Chapitre XIII

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Moi-même, j’ai encore du mal à le concevoir, je douterais presque de mes souvenirs, mais j’aurais volontiers troqué l’ennui contre la mort, ou du moins son risque. Assailli par les balles, on ne rêve que de calme ; terrassé par la plus morne des monotonies, on en vient à regretter la ferraille qui s’abat sur soi. Et tant pis pour les camarades.

Evidemment, on ne la regrette pas vraiment car, à peine son vacarme retentit-il à nouveau et ses infernales vibrations nous font-elles trébucher que nous désirons à nouveau le désœuvrement. Mais il faut cet instant de terreur que seule les machines de guerre modernes parviennent à créer pour nous faire éprouver à nouveau ce désir de torpeur mais de torpeur sûre.

D’ici à ce que cet instant ne survienne, je me morfondais et me rêvais blessé entre les mains de Maria plutôt que sain en prise avec la boue. Je me lassais de tout, même de mes amis. Vivre avec eux au jour le jour m’insupportait de plus en plus et cet ennui se trouvait renforcée par l’éloignement de mon aimée. Son désir me brûlait, leur présence me détruisait.

Sergio me bassinait avec ses blagues balourdes, son rire gras et sa façon de plisser ses yeux gris et sans éclat. Marco ne ratait jamais une occasion pour me harceler avec ses grandes idées politiques. Un propagandiste ambulant, la subtilité en moins, et Dieu sait que la subtilité n’était pas le fort de nos généraux. Il fallait entendre les élucubrations de Queipo de Llano qui parlait des femmes de nos ennemis : « Elles sauront ce que sont des hommes et pas des pédés de miliciens » Et pourtant, bien que moins crues, les diatribes de Marco m’agaçaient davantage que les âneries de nos pontes. Au moins, ceux-là, il suffisait d’éteindre la radio pour ne plus les entendre.

Marco, lui, te poursuivait jusque dans ton trou pour te faire part de ses nouvelles théories. Un jour il sautillait vers moi en agressant mes oreilles : « Tu sais, je pense qu’un roi ne serait pas si mal. Il… » Généralement, j’arrêtais d’écouter à « Je pense. » En effet, dès le lendemain, il revenait agresser mes pauvres oreilles : « Finalement, la république a du bon. Mais pas celle-ci. Je pense que ce qu’il nous faudrait… » Il ne s’arrêtait jamais, comme ses idées, et il m’est même arrivé une fois de tirer en l’air juste pour entendre chanter la poudre plutôt que ses interminables monologues. J’écopai de trois jours de trou, trois jours loin de lui. Hélas, je ne pouvais raisonnablement pas y écouler toute la guerre.

À force d’entendre déblatérer des bêtises j’en vins presque à regretter de ne pas appartenir au camp d’en face. Eux, au moins, ils avaient des intellectuels. Des philosophes, des écrivains, des journalistes, des gens qui savaient s’exprimer sans injurier. Nous, nous avions des soldats. Eux maniaient la plume, nous l’épée. Il fallait appartenir à la classe des bourgeois, et encore, à celle des bourgeois de salon, pour s’imaginer que la première l’emporterait sur la seconde. Leur propagande était si bien rôdée que chacune de leur défaite paraissait un éclair dans leur ciel bleu de mensonge.

Le temps d’Arriba ! et de ses idées était révolu. Aujourd’hui, seul comptait la victoire et sa perspective seule me permettait d’encaisser toutes ses privations, à commencer par celle de profiter de la vie. Durant cette période, survint alors le plus rude coup que la guerre ne m’asséna jamais : Maria, du jour au lendemain, cessa de m’écrire. Ma seule oasis de réconfort s’évanouit. J’attendis cette lettre des semaines, des mois jusqu’à presqu’un an. Je ne pouvais rien faire et je demeurais tétanisé par la raison derrière ce silence. Était-elle morte ? Avait-elle trouvé un autre homme ? En toute honnêteté, je ne sais même pas ce qui m’aurait fait le plus mal. Mais ce doute, cette incertitude comme une lame plantée dans mon estomac me torturait. Il m’arrivait, sans raison, de vomir dans mon trou. Je harcelais de message quiconque aurait pu avoir une information mais, éloigné du front et sans contact, je n’obtins rien.

Le réconfort qu’essayaient de m’apporter mes camarades et jusqu’à mon frère m’exaspérait et je me faisais violence pour ne pas exploser. Seul Alfredo, son frère, comprenait ma peine. Cela me rassura à moitié. Si Maria ne lui envoyait rien non plus, ça ne pouvait être à cause d’une histoire de cœur ? Elle l’aurait confié à son ainé. Hélas, cela signifiait qu’il était survenu quelque chose de grave. Lorsque nous montions la garde tous les deux, le silence qui s’établissait n’était pas entaché de gêne comme avec les autres. Nos chagrins respectifs entraient en résonnance et, sans que nous n’ayons besoin de rien dire, nous nous comprenions et passions un meilleur moment qu’avec n’importe qui d’autre.

L’entrainement lui avait volé sa bedaine mais sa moustache tombante demeurait. Elle aussi paraissait triste. Jamais il ne s’exprima vis-à-vis de Maria et moi mais il savait. J’en suis sûr. Comment ? peut-être l’avait-il vue m’embrasser à cette fameuse soirée. Peut-être lorgnait-il sur mes lettres, y décelant le nom et l’écriture de sa sœur. Quoi qu’il en soit, il conserva une infinie pudeur à ce propos et ne m’interrogea jamais dessus. C’est ce silence, ce silence dont jamais je ne le remercierai assez, qui nous unit. Alors que je m’éloignais de tous les autres, de lui, je me sentais proche, presque aussi proche que de Fernando.

J’en étais arrivé à un tel point de désolation que l’annonce de notre départ pour la Castille me soulagea presque. Le risque de mourir remplaçait enfin la certitude de vivre. Fernando nous exposa la situation, à la fois enthousiaste et inquiet. Après presqu’un an et demi, occasion lui était donnée de prouver sa valeur, hélas, au péril de ma vie.

— Messieurs ! Ça barde pas mal autour de Madrid et on nous envoie épauler nos vaillantes troupes. La vermine rouge se débat et on a besoin d’hommes pour la dompter. On part demain, préparez-vous, ça va vous changer de la paluche et des virées à Cordoue.

Je reconnaissais bien là le militaire s’exprimer. Il avait beau afficher ses galons de lieutenant, il demeurait aussi vulgaire et indélicat qu’un troupier ; peut-être plus encore, tant cette manie de jurer était répandue à l’armée. Mais, chez lui, je le tolérais. Je l’appréciais même ; il s’agissait de mon frère après tout.

Pour la première fois de ma vie, je pris donc le train. Celui-là même qui avait porté Maria vers son funeste destin. Peut-être, songeais-je, que si je venais à trépasser, nous nous retrouverions là-haut. Le soleil d’été bénissait de sa lumière notre trajet. Cette douce chaleur, le ronronnement des roues, le confort des sièges et la fatigue à laquelle je pouvais m’abandonner détendirent mon corps comme jamais depuis le début de la guerre. Tout cela provoqua chez moi un plaisir physique qui compensa, un peu, un tout petit peu, mes afflictions du moment.

Je me délectais de ce moment et adressai une prière pour qu’il ne s’arrête jamais. J’aurais voulu que la locomotive ne s’arrête jamais. Qu’elle nous porte en Astruries, en Catalogne, en Galicie ou même à l’étranger si elle le désirait. Mais qu’elle roule, qu’elle crache sa fumée et qu’elle prolonge à jamais son odyssée. Je m’imaginais sans problème écouler le reste de ma vie à contempler de beaux paysages dans une perpétuelle somnolence. Et puis, pourquoi pas voler au lieu de rouler. Parcourir les nuages, les presser pour arroser les déserts, virevolter entre les montagnes, leur voler leur neige pour la coller au ciel…

Hélas rien de tout cela ne survint. À la place, quand je me réveillais, nous étions arrivés et les hurlements des officiers m’ordonnaient de descendre. Ça, je l’avais fait au moment d’ouvrir les yeux. Je pris donc mon fusil, mon sac et rejoignis mes camarades. Au moins, personne n’en doutait, nous allions guerroyer pour de vrai. Étrangement, après une longue période de procrastination, cette perspective remonte le moral du soldat. L’attente est, de loin, plus terrible que l’action. L’action, soit on s’en sort et on s’en trouve ragaillardi, soit on meurt. On s’attriste de la défaite, on savoure la victoire, mais on ne regrette jamais l’action. En y repensant, c’était sans doute davantage pour elle que pour une cause que je m’étais engagé au départ. Il devait exister un peu d’Esteban en moi après tout.

En tout cas, l’ambiance changea radicalement. Avant même notre montée au front, nous décelions les mines graves des officiers. Aucune insouciance, aucun relâchement ; nous quittions le bas à sable pour pénétrer dans l’épicentre de la guerre, le maelstrom de toute violence : la Castille. Personne ne parlait, tout le monde hurlait ; les malheureux qui avaient le malheur de marcher se faisaient rabrouer et les vétérans que nous croisions posaient sur nous des regards tantôt désolés, tantôt moqueurs. Je les entendais pronostiquer nos chances de survie, goguenards. Tous, nous ressentîmes soudain une intense pression. En un claquement de doigt, l’Andalousie, sa morosité et son calme plat nous manquèrent. Sergents et caporaux eux-mêmes n’en menaient pas large. Et mon frère zieutait régulièrement derrière lui pour s’assurer que j’allais bien, alors que rien n’avait encore commencé. Toute sérénité avait disparu. On ne nous avait rien expliqué, nous savions déjà vers quoi nous nous dirigions.

On ne nous laissa pas le temps de souffler qu’on nous ordonnât déjà de marcher vers nos positions, un champ en plaine ouverte non loin d’un petit village dont j’ai complétement oublié le nom. En revanche, je me rappelle parfaitement de la randonnée martiale qui nous y conduisit. J’avais l’impression de découvrir un nouveau pays, comme si j’avais quitté l’Espagne pour une nation lointaine. Ici, tout était plat. Le sol jauni par les blés s’étendait à perte de vu et seuls les villages et moulins venaient troubler cette étendue monochrome. À croire qu’il n’existait que deux couleurs en cette contrée : l’or de la terre et le bleu du ciel. Les bruits et l’odeur aussi différaient de mon pays natal : les insectes s’égosillaient et leurs milliers de petites voies provoquaient un bruissement qui se mariait parfaitement à la forte odeur de foin. La castille s’avérait corsée, à mille lieux de la douce Andalousie, toujours embaumée par le parfum des fleurs, l’arôme du bois et éternel théâtre des oiseaux qui jamais ne cessaient d’y chanter.

Je n’appréciais guère cette région. Mais peut-être ne parvins-je pas à me montrer objectif. En effet, déjà, mon œil de soldat s’exerçait et une crainte diffuse s’instilla en moi : il n’existait aucun couvert naturel. Si bataille devait être livrée, aucun escarpement ni aucune roche ne viendrait nous protéger des obus. Les vallons protecteurs du sud laissaient place à un vaste champ de tir qu’on devinait parsemé de tranchées. Ce paisible endroit devint ma terreur. Comment un fantassin pouvait survivre à un assaut ici ? Derrière qui, si ce n’est son frère d’arme, se réfugierait-il lorsque mugiraient les mitrailleuses ? À ces pensées, une odeur de poudre me vint aux narines, sans que je ne sache si elle provenait de mon esprit ou des combats qui avaient souillé ce lieu et qui ne tarderaient pas à reprendre.

Au fil de notre marche, cependant, d’autres teintes s’installaient : le gris des cratères d’obus, le marron de la terre retournée, le rouge des traces de sang séché. Les tranchées d’ici n’avaient que peu avoir avec les vulgaires trous d’où nous venions. Ici, tout était plus grand, plus organisé et mieux aménagé.

Lorsque nous prîmes la relève, nous vîmes une vingtaine d’hommes hagards sortir de leur couvert, le regard à l’affut, prêts à y replonger à la moindre détonation. La mort, ces gens l’avaient vue, ils l’avaient même côtoyée de trop près pour en ressortir indemnes. C’était des phalangistes, comme nous ; ou plutôt, ils étaient tels que nous serions sous peu. La fatigue les harassait et aucun ne regrettait d’avoir à quitter sa position. Il ne s’agissait pas des fous furieux d’Afrique qui criaient sans cesse « ¡ Viva la muerte ! ». C’était de braves gars, comme nous, de sympathiques castillans plus ou moins politisés que la guerre avait transformés en soldats. Cette démonstration de peur et de soulagement éveilla mes sens. L’oreille tendue, j’entendis l’officier sur le départ murmurer à mon frère :

« Pour l’instant, ils tâtent le terrain… Le déluge sera pour vous… Bonne chance ! »

Fernando hocha la tête. Je crus déceler un sourire. Je n’en suis pas sûr. Peut-être que l’image que je me fais de lui déteint trop sur mes souvenirs. Au fond, il avait beau se la jouer bravache à l’excès, il restait un homme. Mais, je le crois, son cœur appartenait à ces africains qu’il avait quitté, la mort dans l’âme, pour me protéger. Lui aussi aurait aimé hurler « ¡ Viva la muerte ! » avant de charger l’ennemi. Seulement, j’existais. En tout cas, pour ma part, je n’en menais pas large avant de pénétrer dans ce dédale de boyaux. Ils ressemblaient plus à des fosses communes qu’à des remparts. J’avais l’impression de mettre un pied en enfer, d’entrer de mon plein grès dans une fausse commune que l’ennemi n’aurait plus qu’à recouvrir pour nous faire rejoindre le royaume du dessous. Et là encore, subsistait le rouge des tâches de sang séché.

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