mfrein, la plupart d'entre eux se dispersèrent en silence. Il ne resta dans les parages que les clochards, quelques fous baillards et des individus louches aux prunelles reptiliennes. Soudain, quelqu'un cria au voleur et ce fut comme si l'on ouvrait la boîte de Pandore : les têtes se relevèrent et les corps se décomposèrent tels des ressorts. Et je vis, de mes propres yeux, une poignée d'énergumènes hirsutes piquer droit sur un garçon loqueteux qui tentait de battre en retraite. C'était le voleur. Il fut lynché en un tournemain, dans des cris qui hantèyrent mes sommeils des semaines durant. Quand le châtiment fut exécuté, il ne resta au milieu de la poussière que le corps disloqué de l'adolescent baignant dans son sang. Choqué, j'avais sauté au plafond lorsqu'unb homme s'était penché sur moi.

_ J'voulais pas t'effrayer, petit, me dit l'homme en levant ses deux mains pour me rassurer. T'es là depuis le matin. Maintenant, il faut rentrer chez toi. C'est pas un endroit pour toi, ici.

_ J'attends mon père, lui dis-je. Il est parti avec le camion.

_ Et où est-ce qu'il est, ton abruti de père ? On n'a pas diée d'oublier un mioche dans un coin pareil... Tu habites loin ?

_ Je ne sais pas.

L'homme parut embarassé. C'était un énorme gaillard aux bras poilus, avec un visage brûlé par le soleil et un oeil amoché. Il regarda autour de lui, les mains sur les hanches, puis, à contrecoeur, il poussa vers moi un banc et m'invita à prendre place à une table noire de crasse.

_ Il va bientôt faire nuit, et je dois fermer. Tu peux pas traîner ici, tu piges ? C'est pas bon. Y a que des cinglés autour de toi... T'as bouffé ?

Je lui fis non de la tête.

_ Je m'en doutais un peu.

Il entra dans la gargote et m'apporta une assiette métallique dans laquelle s'était coagulée une soupe épaisse.

_ J'ai plus de pain...

Il prit place à côté de moi et me regarda tristement laper dans la gamelle.

_ C'est vraiment un abruti, ton père ! dit-il en soupirant.

La nuit tomba. Le gargotier ferma boutique, mais ne s'en alla pas. Il accrocha une lanterne à une poutrelle et me tint compagnie, la mine renfrognée. Sur la palce plongée dans l'obscurité, des ombres s'agitaient çà et là. Un contingent de sans-logis prennait possession des lieux, certains autour d'un feu de bois, d'autres s'allongeant à même le sol pour dormir. Les heures passèrent, els bruits s'atténuèrent , mon père n'était toujours pas là. La colère du gargotier enflait au fur et à mesure que le temps passait. Il lui tardait de rentrer chez lui, en même temps il était certain que s'il venait à me laisser une minute, je serais foutu. Quand mon père réapparut enfin, livide d'inquiétude, le gargotier le tança vertement :

_ Tu te crois où, abruti ? A La Mecque ? Qu'est-ce qui t'a pris d'oublier ton mioche dans un coin comme çui-là ? Ici, même les durs à cuire ne sont pas à l'abri d'un coup fourré.

Mon père était tellement soulagé de me retrouver qu'il but les reproches du gargotier comme un élixir béni. Il comprenait qu'il avait gravement fauté et que si le gargotier m'avait abandonné à mon sort, jamais il ne m'aurait retrouvé.

_ J'étais parti avec le camion, bredouilla-t-il, éperdu. Je pensais qu'on allait nous ramener ici après. Je me trompais. Je ne suis pas de la ville, et le port, ce n'est pas la porte à côté. Je me suis égaré. J'ignorais où je me trouvais et comment remonter jusqu'ici. Ca fait des heures que je tourne en rond.

_ C'est dans ta tête que ça ne tourne pas rond, mon gars, lui cria le gargotier en décrochant la lanterne. Quand on cherche du boulot, on laisse son gosse à la maison... Maintenant suivez-moi tous les deux, et attention où vous mettez les pieds. Nous allons traverser la pire des fosses aux vipères que le bon Dieu ait jamais creusée sur terre.

_ Merci mon frère, lui dit mon père.

_ J'ai rien fait de sorcier. J'aime pas qu'on touche aux gamins, c'est tout. Je serais restés auprès de lui jusqu'au matin. Il n'aurait pas survécu, dans ce foutoir, et j'aurais pas eu la conscience tranquille.

Il nous aida à sortir du coupe-gorge sans accroc, nous expliqua comment contourner les quartiers mal famés pour rentrer entiers chez nous et disparut dans les ténèbres.

Mon père appliqua à la lettre les recommandations du gagotier. Il me confia à ma mère. Le matin, quand jeme réveillais, il était parti. Le soir, lorsqu'il rentrait, je dormais.

Je ne le voyais plus.

Il me manquait.

Il n'y avait rien pour moi, dans le patio. Je m'ennuyais. Elevé seul, avec pour unique compagnon un chien vieillissant, je ne savais pas comment me joindre aux galmins qui se chamqillaient sans trêve dans la cour. On aurait dit des esprits frappeurs en transe. Ils étaient plus jeunes que moi, certains à peine plus hauts que trois pommes, mais ils faisaient un boucan de tous les diables. Assis sur le pas de notre porte, je me contentais de les observer, teznu en respect par leurs jeux ahurissants qui se terminaient immanquablement par une arcade ouverte ou un genou pelé.

Notre patio était partagé par cinq familles, toutes venues de l'arrièrez-pays. Des paysans ruinés ou des "jhammès" en rupture de bail. En l'absence des hommes, partis aux aurores se tuer à la tâche, les femmes se retrouvaient autour de ma margelle et tentaient de donner une âme à notre trou à rats, nullement tarabustées par les échauffourées auxquelles se livraient leurs rejetons. Pour elles, les moutards s'initiaient aux vacheries de la vie. Et le plus tôt seraient le mieux. Elles étaient presques ravies de les voir se péter copieusement la gueule puis, après une bonne séance de larmes, se réconcilier avant de reprendre les histilités avec uen étonnante pugnacité... Les femmes s'entendaient bien entre elles, se serraizent les coudes. Quand l'une d'elles tombaient malade, elles s'arrengeaient pour mettre quelque chose dans son chaudron, s'occuper de son nourrisson et se relayer à son chevet. Il leur arrivait de partager entre elles un bout de sucrerie et elles semblaient s'accommoder de leurs petits malheurs avce une touchante sobriété. Je les trouvais admirables. Il y avait Badra, une amazone éléphantesque, qui adorait raconter des grivoiseries. Elle était notre bouffée d'oxygène. La crudité de ses propos mettait ma mère mal à l'aise, mais les autres en raffolaient. Badra étaut mère de cinq mouflets et de deux adolescents difficiles. Elle avait été mariée, une première fois, à un berger bouchée à l'émeri, quasiment autiste, dont elle disait qu'il était monté comme un âne sauf qu'il ne connaissait absolument rien à la chose... Il y avait Batoul, maigre et brune comme un clou de girofle, chenue à quarante ans, des tatouages plein la figure, qui se tordait de rire avant même que Badra n'ouvre la bouche. Mariée de force à l'âge de mon grand-père, elle prétendait avoir des dons extralucides. Elle lisait dans les lignes de la main et interprétait les rêves. Des femmes du voisinage et d'ailleurs venaient régulièrement la consulter. Elle leur prédisait leur avenir en échange de quelques patates, d'un sou ou d'un morceau de savon. Pour les lcoataires du patio, c'était gratuit... Il y avait Yezza, une rondouillarde rousse à la poitrine opulente, que son soûlard d'époux battait une nuit sur deux. Elle avait la tronche ratatinée par les raclées successives qu'elle subissait, et presque plus de dents. Son tort était de ne pas de procréer, ce qui rendait son mari particulièrement odieux. Il y avait Maman empêtrée jusqu'au cou dans sa tripotée de diablotins, vaillante comme dix bonniches, prête à n'importe quelle concession pour empêcher que son toit ne s'écroule sur sa tête... Et puis il y avait Hadda, belle comme une houri, à peine adolescente que déjà flanquée de deux gosses. Son mari était sorti un matin chercher du travail et n'était plus revenu. Livrée à elle-même, sans repères ni ressources, elle ne devait sa survivancxe qu'à la solidarité de ses colocataires.

Tous les jours, ces dames se retrouvaient autour du puits et passaient le plus clair de leur temps à remuer le passé comme on retourne le couteau dahns la plaie. Elles oarlaient de leurs vergers confisqués, de leurs tendres collines à jamais perdues, des proches laissés là-bas, au pays de toutes les infortunes, et qu'elles n'étaient pas près de revoir un jour. Leur visage alors se flétrissait de chagrin menaçait de les emporter, Badra rebondissait sur les délirants cafouillages coïtaux de son premier époux et, comme sous l'effet d'une formule magique, les tristes souvenirs desserraient leur morsure et les femmes se répandaient par terre en tressautant de rire. La bonne humeur reprenait le dessus sur les évocations assassines et le patio recouvrait un bout de son âme.

Les plaisanteries se poursuivaient jusqu'à la tombé de la nuit. Parfois, rezgaillardi par l'absence des hommes, Bliss le courtier venait dans le patio rouler des mécaniques. Dès qu'o l'entendait forcément se racler la gorge dans le couloir, les femmes se volatilisaient. Le courtier fonçait sur la cour désertée, engueulait les marmots qu'il ne blairait pas, traquait des broutilles et se mettait à nous traiter de ploucs ingrats et de vermine pour la moindre éraflure relevée sur le mur. Il se dressait ostensiblement face au logis de la belle Hadda et, aussi perfide qu'un pou borgne, il nous menaçait de tous nous jeter à la rue. Lorsqu'il s'en allait, les femmes ressortaient de leur tanière, en gloussant, plus diverties qu'intimidées par les fanfaronnades du courtier. Bliss en faisait des tonnes, mais il n'était pas de taille. Jamais il n'aurait osé montrer sa face de rat s'il y avait un homme, même alité ou mourant, au patio. Badra ét&ait persuadée que Bliss en avait après Hadda. La jeune femme était une proie facile, démunie et vulnérable, fragilisée par ses retards de loyer : le courtier lui mettait la pression pour la faire fléchir.

Pour m'épargner les grossièretés de Badra, ma mère m'autorisa à sortir dans la rue. Enfin, si on pouvait appeler ça une rue. C'était un sentier battu, bordé de part et d'autre d'une rangée de bicoques en zinc et de baraques poutrescentes. Il y avait seulement deux maisons en dur : notre patio et uen sorte d'étable" où s'entassaient plusieurs familles. A l'angle officiait le barbier, un freluquet sans âge précis, à peine plus haut qu'une asperge, tellement chétif que les gros bras refusaient de le payer. Son cabinet à ciel ouvert était constitué d'un caisson de munitions de guerre, rapporté d'une décharge militaire, d'un morceau de miroir récupéré d'une armoire à glace et d'une planche ramollie sur alquelle trônaient une casserole, un blaireau effiloché, une paire de ciseaux tordue et un assortiment de lames inutilisables. Quand il ne rasait pas les vieillards assis à même le sol, il s'accroupissait contre son caisson et chantait. Sa voix était éraillée, les paroles pas toujours exactes, mais il y avait dans sa façon de conjurer sa peine quelque chose qui faisait mouche. Je ne me lassais pas de l'écouter.

A côté du barbier l'élevait un amas de bizarreries qui se faisait passer pour une épicerie. Le boutiquier s'appelait Jambe-de-bois, un vieux goumier réformé qui avait laissé une partie de son corps sur un champ de mines. C'était la première fois que je voyais une jambe de bois. Cela m'avait fait un drôle d'effet. Le boutiquier en paraissait fier, il adorait la brandir au nez des galopins qui furetaient autour de ses bocaux.

Jambe-de-bois n'était pas satisfait de son commerce. L'odeur du baroud et l'ambiance des casernes lui manquaient. Il rêvait de réintégrer les rangs et d'en découdre avec l'ennemi. En attendant que sa jambe mutilée repousse, il vendait des conserves de marché noir, des pains de sucre et d el'huile frelatée. A ses heures perdues, il exerçait la fonction d'arracheur des chicots pourris à des gamins avec une pince rouillée, c'était comme s'il leur arrachait le coeur.

Puis il y avait le terrain vague qui donnait sur un maquis. Je m'y étais aventuré un matin, distrait par les batailles rangées que se livraient deux bandes de galopins, l'une dirigée par Daho, un sauvageon au crâne rasé avec juste une touffe de cheveux crépus sur le front, et l'autre par un jeune adulye, probablement un attardé, qui se prenait pour un conquérant. Ce fut comme si la terre s'était dérobée sous mes savates, de ma gandoura et de ma chéchia avant que j'aie le temps de comprendre ce qu'il m'arrivait. On avait même essayé de me traîner derrière les buissons pour me déshonorer. J'ignore comment j'avais réussi à échapper à la meute. Traumatisé au plus profond de mon être, je n'avais plus remis les pieds dans ces territoires maudits.

Mon père ramait comme un galérien, mais il n'en menait pas large. Les lève-tôt étaient légion, et l'embauche une denrée rarissime. Trop de misérables crevaient sur les dépotoirs, le nombril scotché aux vertèbres, et les survivants n'hésitaient pas à s'étriper pour un croûton ranci. Les temps étaient durs, et la ville, qui de loin faisait miroiter tant d'espoirs, se révélait être un effroyable attrape-nigaud. Une fois sur dix, mon père parvenait à dégotter un travail à la tâche qui ne lui rapportait même pas de quoi s'acheter un morceau de savon pour se débarbouiller. Certains soirs, il rentrait en chavirant, la mine fondue et le dos tailladé par les innombrables fardeaux qu'il chargeait ou déchargeait à longueur de journée, tellement mal en point qu'il dormait sur le ventre. Il était usé, désespéré surtout. Son entêtement se fissurait sous le poids du doute.

Des semaines passèrent. Mon père maigrissait à vue d'oeil. Il devenait de plus en plus irascible et trouvait toujours un prétexte pour déverser sa colère sur ma mère. I ne la battait pas, il se contentait de lui crier après, et ma mère, stoïque, baissait une tête coupable et ne disait rien. Les choses nous échappaient et nos nuits s'enfiellaient. Mon père ne dormaiy plus. Il n'arrêtait pas de grogner et de se frapper dans les mains. Je l'entendais arpenter la pièce, perdu dans le noir. Parfois, il sortait dans la cour et s'asseyait par terre, le menton entre les genoux et les bras autour des jambes jusqu'au lever du jour.

Un matin, il m'ordonna d'enfiler une gandoura moins abîmée et m'emmena chez son frère. Mon oncle était dans sa pharmacie, à ranger ses boîtiers et ses flacons sur les étagères.

Mon père avait hésité avant d'entrer dans l'officine. Fier et embarassé, il tourna longtemps autour du pot avant d'en venir à la raison de sa visite : il avait besoin d'argent... Mon oncle porta aussitôt la main à son tiroir-caisse, comme s'il s'y attendait, et en sortit un large billet de banque. Mon père fixa la coupure d'un air tourmenté. Mon oncle comprit que son frère ne tiendrait pas la main. Il contourna le comptoir et lui mit l'argent dans la poche. Mon père était pétrifié, la nuque basse. Sa voix était tassée, sourde, à peine audible quan dil dit "merci".

Mon oncle retourna derrière son comptoir. On voyait bien qu'il avait quelque chose sur le coeur, mais il n'osait pas crever l'abcès. Son regard n'arrêtait pas de jauger celui de mon père et ses doigts blancs et propres tambourinaient nerveusement sur la planche. Après avoir pesé conscieusement le pour et le contre, il prit son courage à deux mains et dit :

_ Je sais que c'est dur, Issa. Mais je sais que tu pourrais t'en sortir... si tu me laissais t'aider un peu.

_ Je te rembourserai jusqu'au dernier sou, promit mon père.

_ Il ne s'agit pas de ça, Isaa. Tu me rembourseras quand tu voudras. Si ça ne tenait qu'à moi, tu n'as même pas besoin de le faire. Je suis prêt à t'avancer plus. Ca ne me pose aucun problème. Je suis ton frère, disponible à n'importe quel moment et pour n'importe quoi... Je ne sais pas comment te le dire, ajouta-t-il en se raclant la gorge... J'ai toujours eu beaucoup de difficulté à discuter avec toi. J'ai peur de t'offenser alors que j'essaye seulement d'être ton frère. Mais il est temps d'apprendre à écouter, Issa. Il n'y a pas de mal à écouter. La vie est un apprentissage permanent. Plus on croit savoir, moins on sait, tant les choses changent, et avec elles les mentalités.

_ Je me débrouillerai...

_ Je n'en doute pas, Issa. Pas une seconde. Sauf que les bonnes volontés exigent les moyens de leur détermination. Croire dure comme fer ne suffit pas.

_ Qu'essayes-tu d'insinuer, Mahi ?

Mon oncle se pétrit les doigts avec une extrême nérvosité. Il chercha ses mots, les tourna et retourna dans son espeit puis, après une forte inspiration, il dit :

_ Tu as une femme et deux enfants. C'est encombrant pour une femme démeuni. Ca te lie les poignets, te rogne les ailes.

_ C'est ma famille.

_ Moi aussi, je suis ta famille.

_ Ce n'est pas la même chose.

_ C'est la même chose, Issa. Ton fils est mon neveu. Il est de mon sang. Confie-le-moi. Tu sais très bien qu'il n'arrivera pas à grand-chose dans ton sillage. Que comptes-tu en faire ? Un portefaix, un cireur, un montreur d'ânes ? Il faut regarder la réalité en face. Avec toi, il n'irta nulle part. Ce garçon a besoin de fréquenter l'école, d'apprendre à lire et à écrire, de grandir correctement. Je sais, les petits Arabes ne sont pas faits pour les études. Ils sont plutôt destinés aux champs et aux troupeaux. Mais moi, je peux l'envoyer à l'école et en faire un homme instruit... Je t'en supplie, ne le prends pas en mal. Réfléchis juste une minute. Ce garçon n'a aucun avenir, avec toi.

Mon père médita longuement les propos de son frère, les yeux baissés et les mâchoires soudées. Quand il releva la tête, il n'avait plus de visage, un masque blafard s'était substitué à ses traits.

Il dit, la mort dans l'âme :

_ Décidément, tu ne comprendras jamais rien, mon frère.

_ Tu as tort de réagir de la sorte, Issa.

_ Tais-toi... S'il te plaît, n'en rajoute pas... Je n'ai pas ton savoir, et je le regrette. Mais si le savoir consiste à rabaisser les autres au ras du sol, je n'en veux pas.

Mon oncle tenta de dire quelque chose, mon père le freina d'une main ferme. Il sortit le billet de banque de sa poche et le posa sur le comptoir.

_ Je ne veux pas de ton argent, non plus.

Sur ce, il me saisit par le bras avec une hargne telle qu'il faillit me déboîter l'épaule et me poussa dans la rue. Mon oncle tenta de nous rattraper, il n'osa pas nous rejoindre et resta planté devant sa boutique, certain que la faute qu'il venait de commettre ne serait jamais, jamais pardonnée.

Mon père ne marchait pas, il déboulait tel un rocher sur le flanc d'une colline. Je ne lui avais pas connu d'accès de colère semblable. Il était à dezux doigts d'imploser. Son visage tressautait de tics, ses yeux cherchaient à faire rentrer le monde sous terre. Il ne disait rien, et son silence en ébullition ajoutait à son allure une tension qui me faisait craindre le pire.

Quand nous fûmes loin, il me plaqua contre un mur et plongea son regard dément dans mes yeux apeurés, une décharge de chevreotine ne m'aurait pas secoué de la tête aux pieds avec une brutalité pareille.

_ Tu crois que je suis un moins-que-rien ? me dit-il, la gorge torsadée. Tu crois que j'ai mis au monde un gosse pour le voir crever à petit feu ?... Eh bien, tu te trompes. Et ton faux jeton d'oncle se trompe. Et le sort qui croit m'avilir se fout le doigt dans l'oeil jusqu'au coude... Tu sais pourquoi ?... Parce que j'ai peut-être rendu le tablier, mais je n'ai pas rendu l'âme. Je suis encore vivant, et je pète le feu. J'ai une santé de fer, des bras à soulever les montagnes et une fierté à toute épreuve.

Ses doigts s'enfonçaient dans mes épaules, me faisaient mal. Il ne s'en rendait pas compte. Ses yeux roulaient dans sa figure comme des billes chauffrées à blanc.

_ C'est vrai, je n'ai pas été foutu de sauver nos terres, mais, souviens-toi, j'en ai fait pousser du blé !... Ce qui est arrivé ensuite, ce n'était pas de ma faute. Les prières et les efforts s'émiettent souvent contre la cupidité des hommes. J'ai été naïf. Je ne le suis plus, maintenant. Plus personne ne me frappera dans le dos... Je repars à zéro. Mais je repars averti. Je vais bosser comme aucun négre n'a bossé, tgenir tête aux sortilèges, et tu verras, de tes propres yeux, combien ton père est digne. Je vais nous sortir du trou qui nous a ingurgités, je m'en vais lui faire cracher le morceau, je te le jure. Est-ce que tu me crois, toi, au moins ?

_ Oui, papa.

_ Regarde-moi bien dans les yeux et dis-moi que tu me crois.

Ce n'était plus des yeux qu'il avait, mais deux poches de larmes et de sang qui menaçaient de nous engloutir tous les deux.

_ Regarde-moi !

Sa main s'empara violemment de mon menton et l'obligea à relever la tête.

_ Tu ne me crois pas, c'est ça ?

J'avais unb énorme caillot dans la gorge. Je ne pouvais ni parler ni soutenir son regard. C'était sa main qui me tenait debout.

Soudain, son autre main s'abattit sur ma joue.

_ Tu ne dis rien parce que tu penses que je divague. Espoèce de sale morveux ! Tu n'as pas le droit de douter de moi, tu entends ? Personne n'a le droit de douter de moi. Si ton fumiert d'oncle ne donne pas cher de ma peau, c'est qu'il ne vaut guère plus que moi.

C'était la première fois qu'il levait la main sur moi. Je ne comprenais plus, ignorais où j'avais fauté, pourquoi il s'acharnait sur moi. J'avais honte de le mettre en rogne, et peur qu'il me reniât, lui qui comptait plus que tout au monde à mes yeux.

Mon père leva encore la main. La laissa suspendue dans le vide. Ses doigts vibraioent. Ses paupières turgescentes défiguraient son visage. Il poussa un râle de bête blessée, m'attira contre sa poitrine en sanglotant, et me serra contre lui, si fort et si longtemps que je me sentis mourir.

3

Les femmes s'étaient installées dans un coin du patio, autour d'une table basse. Elles buvaient du thé en se dorant au soleil. Ma mère était parmi elles, réservée, Zarha sur les bras. Elle avait fini par se joindre au groupe sans toutefois prendre part aux discussions. Elle était timide et souvent, quand Badra se lançait dans ses histoires salaces, ma mère rougissait en suffoquant de gêne. Cet après-midi, on sautait du coq à l'âne, juste pour lutter contre la chaleur qui étuvait la cour. Yezza la rousse arborait un oeil au beurre noir, son mari était encore rentré ivre la veille. Les autres faisaient comme si de rien n'était. Par décence, Yezza était fière, elle endurait les lâchetés de son mari avec dignité.

_ Je fais un drôle de rêve, depuis quelques nuits, dit Marna à Batoul la voyante. Le même rêve : je suis dans le noir, étendue sur le ventre, et quelqu'un me plante un couteau dans le dos.

Les femmes se retournèrent vers Batoul, guettant l'interprétation. La voyante ébaucha une moue, se gratta les cheveux, elle ne voyait rien.

_ Le même rêve, dis-tu ?

_ Exactement le même.

_ Tu es étendue sur le ventre, dans le noir, et quelqu'un te poignarde dans le dos ? demanda Badra.

_ Tout à fait, confirma Marna.

_ Tu es sûre que c'est bien d'un couteau qu'il s'agit ? lui fit encore Badra en roulant des yeux amusés.

Les femmes mirent quelques secondes à déchuffrer les insinuations de Badra avant d'éclater de rire. Comme Marna ne comprenait pas ce qui faisait ce marrer ses compagnes, Badra l'aida un peu :

_ Tu devrais dire à ton mari d'y aller mollo.

_ Ce que tu peux être obsédée, toi ! s'énerva Marna. Je suis sérieuse, voyons.

_ Et moi aussi, figure-toi.

Les femmes repartirent de plus belle, la bouche grande ouverte sur des hennissements spasmodiques. Marna les bouda un instant, écoeurée par leur manque de retenue, mais, les voyant pliée en deux, elle se mit à sourire à son tour, puis à rigoler par petits hoquets.

Seule Hadda ne riait pas. Elle était recroquevillée sur elle-même, toute menue mais belle à ravir, avec ses grands yeux de sirène et ses jolies fossettes dans les joues. Elle semblait triste et n'avait rien dit depuis qu'elle avait pris place au milieu des autres. Soudain, elle tendit le bras par-dessus la table basse et présenta le plat de sa main à Batoul.

_ Dis-moi ce que tu vois ?

Il y avait un énorme chagrin dans sa voix.

Batoul hésita. Devant le regard aux abois de la jeune femme, elle prit la petite main par le bout des doigts et effleura de son ongle les lignes qui parcheminaient la paume translucide.

_ Tu as une main de fée, Hadda.

_ Dis-moi ce que tu y lis, ma bonne voisine. J'ai besoin de savoir. Je n'en peux plus.

Batoul scruta longuement la paume. En silence.

_ Est-ce que tu vois mon époux ? Que fait-il ? A-t-il pris une autre femme ou est-il mort ? Je t'en supplie, dis-moi ce que tu vois. Je suis prête à affronter la vérité quelle qu'elle soit.

Batoul poussa un soupir, ses épaules éaffaissèrent :

_ Je ne vois pas ton mari sur cette main, ma pauvre chérie. Nulle part. Je ne sens ni sa présence ni la moindre de ses traces. Ou il n'est plus très loin, si loin qu'il t'a oublié"e, ou bien il n'est plus de ce monde. Une chose est certaine, il ne reviendra pas.

Hadda déglutit, mais tint bon. Ses yeux s'agrippèrent à ceux de la voyante.

_ Que me réserve l'avenir, ma bonne voisine ? Que vais-je devenir, seule avec deux gamins en bas âge, sans famille, sans personne ?

_ Nous ne te laisserons pas tomber, lui promit Badra.

_ Si mon mari m'a laissée tomber, aucun dos ne me portera, dit Hadda. Dis-moi, Batoul, que va-t-il advenir de moi ? Il faut que je le sache. Quand on est préparée au pire, on en amortit les coups.

Batoul se pencha sur la main de sa voisine, passa et repassa ses ongles sur les lignes qui s'y croisaient.

_ Je vois beaucoup d'hommes autour de toi, Hadda. Mais très peu de joie. Le bonheur n'est pas une affaire pour toi. Je vois de petgites éclaircies, vite avalée par la crue des ans, des zones d'ombre et de chagrin, et pourtant tu ne cèdes pas.

_ Beaucoup d'hommes ? Serai-je plusieurs fois veuve ou plusieurs fois répudiée ?

_ C'est flou. Y a trop de monde autour de toi, et trop de bruit. Ca ressemble à un rêve, et c'en est pas un. C'est... c'est très curieux. Peut-être suis-je en train de radoter... Je me sens un peu fatiguée, aujourd'hui. Excuse-moi...

Batoul se leva et regagna son logis d'un pas accablé.

Ma mère profita du départ de la voyante pour se retirer à son tour.

_ Tu n'as pas honte de te joindre aux femmes ? m'appostropha-t-elle à voix basse derrière la tenrure de notre réduit. Coimbien de fois faudra-t-il te rappeler qu'un garçon ne doit pas écouter ce que les mères se racontent ?... Va dans la rue, et tâche de ne pas trop t'éloigner.

_ Il n'y a rien pour moi, dans la rue.

_ Il n'y a rien pour toi auprès des femmes non plus.

_ On va encore me taper dessus.

_ Tu n'as qu'à te défendre. Tu n'es pas une fille. Tôt ou tard, il va falloir te débrouiller seul, et ce n'est pas en prêtant l'oreille aux commérages que tu vas y arriver.

Je n'aimais pas sortir. Ma mésaventure, au terrain vague, m'avait marqué au fer rouge. Je ne me hasardais au-dehors qu'après avoir passé au peigne fin les alentours, un oeil devant, l'autre derrière, prêt à déguerpir au moindre mouvement suspect. J'avais une frousse bleue des garnements, en particulier d'un certain Daho, un galopin courtaud, moche et malin comme un djinn. Il m'épouvantait. Dès qu'il montrait le bout du nez au coin de la rue, je me sentais partir en mille morceaux, j'aurais tyraversé les murs pour le fuir. C'était un garçon enténébré, aussi imprévisible que la foudre. Il écumait les parages à la tête d'une bande de jeunes hyènes aussi fourbes et cruelles que lui. Personne ne savait d'où il sortait ni qui étaient ses parents, mais tout le monde s'accordait à dire qu'il finirait au bout d'une corde ou la caboche sur un piquet.

Et puis, il y avait El MORO, un ancien taulard qui avait survécu à dix-sept ans de bagne. Il était grand, presque un géant, avec un front massif et des bras herculéens. Il portait des tatouages sur l'ensemble du corps et un bandceau en cuir sur son oeil crevé. Une balafre lui fissurait la figure du sourcil droit au menton, lui fendant la bouche en bec-de-lièvre. El Moro, c'était la terreur grandeur nature. Lorsqu'il se manifestait quelque part, les bruits se suspendaient d'un coup et les gens se débinaient en ransant les murs. Je l'avais vu de très près, un matin. Nous étions une ribambelle de mioches rassemblés autour de Jambe-de-bois, notre épicier. Le vieux goumier nous racontait ses faits d'armes dans le Rif marocain, il avait guerroyé contre l'in surgé berbère Abd el-Krim. Nous nous abreuvions aux sources de ses lèvres, quand notre héros devint livide. On aurait dit qu'il était en train de choper une crise cardiaque. Ce n'était pas ça : El Moro était debout derrière nous, campé sur ses solides jarrets, les mains sur les hanches. Il toisait l'épicier en ricanant.

_ Tu veux envoyer ces gosses au casse-pipe, tête de bois ? C'est pour ça que tu leurs bourres le crânre avec tes boniments de paumé ? Pourquoi tu ne leur dis pas comment, après des années de loyaux services, tes officiers t'ont jeté aux chiens, avec une patte en moins ?

Jambe-de-bois avait subitement perdu l'usage de la parole, sa bouche clapotait dans le vide comme la gueule d'un poisson hors de l'eau.

El Moro avait poursuivi, de plus en plus en rogne :

_ Tu enfumes les douars, massacres le cheptel, charges de pauvres diables à coups de mousqueton, puis tu viens étaler tes trophées de salopard sur la place publique. Et tu appelles ça la guerre ?... Tu veux que je te dise ? T'es qu'jn lâche, et tu me dégoûtes. Tu me donnes envie de t'embrocher sur le gourdin qui te tient lieu de jambe jusqu'à c'que tes yeux te sortent par les oreilles... Les héros dans ton genre n'auront pas de monument, pas même une épitaphe sur la fosse commune qui leur servira de tombe. T'es qu'un fumier dans l'étendard de ses maîtres.

Le pauvre goumier verdissait et tremblait, sa pomme d'Adam montait et descendait follement dans sa gorge. Soudain, il se mit à sentir mauvais, il avait fait dans son froc.

Cependant, il n'y avait pas que les galopins et les gros bras, à Jenane JATO. Les gens, dans leur majorité, n'étaient pas pmauvais. Leur misère n'avait pas réussi à vicier leur âme, ni leurs peines à éradiquer leur bonhomie. Ils se savaient mal barrés, mais ils n'avaient pas renoncé à la manne céleste, pertsuadés qu'un jour ou l'autre la déconvenue qui leur collait au train allait finir par s'essoufler, et l'espoir par renaître de ses cendres. C'étaient des gens bien, par endroits attachants et drôles, ils gardaient la foi en toute chose, et cela leur insuffisait une patience inouïe. Le jour de souk, à Jenane JATO, c'était une sorte de fête foraine, et chacun y mettait du sien pour en entretenir l'illusion. La louche aussi vaillante qu'un gourdin, les vendeurs de soupe bataillaient ferme pour se défaire des mendiants. Pour un demi-doro, on avait droit à un breuvage à base de pois chiches, d'eau bouillie et de cumin. Sinon, il y avait quelques gargotes obscures autour desquelles fantasmaient des grappes d'affamés qui en humaient à pleins poumons le fumet. Bien sûr, les prédateurs ne manquaient guère à l'appel, ils rappliquaient des quatre coins de la ville, en quête d'un malentendu ou d'une imprudence à rentabiliser. Les gens de Jenane JATO ne cédaient pas aux provocations. Ils comprenaient qu'on ne redresse pas les esprits retors et leur préféraient les baladins. Tout le monde, grands et petits, en raffolait. Parmi les coqueluches de la "foire" figuraient les gouals. Ces derniers occasionnaient des attroupements tumultiueux autour de leur tribune. On n'assimilait pas tout à fait ce qu'ils racontaient, leurs histoires étant aussi décousues que leur accoutrement, mais ils avaient le don de bluffer leur auditoire et de le maintenir en haleine d'un bout à l'autre de leurs élucudrations. Ils étaient un peu notre opéra de paumés, notre théâtre en plein air. C'était par eux que j'avais appris, par exemple, que l'eau de la mer avait été douce avant que les veuves des marins n'y déversent leurs larmes... Après les gouals, venaient les charmeurs de serpents. Ils nous effrayaient en nous balançant leurs reptils dans les pattes. J'en avais vu qui avalaient à moitié les vipères frétillantes avant de les escaliter subrepticement dans les manches de lezurs gandouras, un spectacle répugnant et hyptonique à la fois. La nuit, j'en cauchemardais... Les plus fourbes étaient les charlatans, de tout poil, gesticulant derrière leurs étals encombrés de fioles au breuvage mystérieux, de gris-gros, de pochettes talismaniques et de cadavres de bestioles desséchés célèbres pour leurs vertus aphrodisiaques. Ils proposaient des remèdes à toutes sortes de maladies, surdiré, carie dentaire, goutte, paralysie, angoisses, stérilité, teigne, insomnie, sortilège, guigne, frigidité, et les gens mordaient à l'hameçon avec une ahurissante crédulité. Il y en avait même qui, trois secondes après avoir ingurgité un philtre, se mettaient à crier au miracle en se roulant dans la poussière. C'était sidérant. Des illupinés venaient parfois haranguer la foule, le geste grave et la voix sépulcrale. Ils se dressaient sur leur piédestal de fortune et se laissaient aller à des envolées lyriques, dénonçant la dépravation des esprits et l'approche inexorable du Jugement dernier. Ils parlaient de l'Apocalypse, de la colère des hommes, de l;a fatalité et des femmes impiures, montraient les passants du doigt et les fustigeaient à bout portant ou se lançaient dans des théories ésotériques dont on n'entrevoyait pas la fin...

"Combien d'esclaves se sont soulevés contre des empires avant de finir sur des croix ? toniturait l'un d'dux en gitant sa barbe embrouissaillée. Combien de rois ont cru changer le cours de l'histoire avant de pourrir au fond des cachots ? Combien de prophètes ont tenté de bonifier nos mentalités avant de nous rendre plus fous qu'avant ?" "Combien de fois faut-il que la foule. Enfile uen cagoule sur ta gueule de hibou et montre-nous comment tu danses du ventre, au lieu de nous casser les pieds avec tes sornettes de demeuré..." Parmi nos centres d'attraction, il y avait Slimane avec son orgue de Barbarie en bandoulière et son ouistiti sur l'épaule, il arpentait la place en tournant la manivelle de sa boîte à pmusique tandis que son minuscule singe tendait son képi de groom aux curieux. Quand ces derniers lui jetaient des pièces de monnaie, il les gratifiait des grimaces hilarantes... Un peu à l'écart, du côté des enclos à bestiaux, officiaient les montreurs d'ânes, habiles racoleurs et redoutables maquignons au baratin si convaincant qu'ils étaient capables de faire passer une mule pour un pur-sang. J'adorais les écouter vanter leurs bêtes, c'était presque un plaisir de se faire embobiner par eux tant on avait l'impression d'être traité avec une diligence que l'on croyait réservée aux seuls bachaghas... Parfois, au beau milieu du charivari, débarquaient les Karcabo, une troupe de Noirs bardés d'amulettes, qui dansaient comme des dieux en écarquillant des yeux laiteux. On les entendait de loin claquier leurs castagnettes métalliques et rouler leur tambour dans un raffut endiablé. Les Larcabo ne se manifestaient qu'à l'occasion des fêtes maraboutiques de Sidi Blal, leur sain patron. Ils conduisaient un taurillon expiatoire drapé aux couleurs de la confrérie et faisaient du porte-à-porte pour collecter les fonds nécessaires à l'accomplissement du rite sacrificiel. Leur passage à Jenane JATO chamboulait systématiquement les foyers, les femmes accouraient aux portes, en dépit des interdictions, et les gosses giclaient telles des gerboises de leurs terriers pour se joinbdre à la troupe, le tohu-bohu n'en devenait que plus vertigineux.

De tous ces personnages fabuleux, c'était Slimane qui raflait la mise. Sa musique était belle et douce comme coulant d'une source, et son ouistiti adorablement facétieux. On racontait que Slimane était né chrétien, dans une famille française prospère et savante, et qu'il s'était épris d'une bédouine de Tadmaït avant de se convertir à l'islam. On disait aussi qu'il aurait pu mener la grande vie, car sa famille ne l'avait pas renié, mais qu'il avait choisi de rester auprès de son peuple d'adooption et de partager ses peines et ses joies. Cela nous touchait beaucoup. Pas un Arabe, pas un Berbère, même parmi les moins recommandables, ne lui manquait de respect ni ne portait une main malveillante sur lui. J'ai énormément aimé cet homme. Aussi loin qu'il m'en souvienne, au plus profond des convictions du vieillard que je suis devenu, aucun être ne m'a renvoyé, avec une aussi splendide clarté, ce que j'estime être la plus accomplie des matutités : le discernerment, cette valeur, si orpheline de nos jours, qui grandissait mon peuple du temps où l'on ne donnait pas cher de sa peau.

Entre-temps, j'avais réussi à m'inventer un ami de quelques années mon aîné. Il s'appelait Ouari. Il était frêle, voire famélique, blond, presque rouquin, les sourcils fournis et le nez en bec d'oiseau aussi tranchant qu'une serpe. Ce n'était pas tout à fait un ami. Ma présence me semblait pas le déranger, et comme j'avais besoin de la sienne, je m'escrimais à la mériter. Ouari était probablement un orphelin, ou peut-être un fugueur, car pas une fois je ne l'avais surpris à sortir ou entrer dans une maison. Il végétait derrière un gigantesque amas de ferraille, dans une sorte de volière tapissée de déjections. Il passait son temps à chasser les chardonnerets pour les vendre.

Ouari ne disait jamais rien. Je pouvais lui parler pendant des heures, il ne me prêtait aucune attention. C'était un garçon mystérieux et solitaire, le seul dans le quartier à porter un pantalon de ville et un béret alors que nous autres étions emmitouflés dans des gandouras et coiffés de chéchias. Le soir, il confectionnait ses pièges à base de rameau d'olivier qu'il trempait dans de la glu. Le matin, je partais avec lui au maquis et l'aidais à dissimuler ses leurres dans la broussaille. Chaque fois qu'un oiseau se posait dessus et qu'il se mettait à battre des ailes affolées, nous nous jetions sur lui et le mettions dans une cage en attendant d'en attraper d'autres. Après, nous allions dans les rues proposer nos trophées de chasse aux apprentis oiseleurs.

C'était avec Ouari que j'avais gagné mes tout premiers sous. Ouari ne trichait pas. A la fin de notre tournée, qui s'étalait sur plusieurs jours, il m'invitait à le suivre dans un coin tranquille et déversait par terre le contenu de la gubecière qui lui servait de bourse. Il prenait un sou pour lui, poussait un autre vers moi, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à partager. Après, il me ramenait au patio et s'éclipsait. Le lendemain, c'était moi qui allais le trouver dans sa volière. Je pense qu'il ne serait jamais venu me chercher, tant il paraissait en mesure de se passer de mon aide et de celle de n'importe qui.

J'étais bien avec Ouari. Confiant et serein. Même ce diable de Daho nous fichait la paix. Ouari avait un regard sombre, métallqiue, impénétrable qui faisait reculer els casse-pieds. C'est vrai, il ne disait pas grand-chose, mais quand il fronçait les sourcils, les galopins décrochaient si vite que leurs ombres mettaient un certain temps à les rattraper. Je crois que j'étais heureux avec Ouari. J'avais pris goût à la chasse aux chardonnerets et appris pas mal de choses sur les pièges et l'art du camouflage.

Puis, un soir, alors que je pensais rendre mon père fier de moi, tout s'effondra. J'avais attendu la fin du souper pour sortir ma bourse de sa cachette. D'une main tremblante d'émotion, j'avais tendu le fruit de mon labeur à mon géniteur.

_ C'est quoi ? avait-il demandé, méfiant.

_ Je ne sais pas compter... C'est l'argent que j'ai gagné en vendant des oiseaux.

_ Quels oiseaux ?

_ Des chardonnerets. Je les attrape avec des branches enduites de colle...

Mon père s'empara avec hargne de ma main pour m'interrompre. De nouveau, ses yeux évoquèrent des billes chauffées à blznc. Des trémolos faussèrent sa voix quand il me dit :

_ Ouvre bien les oreilles, mon enfant. Je n'ai besoin ni de ton argent ni d'un imam à mon chevet.

Son étreinte s'accentuait au fur et à mesure que la douleur étirait mes grimaces.

_ Tu vois ?... je te fais mal. Ta souffrance, je la ressens au plus profond de mon être. Je ne cherche pas à t'écrabouiller la main, j'essaye seulement de te faire rentrer dans ta petite tête que je ne suis pas un fantôme, que je suis de chair et de sang, que je suis bel et bien vivant.

Je sentais mes phalanges fondre dans son poing. Mes larmes brouillaient ma vue. Je suffoquais de douleur, mais pas question de gémir ou de pleurer. Entre mon père et moi, tout était une question d'honneur, et l'honneur ne se mesurait qu'en fonction de notre aptitude à surmonter les épreuves.

_ Qu'est-ce que tu vois, là, sous ton nez ? me demanda-t-il en le montrant la table basse jonchée de restes de nourriture.

_ Notre souper, papa.

_ Ce n'est pas un festin, mais tu as mangé à ta faim, n'est-ce pas ?

_ Oui, papa.

_ Depuis que nous avons atterri dans ce patio, t'est-il arruivé de te coucher le ventre vide ?

_ Non, papa.

_ Cette tabloe basse, sur laquelle tu manges, nous l'avions à notre arrivée ?

_ Non, papa.

_ Et le féchaud à pétrole, là-bas dans son coin, quelqu'un nous l'a-t-il offert ? L'avons-nous ramassé dans la rue ?

_ Tu nous l'as acheté, papa.

_ A notre arrivée, on s'éclairait à la marepoza, n'est-ce pas ? Une pitoyable mèche flottante sur une tache d'huile, tu t'en souviens ?... Avec quoi nous nous éclairons ce soir ?

_ Avec un quinquet.

_ Et les nattes, les couvertures, les oreillers, le seau, le balai ?

_ Tu les as tous achetés, papa.

_ Alors, pourquoi n'essayes-tu pas de comprendre, mon enfant ? Je te l'ai dit, l'autre jour : j'ai rendu le tablier, mais je n'ai pas rendu l'âme. Je n'ai pas été foutu de te léguer la terre de tes ancêtres, et je le regrette. Il ne se passe pas un instant sans que je me le reproche. Mais je ne baisse pas les bras. Je me tue à la tâche pour me rattraper. Car c'est à moi, et à moi seul, de remonter la pente. Est-ce que tu me suis, mon enfant ? Je ne veux pas que tu te sentes coupable de ce qui nous arrive. Tu n'y es pour rien. Tu ne me dois rien. Je ne t'enverrai pas galérer pour me permettre de joindre les deux bouts. Je ne mange pas de pain. Je tombe et je me relève, c'est le prix à payer, et je n'en veux à personne. Parce que j'y arriverai, je te le promets. J'ai des bras à soulever les montagnes, as-tu oublié ? Alors, au nom de nos morts et de nos vivants, si tu veux soulager ma conscience, ne refais jamais ce que tu viens de me faire-là, et dis-toi que chaque sou que tu rapporterais à la maison m'enfoncerait d'un cran dans la honte.

Il me relâcha. Ma main et ma bourse s'étaient fondues l'une dans l'autre, j'étais incapable de remuer les doigts. Leur engourdissement s'étendait jusqu'à mon coude.

Le lendemain, j'étais allé rendre mes gains à Ouari.

Ouari avait accusé un léger froncement de sourcils en me voyant glisser ma bourse dans sa gibecière. Sa stupeur s'estompa aussitôt après. Il s'était remis à s'occuper de ses pièges, comme si mon geste n'avait pas eu lieu.

La réaction de mon père me troiublait. Comment avait-il pu prendre mal ma modeste contribution ? N'était-je pas son garçon, la chair de sa chair ? Par quelle tournure sangrenue une bonne intention se mue-t-elle en offense ? J'aurais été tellement fier s'il avait accepté mon argent. Au lieu de cela, je l'avais blessé.

C'est à partçir de cette nuit-là, je crois, que j'ai commencé à me méfier de la justesse de mes bonnes intensions. Le doute prenait possession de mon être, l'investissait en entier.

Je ne comprenais pas.

Je n'étais plus sûr de rien.

Mon père reprenait les choses en main. Il cherchait surtout à me prouver que mon oncle se trompait grossièrement sur son compte. Il trimait sans trêve, et ne nous le cachait point. Lui qui, d'habitude, taisait ses porjets pour les préserver du mauvais oeil, le voilà qui racontait à ma mère, dans le détail, les démarches qu'il entreprenait pour élargir ses champs de manoeuvre et gagner des sous. Il haussait la voix pour que je l'entende. Il nous promettait monts et merveilles, faisait tinter ses pièces de monnaie en rentrant, l'oeil étincellant, parlait de notre future maison, une vraie, avec des volets aux fenêtres, une porte en bois à l'entrée et, qui sait ? un petit potager où il planterait de la coriande, de la menthe, de la tomate et un tas de tubercules succulents qui fondraient sur le bout de la langue plus vite qu'une friandise. Ma mère l'écoutait, elle était heureuse de voir son mari échaffauder des rêves à perdre haleine et, même si elle ne prenait pas pour argent comptant ce qu'il disait, elle feigjnait de le croire et se pâmait d'aise lorsqu'il lui prenait la main, chose que je ne l'avais pas vu faire avant.

Mon père se dépensait tous azimuts. Il voulait redresser la barre, s'en sortir sans tarder. La matoinée, il assistait un herboriste, l'après-midi, il doublait un marchand de légumes ambulant. Le soir, il était masseur dans un bain turc. Il envisageait même de monter sa propre affaire.

De mon côté, je traînaillais dans les rues, seul et désemparé.

Un matin, Daho le voyou me surprit errant loin de chez moi. Il avait un reptile autour du bras, un serpent verdâtre et hideux. Il m'accula dans un coin et se mit à aguter la gueule du reptile sous mon nez en roulant des yeux voraces. Je ne supportais pas la vue des serpents, j'en avais une frousse bleue. Daho s'en donnait à coeur joie, amusé par ma panique, il me traitait de chiffe, molle, de fillette... J'allais tourner de l'oeil quand Ouari me tomba du ciel. Daho avait immédiatement arrêté sa petite torture, prêt à détaler si mon ami ét&ait venu à mon secours. Ouari ne vint pas à mon secours. Il nous fixa juste un instant et passa son chemin comme si de rien n'était. Je n'en revenais pas. Rassuré, Daho se remit à me faire peur avec son serpent en s'esclaffant exagérément, il pouvait rire à dégueuler, cela ne m'importait guère. Mon chagrin supplantait ma frayeur : je n'avais plus d'amis.

4

Jambe-de-bois somnolait derrière son comptoir, le turban sur la figure, sa prothèse rudimentaire à portée de la main, prêt à s'en emparer au cas où un esprit fureteur s'aviserait de graviter autour de ses sucreries. L'humiliation que lui avait infligée. El MORO n'était qu'un vague souvenir. Sa longue carrière de goumier lui avait appris à faire la part des choses. Je suppose qu'ayant passé son existence à essuyer les bruimades des sous-officiers, auxquelles il opposait une soumission obtuse, il considérait les excès de zèle des gros bras de Jenane JATO comme atant d'abus d'autorité. Pour lui, la vie était faite de gauts et de bas, de moments de bravoure et de moments de fléchissement, ce qui importait était de se relever après les culbutes et de se ressaisir quand on reçoit des coups... Si on ne se gaussait pas de lui, après sa "débâche" devant El MORO, c'était la preuve que personne n'aurait négocié une telle confrontation sans y perdre un pan de son âme. El MORO, c'était la mort en marche, le peloton d'exécution. Avoir affaire à lui et s'en tirer avec quelques plumes en moins était une prouesse, quant à s'en sortir indemne, avec juste un fond de culotte souillé, cela relevait du miracle.

Le barbier, lui, finissait de raser le crâne d'un vieillard. Ce dernier était assis en fakir, les mains sur les genoux, la bouche ouverte sur un chicot corrodé. Le raclement du rasoir sur son cuir semblait lui prodiguer énormément de plaisir. Le barbier luir acontait ses déboires, le vieillard ne l'écoutait pas, il tenait ses yeux fermés et se délectait chaque fois que la lame revenait patiner sur sa tête polie comme un galet.

_ Voilà, s'écria le barbier à la fin de son récit. Tu as le crâner si dégagé qu'on pourrait lire dans tes arrières-pensées.

_ Tu es sûr que tu n'as rien oublié ? fit le vieillard. Je perçois encvore de l'ombre dans mes idées.

_ Quelles idées, vieux bougre ? Tu en vas pas me faire croire qu'il t'arrive de gamberger.

_ J'(suis peut-être vieux, mais pas encore sénile, je te préviens. Regarde bien, y a sûrement un poil ou deux qui manquent à l'appel et ça me dérange.

_ Ya rien, je t'assure. C'est aussi net qu'un oeuf.

_ S'il te plaît, insista le vieillard, regarde bien.

Le barbier n'était pas dupe. Il savait que le vieillard prenait son pied. Il contempla son travail, vérifia minutieusement s'il n'avait pas oublié un cheveu sur la nuque vergetée du vieillard avant de reposer son rasoir, signifiant à son client que la séance de détente était terminée.

_ Allez ouste, du vent, oncle Jabori. Va retrouver tes chèvres, maintenant.

_ S'il te plaît...

_ A ssez ronronné, je te dis. J'ai pas que ça à faire, moi.

Le vieillard se leva à contrecoeur, se contempla dans le bout de miroir, ensuite il farfouilla laborieusement dans ses poches.

_ Je crains d'avoir encore oublié mes sous à la maison, dit-il en faignant de s'en vouloir.

Le barbier sourit, il le voyait venir.

_ C'est ça, oncle Jabori.

_ Je pensais bien les avoir mis dans mes poches, ce matin, je le jure. Je les ai peut-être perdus en route.

_ C'est pas grave, fit le barbier résigné. Dieu me le rendra.

_ Il n'en est pas question, glapit le vieillard avec papelardise. Je m'en vais de ce pas te les chercher.

_ Comme c'est touchant. Tâche seulement de ne pas te perdre en route à ton tour.

Le vieillard enroula son turban autour de sa tête et se dépêcha de prendre le large.

Le barbierle regarda s'éloigner, blasé, et s'accroupit devant sa caisse à munitions.

_ Toujours la même histoire. Ils croient que je bosse pour le plaisir ou quoi ? grommela-t-il. C'est mon gagne-pain, putain ! Je vais me nourrir comment, ce soir ?

Il disait cela dans l'espoir de faire réagir Jambe-de-Bois.

Jambe-de-Bois l'ignorait.

Le barbier attendit de longues minutes, le goumier ne réagissant pas, il respira un bon coup et, fixant un nuage dans le ciel, se mit à chanter :

Tes yeux me manquent

Et je deviens aveugle

Dès que tu regardes ailleurs

Tous les jours je meurs

Quand parmi les vivants

Je ne te vois nulle part

Qu'est-ce que vivre mon amour

Quand toute chose en ce monde

Me raconte ton absence

A quoi me serviraient mes mains

Si ce n'était pas ton corps

Le pouls du Seigneur...

_ A te torcher, tiens ! lui lança Jambe-de-bois.

C'était comme si on avait déversé un seau d'eau du boutiquier qui rompit et la magie de l'instant et la beauté de la chanson. Moi-même en étais peiné, on venait de m'éjecter du haut d'un songe.

Le barbier tenta de ne pas faire de l'épicier. Après avoir dodeliné de la tête, il se racla de nouveau la gorge pour reprendre son chant, mais ses cordes viocales refus-rent de se décontracter, le coeur n'y était plus.

_ C'que tu peux être chiant, toi.

_ Tu me cvasses les oreilles avec tes mélodies à la con, maugréa Jambe-de-bois en se trémoussant paresseusement.

_ M'enfin, regarder autour de toi, protesta le barbier. Y a rien. On s'ennuie, on s'emmerde, on se meurt. Les taudis nous bouffent, les mauvaises odeurs nous gazent, et pas une gueule n'est fichue d'arbirer un sourire. Si, avec tout ça, on ne peut plus chanter, qu'est-ce qu'il nous reste, bon sang ?

Jambe-de-bois montra du pouce un rouleau de cordelettes en chanvre suspendu à un crochet au-dessus de sa tête.

_ Il te reste ça. T'en choisis une, tu l'attaches à la branche d'un arbre, puis tu l'enroules autour de ton cou et tu plies d'un coup sec tes deux jambes. Après, t'es peinard pour l'éternité et aucune saloperie ne vient perturber ton sommeil.

_ Pourquoi tu ne le fais pas toi en premier, tiens, puisque t'es le plus dégoûté d'entre nous ?

_ J'peux pas. J'ai une prothèse, et elle ne se plie pas.

Le barbier jeta l'éponge. Il se ramassa sous son caisson et se prit la tête entre les mains, probablement pour continuer de fredonner en son for intérieur...

Il n'existait pas. Il l'inventait au gré de ses soupirs, parfaitement conscient de so inaptitude à la mériter un jour. Son bouy de glace était là pour lui renvoyer l'absurdité de son physique, indissociable de l'incongruité de ses espérances. Il était petit, presque bossu, maigrochon, moche et aussi pauvre que Job, il n'avait pas de toit, pas de famille et aucune chance d'améliorer sa chienne d'existence d'un iota. Aussi se contentait-il d'incarner son propre rêve, juste pour s'accrocjer quelque part tandis que le reste du monde lui échappait un rêve réprimé, impossible, difficile à revendiquer sans se couvrir de ridicule et qu'il rongeait, dans son coin, comme un os savoureux et désespérément nu.

Il me fendait le coeur.

_ Approche, petit, me lança Jambe-de-bois en dévissanty le couvercle d'un bocal de bonbons.

Il me tendit une sucrerie, m'invita à m'asseoir à côté de lui et me dévisagea longuement.

_ Montre voir un peu la bouille que t'as, fiston, me dit-il en me relevant le menton du bout du doigt. Hum ! On dirait que le bon Dieu était particulièrement inspiré pendant qu'il te sculptait, mon garçon. Vraiment. Quel talent !... Comment ça s'fait que t'as les yeux bleus ? Ta mère est française ?

_ Non.

_ Ta grand-mère alors ?

_ Non.

Sa main rugueuse fourragea dans mes cheveux avant de glissert lentement sur ma joue.

_ T'as vraiment une frimousse d'ange, petit.

_ Tu lui fous la paix au môme, menaça Bliss le courtier en surgissant du coin de la rue.

Le vieux goumier retira vivement sa main.

_ Je fais rien de mal, grogna-t-il.

_ Tu sais très bien de quoi je parle, dit Bliss. Je te préviens, son père n'est pas commode. Il t'arracherait l'autre jambe sans que tu t'en aperçoives, ert il me déplairait d'avoir un cul-de-jatte dans ma rue. Parait que ça porte la poisse.

_ Qu'est-ce que tu racontes, mon bon Bliss ?

_ A d'autres, vicelard. Pourquoi tu j'irais pas en Espagne, toi qui aimes tellement en découdre, au lieu de moisir dans ton trou en salivant sur des gamins ? Ca barde toujours là-bas, et on réclame de la chair à canon.

_ Il ne peut pas y aller, dit le barbier. Il a une prothèse, et ça se plie pas.

_ Toi, la blatte, tu écrases, fit Jambe-de-bois pour sauver la face. Sinon, je te ferai avaler une à une toutes tes dégueulasseries de rasoirs infectés.

_ Faudrait que tu me rattrapes d'abord. Et puis, j'suis pas une blatte. J'sors pas d'un caniveau et j'ai pas d'antennes sur le front, moi.

Bliss le courtier me fit signe de edéguerpir.

Au moment où je me levais, mon père déboucha d'un pertuis. Je couris à sa rencontre. Il rentrait plus tôt que d'habitude : à sa mine radieuse et à l'emballage qu'il serrait sous son aisselle, je devinai qu'il était content. Il me demanda d'où je détenais le bonbon et retourna aussitôt auprès du boutiquier pour le payer. Jambe-de-bois tenta de repousser l'argent, prétextant qu'il s'agissait d'une simple sucrerieet que ça venait du coeur. Mon père ne l'entendit pas de cette oreille et insista pour que le boutiquier prenne son dû.

Ensuite, nous rentrâmes à la maison.

Mon père déballa, sous nos yeux, un large papier brun, et nous remit, à chacun, un cadeau : un foulard pour ma mère, une robe pour ma petite soeur et une paire de bottes en caoutchouc, flambant neuve pour moi.

_ C'est de la folie, dit ma mère.

_ Pourquoi ?

_ C'est beaucoup d'argent, et tu en as besoin ?

_ Ce n'est qu'un début, s'enthousiasma mon père. Je vous promets que dans pas longtemps on va déménager. Je travaille dur, et j'y arrive. Les chosers ont l'air de marcher, alors pourquoi ne pas en profiter ? Jeudi, j'ai rendez-vous avec un commerçant qui a pignon sur rue. C'est un gars sérieux, il s'y connait en affaires. Il va me prendre comme associé.

_ Je t'en prie, Issa. Ne parle pas de tes projets si tu veux les réaliser. Tu n'as jamais eu de chance.

_ Je ne te dévoile pas tout, voyons. Ca va être une sacrée surprise. Mon futur associé a exigé une somme d'argent précise pour m'embarquer, et cette somme... je l'ai !

_ Je t'en supplie, n'en dis pas plus, s'effaroucha ma mère en crachant sous son giron pour éloigner les influences malfaisantes. Laissons les choses se faire dans la discrétion. Le mauvais oeil ne pardonne pas aux bavards.

Mon père se tut, ce qui n'empêchera pas ses yeux de briller d'une jubilation que je ne lui connaissais pas. Cette nuit-là, il tint à fêter sa réconciliation avec le sort, il égorgea un coq chez le volailler, le dépluma et le vida sur place sur place avant de le rapporter à la maison au fond d'un couffrin. Nous dînâmes tard dans la soirée, en catimini, par respect pour les gens du patio qui souvent n'avaient pas grand-chose à manger.

Mon père exultait. Une bandce de copains lâchée au beau milieu d'une kermesse n'aurait pas été plus enjoué que lui. Il comptait les jours sur ses doigts. Encore" cinq, encore quatre, encore trois...

Il continuait de se rendre à son travail, sauf qu'il rentrait plus tôt. Pour me voir courir à sa rencontre... Me trouver endormi aurait gâché son plaisir. Il préférait que je sois debout à son retour. De cette façon il s'assurait que j'étais bel et bien conscient que le vent tournait, que notre ciel se dégageait, que mon père à moi était solide qu'un chêne, capable de soulever les montagnes rien qu'avec la force de ses poignets...

Et vint ce jeudi tant attendu.

Il est des jours que les qiasons renient. La fatalité s'en préserve, et les démons aussi. Les saints patrons s'y inscrivent aux abonnés absents, et les hommes livrés à eux-mêmes s'y perdent à jamais. Ce jeudi-là en était un. Mon père l'avait reconnu tout de suite. Dès l'aube, il en portait le signe sur la figure. Je m'en souviendrai le restant de ma vie. C'était un jour laid, misérable, violent, qui n'arrêtait pas de se lamenter à coups d'averses et de tonnerres aux accents d'anathème. Le ciel broyait du noir à ne savoir comment s'en sortir, les nuages cuivrés comme autant d'humeurs massacrantes.

_ Tu ne vas pas sortir par un temps pareil, dit ma mère.

Mon père était sur le pas de notre pièce, les yeux rivés sur ces ecchymoses obscures pavant le ciel tel un mauvais présage. Il se demandait s'il ne lui fallait pas reporter son rendez-vous. Mais la chance ne sourit pas aux indécis. Il le savait, et supposait que le pressentiment qui le tourmentait n'était que le Malin qui tentait de l'en détourner. Soudain, ils e retourna vers moi et me somma de l'accompagner. Peut-être avait-il cru qu'en m'emmenant avec lui, il attendrirait le sort, en atténuerait les coups bas.

J'enfilai ma gandoura à capuchon, mes bottes en caoutchouc et me dépêchai de le rattraper.

Nous atteignîmes les lieux du rendez-vous trempés jusqu'aux os. Mes pieds chuintaient dans mes bottes gorgées d'eau et mon capuchon pesait sur mes épaules tel un carcan. La rue était déserte. Hormis une charrette renversée sur le trottoir, il y avait personne... ou presque. Car El MORO était là, on aurait dit un oiseau de proie perché sur le destin d'un homme. Dès qu'il nous vit arriver, il surgit de son abri. Ses yeux rappelaient le canon d'un fusil de chasse, ils couvraient la mort au fond de leurs orbites. Mon père ne s'attendait pas à le trouver là. El MORO n'y alla pas par quatre chemins, il lança son coup de boule, puis son pied, ensuite son poing. Surpris, mon père mit un certain temps à se ressaisir. Il se défendit vaillamment, rendit coup pour coup, décidé à vendre cher sa peau. Mais El MORO était habile, ses feintes et ses esquives de voyou aguerri eurent raison du courage de mon père, peu habitué à en venior aux mains, lui le paysan effacé et tacturne. Il tomba, faiché par un croc-en-jambe. El MORO s'acharna sur lui, ne lui laissant aucune chance de se relever. Il continua de le rouer de coups dans l'intention manifeste de l'achever. J'étais pétrifier. Comme dans un mauvais rêve. Je voulais crier, me porter au secours de mon père, pas une veine, pas un muscle ne répondait à l'appel. Le sang de mon père ne mêlait à l'eau ne ruisselait vers le caniveau. El MORO n'en avait cure. Il savait exactement ce qu'il voulait. Quand mon père cessa de se débattre, le prédateur s'accroupit devant sa proie, lui rertroussa la gandoura, son visage s'illumina comme la nuit sous l'éclair en découvrant la bourse bourrée d'argent dissimulée sous une aisselle. D'un coup de couteau, il sectionna les sangles qui la retenaient à l'épaule de mon père, et la soupesa avec sartisfaction avantr de s'éloigner sous un regard pour moi.

Mon père resta longtemps étendu sur le sol, la figure en marmelade, sa gandoura retroussée sur son ventre nu. Je ne pouvais rien faire pour lui. J'étais sur une autre planète. Je ne me souviens pas de la façon dont nous sommes rentrés chez nous.

"J'ai été vendu, pestait mon père. Ce chien était là pour moi. Il m'attendait. Il savait que j'avais de l'argent sur moi. Il le savait, il le savait... Ce n'est pas un coup du hasard, non, ce fumier était là pour moi."

Puis il se tut.

Durant des jours et des jours, il ne prononça plus un traître mot.

J'ai vu se fendre des cierges, s'effriter des mottes de terre sous l'ondée, c'était le même spectacle que m'offrait mon père. Il se démaillait fibre par fibre, inexorablement, enfoui dans son coin, sans boire ni manger. Le visage contre les genoux et les doigts croisés la nuque, ruminant en silence son fiel et son dépit. Il se rendait comptait compte que, quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise, le mauvais sort aurait toujours le dernier mot, etr ni les serments sur la montagne ni les voeux les plus pieux n'étaient en mesure de changer le cours du destin.

Une nuit, il y eut ce soûlard qui gueulait ses colères dans la rue. Ses invectives obscènes tourbillonnaient furieusement au milieu du patio, tel un vent maléfique s'engouffrant dans un tombeau. C'était une voix féroce, faite de rage et de mépris, qui traitait les hommes de chiens et les femmes de truies et qui pormettait des jours sombres aux misérables et aux lâches,une voix souveraine, tyrannique, parfaitement consciente de son impunité, ce qui la rendait plus vile encore, une voix que les petites gens avaient appris à identifier entre mille rumeurs apocalyptiques : la voix d'El MORO !... En la reconnaissant, mon père redressa si fort la tête que l'arrière de son crâne heurta violemment le mur. Pendant plusieurs secondes, il demeura pétrifié. Ensuite, semblable à un fantôme émergeant de sa pénombre, il se leva, alluma le quinquet, fouilla dans le tas de lingerie qui encombrait une encoignure, en extirpa une vieille sacoche en cuir élimée, l'ouvrit. Ses yeux luisaient dans les refletrs du lumignon. Il retint sa respiration, médita, puis, d'un geste ferme, plongea la main dans la sacoche. La lame d'un couteau de boucher étincela dans son poing. Il se releva, enfila sa gandoura et glissa l'arme blanche dans son capuchon. Je vis ma mère remuer dans son coin. Elle comprit que son mari était devenu fou, mais elle n'osa pas le rappeler à la raison. Ce genre d'histoire ne concernait pas les femmes.

Mon père sortit dans les ténbèbres. J'entendis son pas se perdre dans la cour, semblzable à une prière dans les rafales du vent. La porte du patio grinça avant avant de se refermer. Ensuite, le silence... un silence abyssal qui me tint en joue jusqu'au matin.

Mon père rentra à l'aube. Furtivement. Il se défit de sa gandoura, la heta au hasard, remit le couteau dans sa sacoche et retourna dans l'angle de la pièce qu'il occupait depuis ce maudit jeudi. Il s'y recroquevilla et ne bougea plus.

La nouvelle se répandit tel un feu de paille sur Jenane JATO. Bliss le courtier jubilait. Il passait d'une porte à l'autre en criant : "El MORO est mort, détendez-vous braves gens. El MORO ne sévira plus, quelqu'un l'a crevé en lui pétant le coeur d'un coup de poignard."

Deux jours plus tard, mon père m'emmena dans la pharmacie de mon oncle. Il tremblait comme un fiévreux, avec ses yeux rouges et sa barbe folle.

Mon oncle ne contiurna pas son comptoir pour s'approcher de nous. Notre intrusion matinale, à une heure où les boutiquiers commençaient à peine à leber leur rideau de fer, ne lui disait rien qui vaille. Il pensait que mon père était revenu laver l'offense de l'autre jour, et grand fut son soulagement quand il l'entendit dire d'une voix atone :

_ Tu avais raison, Mahi. Mon fils n'a aucun avenir avec moi.

Mon oncle resta bouche bée.

Mon père se mit à croupetons devant moi. Ses doigts me firent mal lorsqu'il me prit par les épaules. Il me regarda droit dzans les yeux et me dit :

_ C'est pour ton bien, mon enfant. Je ne t'abandonne pas, je ne te renie pas, je cherche seulement à te donner ta chance.

Il m'embrassa sur la tête, usage réservé aux doyens révérés, tenta de me sourire, n'y parvint pas, se releva et quitta brusquement l'officine en courant presque, sans doute pour cacher ses larmes.

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Le départ.Chapitre1 message | 1 semaine

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