Chapitre XIV

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Au fur et à mesure que nous avancions, que nous nous faufilions plutôt, aux vues de l’étroitesse des tunnels que nous empruntions, s’élevait une odeur cadavérique, celle des macchabées et des agonisants. Combien avaient vécu ici avant de trépasser, fauchés par un obus malchanceux ? Déjà, s’offrait à nous la sombre perspective de ce destin funeste qui ne devait rien à la compétence ou au courage mais tout à la providence. Ici, une explosion avait eu lieu. On la devinait sans mal à la terre noircie qui constituaient les murs, au creux dans le sol et aux éclats de fer et d’os qui parsemaient les poutres. Pour échapper à ce sort duquel aucune armure ni couvert ne protégeait totalement, il fallait s’en remettre à la prière. Hélas, ceux qui avaient succombé ici priaient sans doute, eux aussi. Peut-être même avec plus de ferveur que moi. Le décès comme probabilité mince mais continue : voilà ce qui terrifie véritablement le fantassin enterré.

Heureusement, les copains étaient là. Oui, ceux que je ne supportais plus quelques heures auparavant redevinrent en un instant mes amis. À la vue du sort qui nous guettait, il ne pouvait pas en aller autrement. On se protégerait les uns les autres, on rirait et souffrirait ensemble et le sort de chacun serait ressenti par tous. Nous formions un corps à plusieurs consciences et la perte d’un seul d’entre nous serait ressenti plus durement que celle d’un membre. Se retrouver armé face à des gens qui veulent vous tuer transforment les opposants en bêtes féroces, en monstres de conte, en démons sanguinaires tandis que ceux qui luttent à vos côtés revêtent les traits des parents les plus proches. Voilà, je pense, une vérité universelle en temps de guerre.

Lorsque le danger se fait sentir, on redevient une meute prête à mordre de concert et donc chaque loup tuerait et mourrait sans hésitation pour son prochain. Oui, voilà ! Nous étions devenus des loups ; les fameux « loups pour l’homme » ; et quelque secondes dans leur peau me firent mieux comprendre leur psyché à la fois prédatrice et protectrice que n’importe quel traité animalier.

Les deux premiers jours, notre installation se déroula bien. Nous n’entendîmes pas un coup de feu, le réseau était mieux aménagé que chez nous et on commença même à faire la connaissance des sections alentours. Je me souviens d’un plat chaud que nous partageâmes autour d’une marmite, de quelques rires et même de quelques chants. La rencontre d’étrangers rompit la lassitude qui s’était instillée au sein de notre group. Naïfs, stupides plutôt, nous crûmes que cela pourrait durer, voire, avec un peu de chance, s’éterniser. La troisième nuit nous fit vite déchanter. Aujourd’hui, je ne me rappelle d’aucun visage de ces sympathiques voisins.

Alors que je dormais paisiblement, presque impatient d’être à demain, un orage de fer s’abattit sur nous. Un indescriptible vacarme me tira de mon sommeil, me poussa au bord de la panique et m’étourdit par ses simples vibrations. La terre tremblait, des flammes surgissaient partout autour de moi et le souffle des obus me ballotait. Séisme, volcan et tornade, tous aux ordres de l’ennemi, s’acharnaient sur nous.

Lever la tête pour observer relevait de l’exploit. Je ne m’y risquai pas. Je priai simplement pour qu’aucun tir n’atterrisse sur ma position. Soudain, dans le ciel, nous entendîmes le vrombissement des moteurs. Mais comment réagir ? Je me trouvais recroquevillé au fond de ma tranchée. Je ne pouvais pas me protéger davantage. Quelle ironie, c’était là, au milieu des tapis de bombes, prêt à finir enterré vif, que je me trouvais le plus en sécurité. Au moment où j’aperçus, à travers la fumée, les avions survoler notre position, une multitude de déflagrations survinrent. Je me bouchais les oreilles et hurlais, je crois. Je crois car la cacophonie ambiante masquait à mon ouïe jusqu’au son de ma propre bouche. Elle enfonçait mes tympans comme une porte avec un bélier. Je crus les sentir exploser.

Puis, soudain, tout s’arrêta. Ce brusque retour au calme failli m’achever. Je crains même que mon cerveau, réduit en bouillie, n’ait fait perdurer quelques secondes de plus l’infernal orchestre. Comme s’il ne croyait pas lui-même à cette transition des plus brutales. Mais une voix familière m’extirpa de ma torpeur.

« Levez-vous, tas de loques ! Défendez la ligne ! »

Le sergent ! Son timbre roque ne sonna jamais aussi doux ; une véritable caresse, un nuage de volupté et de délicatesse. Sans réfléchir, mes automatismes ressurgirent. Je me levais, braquais mon fusil et attendis que la voix m’indique quoi faire. Soudain, une multitude de silhouettes surgirent, hurlant je ne sais quoi, et se ruèrent vers nous. Qu’est-ce qu’elles étaient nombreuses ! Je ne pouvais pas croire qu’il existait tant de rouges. Je pouvais encore moins croire que nous avions la moindre chance de les arrêter. Mon corps se mit à frémir.

« Feu à volonté ! Crevez-moi cette vermine ! »

Je visais, je tirais je rechargeais ; je visais, je tirais, je rechargeais ; je visais, je tirais, je rechargeais… sans cesse. À ma droite, notre mitrailleuse se déchainait sur nos assaillants dans une cadence infernale. Bientôt, des balles nous parvinrent en retour. De petits monticules de terre se soulevaient à leur impact et leur sifflement harassaient mes oreilles. Soudain, au loin je décernai, une chose monstrueuse, un de ces terribles engins de mort : un char, puis deux, puis six. Nous n’avions rien pour les détruire. Notre artillerie demeurait silencieuse et les pertes que nous infligions ne représentaient rien face au raz de marée qui menaçait de nous submerger. Étreint par la peur, je laissai tomber mes cartouches. Je les ramassais maladroitement pendant que le sergent me rabrouer. Je l’entendis, et pourtant ses hurlements ne me parvenaient plus. Déboussolé, je regardai autours de moi, le cherchais avec insistance, presque impatient qu’il s’acharne. Je le trouvai alors, un trou au milieu des yeux, avec toujours cette même expression de colère inscrite sur le visage.

Comment s’appelait-il ? Je doute de l’avoir jamais su. En tout cas, la mort de ce tyran me refroidit mieux qu’un millier de blindés. Cet homme, toujours si sûr de lui, si ardent dans la bataille, je me l’étais figuré invincible. Jamais je n’aurais soupçonné qu’il puisse trépasser. Encore moins comme ça. Alors, pour planter le dernier clou dans le cercueil de mon sang froid, notre mitrailleuse s’enraya. Cette musique rassurante s’interrompit pour laisser place à un toussotement maladif. Ici, même les machines mourraient. Esteban s’acharnait à la ressusciter, mais en vain. Et les aboiements de nos ennemis se rapprochaient.

« Grenades et on décroche ! » tempêta mon frère.

Calme et impériosité, tels étaient les mots qui me vinrent. Ces quatre mots respiraient à la fois l’expérience et la compétence. Fernando avait été bâti pour se battre et il n’éprouvait nulle honte à se replier en cas de danger. D’autant plus que je me trouvais parmi ses troupes. Il m’avait jeté un coup d’œil avant de se décider. Il m’avait jaugé et estimé incapable de tenir davantage. Moi comme l’ensemble de mes camarades d’ailleurs. S’il n’avait commandé qu’à des Fernando, il aurait sans doute exigé qu’on tienne ; mais un bon officier s’adapte au réel. Nous n’en pouvions déjà plus.

Tout le monde emporta ses armes et se retira à travers le dédale qui nous offrait une voix de salut. Tout le monde sauf Ricardo. Il restait là, tétanisé, incapable de bouger si ce n’est de trembler. Le caporal chercha bien à le tirer vers nous mais il ne pouvait pas s’encombrer d’un boulet pareil sur une longue course. Après l’avoir giflé pour lui rendre conscience, il abandonna. Nous abandonnâmes, trop terrifiés pour risquer notre vie au profit d’un corps que l’âme avait déserté. Je ne le revis plus jamais. Seul Marco hurla son nom lorsque nous battîmes en retraite. Quelle tristesse, les années passant, je me rappelle mieux du dos que du visage de celui qui fut, un jour, mon ami. Il avait les joues creuses et le crâne long… Je crois… Non, en fait, je n’en sais rien. Seul son échine, fine, fragile et vacillante, demeurera à jamais gravée dans ma mémoire. Comment a-t-il fini ? Peut-être vit-il encore, comme moi, en vieillard rabougri. Plus probablement, il acheva sa vie fusillé, sans même pleinement réaliser son sort. De toute façon, Ricardo était mort durant la bataille. Sa carcasse n’aurait jamais pu abriter autre chose qu’une psyché brisée. Interrompre les battements de son cœur ne changeait plus grand-chose.

De notre côté, nous n’étions pas tirés d’affaire pour autant. Il fallait courir, courir plus vite que les républicains, courir plus vite que leurs balles. Les bombardiers choisirent cet instant pour réitérer leur œuvre funeste. Grâce au ciel, leur funeste cargaison s’écrasa à côté. La roche se soulevait du sol comme un geyser et s’écrasait en gravas sur nos visages. On vacillait, on toussait, mais on ne mourrait pas. Au détour d’un croisement, d’autres compagnies se mêlèrent à la notre dans notre retraite qui ressemblait de plus en plus à une fuite. Il fallait parcourir deux kilomètres jusqu’aux positions suivantes, dont la moitié sans couvert si ce n’est celui du Seigneur. Nous l’abordâmes déjà épuise par notre course. Le réseau de tranchées s’arrêtait à nos pieds et devant nous s’étendait la vaste plaine, cimetières à venir de moult braves. Au loin, nous apercevions un village autour duquel, Fernando le répétait sans cesse, se trouvaient des abris. Il n’en fallait guère plus pour nous motiver ; la promesse d’un semblant de protection nous transforma aussitôt en guépards.

Qui sait, peut-être nous trouvions nous hors de portée de leur artillerie, mais aucune de ses munitions ne s’écrasa près de nous. En revanche, on entendit vite les balles siffler. Des gens hurlaient, se crispaient, puis se remettaient à courir, ignorant la douleur. Pendant quelques minutes, je crus qu’on s’en sortirait presque tous. Mais, soudain, un bruit d’hélices vint raviver ma peur.

Deux dizaines d’oiseaux de morts nous survolaient. Tout le monde, je pense, tourna se tête en arrière pour contempler ces rapaces nous fondre dessus. Nous accélérâmes mais, évidemment, pas suffisamment. Un ou deux courageux, ou bien fous, se retournèrent et tirèrent sur ces machines… En vain, faut-il le préciser ? J’aperçus alors leur ventre s’ouvrir et déverser sur nous leur bile dans un gargouillis métallique. Je pensais qu’ils avaient raté leur coup, qu’ils avaient largué bien trop tôt… Mais non, les bombes avancèrent vers nous comme si les avions les portaient toujours. Nous nous couchâmes tous, mains sur la tête, sans autre choix que d’encaisser. Il y eut quelques secondes de silence complet… puis le déferlement, un bouquant comme je n’en avais jamais connu ! Une odeur de poudre, de brûlé, de chair et de sang agressa mes narines. Je manquai de rendre mes tripes.

J’ai honte de m’en satisfaire, mais ma section fut épargnée. Le déluge s’était abattu plus à gauche. Là-bas, la fumée se dissipant, un charnier se dévoila. Des bras, des jambes, des tripes, des cris, rien ne nous était épargné. Marco vomit, Sergio tremblait et tous nous demeurions là, pétrifié par le massacre, les yeux vitreux.

« Ne restez pas là, avancez ! »

Je n’ai aucune idée de qui hurla cette phrase… Un officier sans doute, mais pas mon frère. En tout cas, elle nous sortit de notre torpeur. La ruée vers le village reprit aussitôt et nul ne s’embarrassa des blessés. Ceux-là, je le crains, envièrent les morts. Ceux qui avaient tenu jusque là entrèrent avec fracas dans les maisons qui nous paraissaient des forteresses. Notre section occupa une demeure familiale désertée par ses habitants à l’exception d’un grand père, assis sur son fauteuil. Il nous regarda enfoncer la porte et nous introduire chez lui comme avec une indifférence presque effrayante. Il ne devait pas davantage réagir à une mouche. Il ne nous salua pas, il ne haussa aucun sourcil ; juste, il nous regarda défiler et prendre position à ses fenêtres. Passé l’étonnement, nous ne prêtâmes aucune attention à lui, il y avait plus urgent. Marco seul tenta de le raisonner, de le convaincre de partir mais il ne broncha pas. Il gardait simplement ses yeux plantés dans les siens.

« Ramène-toi ! Laisse-le si c’est ce qu’il veut ! » ordonna mon frère.

Ce vieillard devint alors un meuble et, comme tous les meubles, on l’oublia. Nous attendîmes alors l’assaut mais il ne vint pas. Heureusement pour nous, je ne pense pas qu’on aurait tenu très longtemps. L’ennemi laissa passer sa chance pour se réorganiser. Nous nous mîmes alors à creuser autour du bourg. Les positions furent améliorées, des barricades furent levées et chaque bâtiment se mua en citadelle. Les armoires bloquaient les portes tandis que les lits formaient de nouveaux couverts. En une nuit, ce village se transforma en fort. Ses murailles furent mises à rude épreuve, mais pas autant que ses défenseurs.

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