Chapitre XII

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Je ne le réalisai pas bien, mais je ne la reverrai pas avant plusieurs années. Ses mots, son geste et sa mine à la fois triste et attendrissante m’assommèrent davantage que n’importe quel barrage d’artillerie. Je titubais presque au moment de regagner mon trou. Mes compagnons avaient-ils vu ce qu’il s‘était passé ? Éreinté par la nuit blanche, rendu à moitié fou par la musique incessante et les nombreux verres, je commençai à douter de ce que j’avais vécu. Il fallut que je reçoive sa première lettre pour m’assurer de la véracité de mes souvenirs qui, déjà, commençaient à se transformer en songes, en relents flous et informes de ma mémoire.

Heureusement ou malheureusement plus surement, j’ai conservé jusqu’à aujourd’hui toutes ses missives. Tous ces mots qui me réchauffaient jadis le cœur et que je porte maintenant comme ma croix, comme une de mes innombrables croix :

« Mon cher Miguel,

Je t’écris depuis le train qui nous mène au nord, là où le feu ne s’arrête jamais et où la mort passe presque pour une délivrance. J’ai entendu bien des rumeurs sur l’état de nos auspices et, pire, celui de nos soldats. Je t’en passerai les descriptions, tu n’en as pas besoin. Et puis, il demeure possible, du moins je l’espère, que tout ceci ne soit qu’affabulations ou, à tout le moins, exagérations.

En attendant, l’image de ton visage m’accompagne pendant le voyage et il arrive, sans que je n’y prenne garde, que ta voix remplace agréablement le bruit du wagon sur les rails. Je ne peux que te l’avouer, tu me manques. À Paula aussi d’ailleurs. Elle te passe le bonjour et espère que tu penseras aussi un peu à elle. J’espère que tu nous écriras vite. J’espère que tu m’écriras vite.

Bien à toi, Maria. »

Sous le cagnard ou les orages, je pensais à elle. Je m’imaginais des rêves tendres et je me sentais plus amoureux encore que lorsque nous nous trouvions face à face. Comme si ne plus la côtoyer me permettait de l’idéaliser. La réalité me comblait déjà mais je ne pouvais pas m’empêcher de lui accoler mes rêves et fantasmes. Je lui répondais comme je pouvais, tâchant d’éviter les fautes et d’atteindre son niveau de prose. Je regrettai le peu de sérieux que j’avais accordé à mes études. Tant bien que mal, j’essayais de faire transparaître le feu qui brûlait en moi, l’absolue pureté de mes sentiments, cet amour de jeunesse qui ne frappe qu’une fois et pour lequel on se sacrifierait sans hésiter.

Pour le plus grand bonheur des amoureux des lettres, mes piètres écrits de jadis se sont perdus Dieu sait où. Ils existent peut-être encore, quelque part. Ils ont plus probablement fini dans le feu d’une cheminée. Qu’importe… Toujours est-il que je l’aimais et que mes maigres talents d’auteur ne la rebutaient pas. Elle en riait. Je le sentais à travers ses réponses :

« Miguel, mon très cher Miguel,

Je finis par m’habituer à passer outre la forme pour me concentrer sur le fond avec toi. Tu n’es finalement pas si différent en vrai que sur papier. Une attitude tout à fait indélicate, un penchant pour la vantardise mais un sourire contagieux et un je ne sais quoi qui interdit à quiconque de t’en vouloir bien longtemps. Va savoir pourquoi mais, maintenant que nous sommes loin, la plume à la main, je m’ouvre beaucoup plus facilement.

Ici, le travail est exténuant. Les hommes nous parviennent par dizaine, parfois par centaine. J’ai fini par m’habituer à des horreurs que je n’aurai jamais cru possibles. On jurerait que certains se sont changés en monstre… Aussi bien au niveau du physique que du comportement. La nuit, j’en entends certains hurler à la mort jusqu’au petit matin. Les plus abimés au dehors ne sont d’ailleurs pas toujours les plus atteints au-dedans. Je prie chaque jour Dieu pour qu’il t’épargne ces affres-là. Tâche de rester aussi éloigné que possible des affrontements. Je crains qu’ils n’aient que peu à voir avec ce qu’ils étaient il y a encore un an.

Je pense fort à toi et je t’embrasse,

Ta Maria. »

De mon côté je lui parlais, sans doute, de ma vie de soldat, ou de bouche trou plutôt, au sens le plus littéral du terme. J’occupais une tranchée. Je défendais un point que personne n’attaquait et je me battais davantage avec la crasse qui obstruait mon arme ou la boue qui remplissait mes souliers qu’avec un quelconque ennemi. Pour moi, l’entrainement se révélait plus dur que le front. Je le craignais plus que le retour en première ligne. En face, se trouvaient sûrement d’autres figurants. Nous pointions nos armes vers l’horizon avec seulement le soleil en ligne de mire. L’armée républicaine aurait pu déserté, je ne m’en serais pas rendu compte. J’aurai continué à braquer mon fusil au loin, à l’affut du moindre bruit.

Sans les journaux, sans les quelques avions qui survolaient la plaine, j’aurais juré qu’ils me surveillaient, sans les harangues mensuelles du colonel ; j’aurai pu douter du conflit. Un beau jour, un clown serait apparu, m’aurait révélé que tout ceci n’était qu’une grande mascarade, une expérience sociale des plus ambitieuses que cela ne m’aurait qu’à moitié surpris. Mais c’eut été trop d’actions, trop d’émotions, trop de rebondissements. Non, pour moi, de l’ennui à foison, de l’ennui à n’en plus finir, de l’ennui à en espérer le combat, la mort et les pleurs plutôt que de rester ici avec la morne impression de ne servir que de ligne de démarcation vivante.

À côté de mon quotidien, les lettres de Maria me paraissaient épiques. Il y avait du tragique, des gens qui arrivaient hurlant et dont on savait au premier regard qu’ils n’en réchapperaient pas ; il y transparaissait de l’héroïsme, tant des hommes à peine remis qui se ruaient à nouveau au combat que des femmes qui sacrifiaient leur sommeil à nos valeureux combattants ; enfin, il y transparaissait de l’amour, celui des soldats envers le drapeau, celui des médecins envers la vie et, peut-être le plus morne de tous en comparaison, le sien envers moi. J’avais honte de lui révéler que, de mon côté, je m’embêtais. Aussi affabulais-je quelque peu. J’inventais de petites escarmouches sans gravité. Je multipliais par cinq ou dix les rares obus d’artillerie qui s’écrasaient non loin de nous, c’est-à-dire dont on entendait parler dans le journal du régiment. Je transformais, à l’aide de ma plume, un quotidien morose en journal de guerre car de guerre, ici, il n’y avait pas.

En travestissant quelque peu la réalité, j’espérais mériter son affection, encore ce stupide mérite, et, plus que tout, conjurer l’éventualité selon laquelle elle pourrait s’éprendre d’un vrai soldat, d’un vrai homme. La propagande ne cessait jamais de vanter l’exploit des tercios, des requetés et des africains, sans cesse en prise avec l’ennemi. Comme je me sentais petits face à eux. Insignifiant même. Et comme je craignais que Maria ne finisse par les observer, les admirer puis les désirer plus que moi. Dans les Asturies, en Catalogne et en Castille se trouvait l’élite, en Andalousie les trouffions.

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