Chapitre IX

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Les cloches de toutes les églises sonnaient, les civils couraient dans les rues pendant que les soldats se précipitaient vers le front. Nous marchâmes huit bornes, notre barda sur le dos, jusqu’au futur champ de bataille. Il consistait en plusieurs de lignes de tranchées concentriques, sommairement aménagées. Pendant qu’on défilait en cadence et qu’on récurait des latrines, d’autres remuaient la terre sur des kilomètres. Le dix-neuf août, avec notre section, nous occupâmes un fort du nom de Torres Cabrera. Il s’agissait d’un château fort médiéval en pierre ocre. Elle avait sûrement jadis résisté aux sarrasins, elle résisterait cette fois-ci aux milices communistes. Partout autour, des trous nous attendaient. Une grosse centaine de fantassins avaient placé quelques mitrailleuses et s’apprêtaient à recevoir comme il se devait les hordes marxistes.

En tant que novice, on nous plaça un peu en retrait, sur une colline de laquelle nous avions un bel aperçu du champ de bataille mais qui se situait un peu en retrait par rapport aux forces les plus avancées. Les républicains s’échoueraient ici après avoir butté contre nos troupes les plus aguerries. On nous en avait beaucoup parlé, mais je les voyais enfin pour de vrai, les hommes de l’armée d’Afrique, nos troupes d’élite. Depuis notre position, on les entendait rire et s’esclaffer en un mélange d’espagnol et d’arabe. Par un curieux revirement de l’histoire, les mahométans qui, il y a quelques siècles, avaient menaçaient notre pays nous aidaient désormais à le sauver. Sans doute que, de leur point de vue, même le catholicisme valait mieux que l’athéisme. Avec leur fez et leur teint encore plus halé que dans le sud de l’Espagne, on les reconnaissait facilement. De là où je me trouvais, je les devinais. Je m’imaginais leur visage rieur. À les entendre rire et à les voir plaisanter, je me disais que le danger ne devait pas être bien grand. Que la bataille qui s’annonçait serait facile. Ça me rassura plus que les discours du sergent.

Lui, la mine grave, se contenta de vérifier que nous avions une bonne ligne de vue, vérifia que nos armes n’étaient pas encrassées et nous distribua une vingtaine de cartouches chacun.

— Quand ça commencera, vous resterez bien planqué dans votre trou. Vous ne faites rien sans mon ordre. Le premier qui gâche une cartouche, je lui mets une raclée ! Le premier qui commence à trembler, je lui mets une raclée ! On garde son calme, on obéit et on regarde droit devant soi ! Je vous interdis de réfléchir. Vous vous concentrez juste sur ce qu’il se passe en face et sur le son de ma voix ! Compris ?

— Oui sergent ! répondîmes-nous par reflexe.

J’avais raté le début de son discours. Seul le rythme de ses paroles m’avait alerté qu’il faudrait bientôt acquiescer à ses dires.

— Bon… Alfredo, tu montes la garde la première moitié de la nuit, Miguel, tu prends le seconde !

— Reçu !

De façon surprenante, Morphée me trouva aisément. Les privations de sommeil m’avaient plus épuisé que je ne l’avais imaginé et je m’endormis sans le réaliser dans mon trou, une mince couverture sur le dos et avec mon sac comme oreiller, ne rêvant de rien, ne pensant à rien. Un improbable moment de paix survint la veille de la bataille. Sous la protection des étoiles Andalouses, je m’assoupi profondément. Jamais nuit ne me parût plus agréable. Je me sentis plonger jusqu’aux confins de l’univers, bercé par les constellations, dorloté par les astres. Une ataraxie pleine et entière m’envahit, l’espace de quelques heures. Hélas, elle s’acheva bien vite, lorsqu’Alfredo me secoua l’épaule.

Pour la première fois, il n’hésita pas et me traita comme un homme. La fatigue aida sans doute. Exténué, il me sortit de mon voyage dans la voie lactée pour me la faire contempler. Dans un bâillement, il me lança :

— C’est ton tour.

Puis il partit s’enterrer pour dormir un peu. La joue posée contre le canon du fusil, je tâchai de penser à autre chose que la boucherie à venir. Je me figurais le visage de Maria, je me récitais les exploits des chevaliers que mon père me contait, je pensais à Fernando. Il accomplissait son service, il servait au Maroc. Lui aussi se battait, quelque part. Je lui adressai une petite prière. Je m’interrogeai, l’athéisme des rouges tenait-il à la veille de bataille ? Ou s’accordaient-ils un petit moment de recueillement, un petit moment de spiritualité avant d’affronter la mort ? Je l’espère pour eux. Dans cet affrontement auquel aucun espagnol ne pouvait échapper, seul Dieu se maintenait au-dessus de la mêlée. J’espère qu’il jugea chacun selon ses mérites et ses torts sans prendre parti. Il serait bien le seul, depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui.

Soudain, une explosion me sortir de ma léthargie. Je sursautai. Je n’eus pas besoin de donner l’alerte pour que tout notre groupe se réveille. Une seconde détonation retentit soudain. Puis une autre.

« Tout le monde à son poste ! » hurla le sergent.

Je chargeai mon Gewehr et le braquai en direction du vacarme. Le soleil n’était pas levé, je ne voyais rien mais entendais tout. Un silence de quelques minutes s’installer alors, jusqu’à ce que le sifflement d’un obus excite mon tympan. Par reflexe, je rentrais la tête à l’abris dans ma tranchée. L’impacte se produisit plus près que les fois précédentes. En contrebas, à quelques mètres de nos positions, le sol se souleva, illuminée par un bref éclair orangé.

« Ils tirent comme des brêles ! » commenta le caporal dans un rire nerveux.

« Eux, au moins, ils tirent » répondis-je en mon for intérieur.

Pourtant, petit à petit, la frayeur que provoquait leur préparation d’artillerie se mua en peur maitrisée puis en petits tressaillements. La canonnade n’était pas très intense, leur précision médiocre et je finis même par me sentir en sécurité là-haut, sur ma colline, à moitié enterré. Je ne pouvais pas espérer meilleur baptême du feu. Je plains les bleus qui n’eurent pas ma chance et qui découvrirent la guerre à l’heure des pires batailles. Au regard de celles-ci, mon premier affrontement ressemblait à une simple escarmouche. Les déflagrations survenaient au hasard et se rapprochaient de nous presque par accident. Les premiers instants de panique passé, lorsque ma lucidité revint, je réalisai que le danger n’était qu’apparent et qu’un coup au but relevait de l’improbable. Loin de nous effrayer, ces frappes à l’aveugle nous aguerrirent mieux qu’aucun entrainement. En deux heures, le terrifiant tonnerre d’acier se mua en bruit de fond à peine digne de retenir mon attention.

Cependant, après le déluge de fer, vint celui de chair. Aux premières lueurs du jour, des vagues humaines sortirent du versant d’un colline et se ruèrent sur nous.

« Attendez ! » ordonna le sergent.

Nous contemplâmes donc le massacre. Un massacre presque abstrait. De là où je me trouvais, les hommes n’étaient que des points noirs qui s’élançaient en criant et qui, pour beaucoup, tombaient, fauchés par les mitrailleuses de nos marocains. Cela n’avait aucun sens. Je ne sais pas si leur bravoure confinait à la bêtise ou si c’était l’inverse, mais je ne voyais dans leur geste qu’un suicide des plus épiques. L’incompréhension supplanta tout autre forme de ressenti en moi. Je craignais d’un jour avoir, moi aussi, à courir dans la ligne de mire de mes ennemis. Y arriverais-je aussi bien qu’eux ? L’image idéale et chevaleresque de la charge épique que je m’étais forgée se brisa au contact de la réalité et se transforma en repoussoir absolu. Il n’y avait rien d’héroïque là-dedans, juste de l’absurde. À la guerre, la vraie, on ne s’élance pas étendard au vent ; on rampe, on se cache, on serre les dents. Ce n’est pas une affaire de lions mais de rats.

Rapidement, toutefois, ces petites tâches sur l’horizon cessèrent de foncer tout droit. Elles se couchèrent, cherchèrent des couverts, s’éparpillèrent, troquant la témérité contre la survie. La leçon fut chère payée. Ou plutôt, nous la leur avions enseignée durement. Ils progressèrent donc plus lentement mais plus efficacement. Des renforts ne cessaient d’affluer au point de presque submerger nos premières lignes. Les crépitements des fusils surgissaient de partout, les impactes de balles et d’obus retournaient le champ de bataille et les beuglements des blessés ajoutait une pointe d’horreur à ce vacarme ambiant.

Pourtant je restai concentré, visant des cibles sur lesquelles je n’avais pas le droit de tirer, attentif à la seule voix de mon chef. Bientôt, je n’en doutais pas, son ordre viendrait. Quelques heures avaient suffi à m’habituer à ce triste spectacle et toute ma peur, tout mon stress, ne servait plus qu’à maintenir au maximum mon attention. Un instant de relâchement et je me serai effondré ; il ne fallait pas. L’œil alerte, je guettais mes futures victimes, ne réfléchissant à rien, ne pensant à rien. Je devins comme étranger à moi-même, simple spectateur de mes actes ou plutôt, de leur absence. En un sens, je devins réellement un soldat à cet instant. Lorsque mon libre arbitre s’effaça au profit des ordres de mon sergent. Sans le savoir, il prit l’entier contrôle de mon corps. Il aurait pu ordonner n’importe quoi, je lui aurais obéi sans discuter. J’avais abdiqué tout sentiment de compétence, je me déclarai inapte à me diriger moi-même dans ces conditions et je mis toute ma personne à son entière disposition.

En attendant, lentement mais sûrement, les milices républicaines avançaient, mètre par mètre, cadavre après cadavre. Ils troquaient leur sang contre du terrain. Au prix de leur vie, ils finirent par menacer celles des nôtres. Par leur nombre et, forcé de l’admettre, par leur courage, aussi insensé soit-il, ils menacèrent de nous emporter. Du moins les africains et légionnaires qui se battaient plus avant. Ils avaient beau tirer, hurler et encaisser, ils ne pouvaient plus contenir la marée qui déferlait sur eux plus longtemps. Un petit bonhomme agita alors les bras et, soudain, la mitrailleuse se mit à tonner deux fois plus qu’auparavant tandis que toute l’infanterie se ruait en arrière.

« Protégez nos gars, flinguez-moi ces enfoirés, vociféra le sous-officier. Feu à volonté ! »

C’est une drôle de sensation de tirer sur de vagues formes au loin. Parfois seulement des ombres. On ne nous dirait pas qu’il s’agit d’humains qu’on pourrait en douter. Je visai sommairement et appuyai sur la détente. Je ne ressentis rien de particulier. Ni l’horreur d’occire mon prochain, ni la satisfaction de sauver les miens. J’appuyais juste. Comme un automate. Un robot n’eut pas éprouvé davantage de sensation. A cet instant, peut-être, tuais-je mon premier homme. Comment savoir si la chose qui s’effondrait au loin avait été touchée par une de mes balles ou celle d’un autre ?

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