Chapitre XV

9 minutes de lecture

L’idée de sommeil nous déserta et seule l’adrénaline nous maintint dans une sorte d’éveil paradoxal. Tout devenait flou, jusqu’aux sons. Les bruits se tordaient et des images assourdissantes heurtaient mes rétines. Des serpents rouges sortaient des gosiers de mes camarades ; des nuages gris carmins de la caboche de mes ennemis. À côté de nous, des soldats dansaient dans leur citadelle en flamme. En face, on s’époumonait à s’en arracher la trachée. Et moi, perdu au milieu de tout ça, je visais, je tirais, je rechargeais, je visais, je tirais, je rechargeais. Plus rien de concret n’existait. Une rêverie cauchemardesque s’animait autour de moi, comme sortie des méninges de je ne sais quel dément. Le sol pourpre dans lequel je pataugeais n’avait plus de consistance et il me paraissait aussi réel que les lutins, les farfadets ou la paix.

Cette absence horrifique me sauva probablement la vie. Je ne sais pas comment j’aurais tenu sans elle. Combien de temps m’imprégna-t-elle ? Impossible à dire. Tout ce dont je me souviens c’est qu’un matin, des dizaines d’avions survolèrent le ciel et se déchainèrent contre nos assaillants. Tels des rapaces, ils fondaient sur leur proie, les lacérant de leurs serres et piquant avec une précision toute germanique. Ces condors faisaient passer l’aviation adverse pour une nuée de moineaux sans tête. Chaque projectile atterrissait exactement sur sa cible et aucun des rats qui nous attaquaient ne réchappa au terrible appétit de ces prédateurs. Au milieu du chaos ambiant, de leur vol seul irradiait l’ordre et la beauté. Leur formation parfaite et la précision de leur frappe les détachait du commun des soldats et, sous mon regard ébahi, les oiseaux devinrent anges. Sans effort, ils terrassèrent les démons ailés qui nous matraquaient depuis des jours.

Soudain, comme pour assister cette divine légion, les fantassins se joignirent au combat. Au milieu de cette pluie de feu, des contingents entiers d’africains et de légionnaires se ruèrent à l’assaut et finirent par repousser les hordes qui nous attaquaient, parachevant la victoire. Je me réveillais alors de ma transe pour enfin m’endormir.

Mes songent s’avérèrent aussi violents et mouvementés que les épreuves auxquelles j’avais été confronté. Si mon corps s’en retrouva ragaillardi, mon esprit ne trouva aucune trêve dans ce repos. Au moins, la fatigue avait, un peu, reculé. Lorsque j’ouvris les yeux, mon frère et Alfredo me regardaient, à la fois inquiets et amusés.

« Alors, on a bien roupillé ? » me lança l’un des deux. Lequel ? Impossible de m’en rappeler.

Je ne dus pas leur répondre quelque chose de très intelligent si j’en crois les rires qui fusèrent aussitôt après. Par mimétisme, je rie avec eux de bon cœur, sans même savoir pourquoi. Ce fut un drôle de moment, à la fois chaleureux et détendu. D’autant plus que mon dernier souvenir consistait en un massacre sans nom. Le passage sans transition de l’un à l’autre me déboussola un peu mais je m’adaptai vite. Et une bonne nouvelle ne venant jamais seule, Alfredo n’attendit pas une minute pour m’hurler la seconde au visage :

« Maria, elle est réapparue ! J’ai reçu une de ses lettres hier ! Elle va bien ! »

L’air nauséeux de mon frère m’apprit avant que je ne la sente qu’une larme coulait sur ma joue. Je tremblais de joie.

« Il y en a une pour toi aussi ! » renchérit-il, comme s’il voulait me noyer sous le bonheur.

Fernando secoua la tête d’incompréhension. Sans doute que, pour lui, le passage de la guerre au repos constituait une perte de temps. L’amour, les filles, le repos, tout cela ne l’intéressait pas. Il voulait se battre. Mais il ne pouvait pas aller au-delà de la force de ces hommes. Il se contentait donc de se renfrogner. Il extérioriserait sa frustration en nous tuant à l’exercice. En attendant, il fit signe à Alfredo de me laisser et je pus me délecter de la prose de Maria. De simples mots sans liens les uns avec les autres auraient suffi à me combler, pour peu qu’ils soient écrits de sa main.

« Miguel, mon si cher Miguel,

Cela fait si longtemps… J’ai beaucoup hésité avant de t’écrire cette lettre mais me voilà enfin prête. Tes nombreux messages m’ont d’ailleurs beaucoup aidé à me lancer, surtout celui où tu m’informais de ton départ vers le front Castillan. J’ai entendu parler de la violence des combats qui s’y sont déroulés. La simple idée que tu aies été blessé, ou pire, me terrifie. L’angoisse de te perdre n’égale que la culpabilité que je ressens à ne pas t’avoir écrit depuis maintenant plusieurs mois… Seulement voilà, là-bas, en Asturies, j’ai été blessée. Au cours d’un bombardement, la chapelle dans laquelle nous soignions nos blessés à été touchée et je fus gravement atteinte… Grâce au ciel, j’en ai réchappé, mais je me trouvai dans l’incapacité de t’envoyer des nouvelles. Non pas une impossibilité physique mais bien émotionnelle… C’est que ce genre d’épreuve laisse des traces… En plus, tu te battais suffisamment, je ne voulais pas t’inquiéter et, surtout, je craignais nos retrouvailles après cela. Sache que ta constance à m’envoyer des nouvelles m’a apporté le plus grand réconfort au moment où j’en avais le plus besoin. Je ne te remercierai jamais assez pour toutes ces attentions. En tout cas, j’espère que tu t’en es mieux tiré que moi là où tu es. Écris-moi, rassure-moi au plus vite, je t’en conjure.

Ta petite Maria. »

La goutte qui coulait sur mon visage fu remplacée par un torrent. Deux des âmes que je chérissais le plus, la sienne et la mienne, avait survécu à l’enfer et s’en trouvaient comme rapprochées. À un demi pays de distance, nous avions vécu ces épreuves presque comme côte à côte. Je ne me sentis jamais plus proche d’elle qu’à cet instant, comme si nos cœurs entraient en communion l’un avec l’autre. Si on avait pu nous marier dans la seconde, je n’aurais pas hésité. Toutes les craintes que j’avais envisagées s’étaient envolées en quelques lignes tandis que la certitude de mon amour et, surtout, de sa réciprocité, m’avait complétement envahi.

Le reste de la guerre pouvait bien se dérouler, aucun obus ni aucune balle ne pourrait plus atteindre ma volonté, galvanisée qu’elle était par cette ataraxie que je pensais éternelle. Ma paix intérieure était assurée pour le restant de mes jours, nombreux ou pas, et mon bonheur avec. La guerre m’apparut moins terrible, ses souffrances plus supportables et sa fin pleine d’espérance.

Je savourai autant que possible cette allégresse et rédigeai un lettre enflammée avant de retourner voir mes camarades. C’est lorsque je les retrouvai que j’appris pour la mort d’Esteban et le bras arraché de Marco. C’est avec un brun de culpabilité que je le confesse ici, puisse ses proches me pardonner, mais ces tristes nouvelles ne parvinrent pas à complétement effacer ma joie. L’assurance d’être aimé supplanta ma désolation, ou plutôt, toutes deux coexistèrent. De toute la section, j’étais sans doute celui qui tirait la mine la moins affreuse. Pour compenser ce manque de tristesse, je m’empressai alors de déclamer, la main sur l’épaule à peine cicatrisée de Marco :

— Ces enfoirés payeront ! Pour Esteban !

— Pour Esteban ! répéta l’assemblée.

Je réalisai soudain que j’avais gagné en assurance. La guerre et l’amour m’enorgueillissaient et me galvanisaient. L’arrogance germa en moi comme une graine dans un terreau fertile. Je me sentais invincible, chevalier moderne luttant pour sa Dame et le Bien contre les Horde maléfiques. Dans cette église reconvertie en hôpital se trouvait la dernière génération de croisés et je n’étais pas peu fier d’y appartenir. Pour un peu, j’aurais pu proclamer la renaissance de l’ordre du temple. Mais j’aurais refusé de devenir moine car je tenais à Maria sans doute plus qu’à Dieu ou mon pays.

Quel agréable accalmi ce fut. Dans les journaux, on lisait les exploits de notre armée, à laquelle j’estimais enfin légitimement appartenir ; dans les campagnes on flânait, profitant de l’ennui comme d’une récompense. Sans les perpétuels exercices de Fernando, j’aurais trouvé cette période plus douce que la paix. Et encore, à force, même ses entrainements me paraissaient moins farouches. Mes muscles se dessinaient en même temps que mon esprit se forgeait. Je me trouvais beau, fort, courageux ; en un mot : viril. Enfin, enfin je méritais l’élue de mon cœur.

À partir de là, la guerre se déroula presque d’elle-même, sans que je n’aie besoin de rien faire. Cantonné en Castille, j’échangeais avec Maria et entendais à la radio les récits de nos victoires qui s’enchainaient de plus en plus vite et de plus en plus nettement. Après les Asturies, la Catalogne tomba, puis la côte et, enfin, Madrid ! Je ne participai plus qu’à de menus escarmouches mais je ne m’en plaignais pas. Mon avenir comme mon bonheur étaient assurés et je m’étais mis à craindre la mort. Que la victoire s’accomplisse sans moi me convenait parfaitement. J’avais rempli mon devoir et cela me comblait d’orgueil. Grâce à Maria, l’ennui ne me touchait plus car, soit j’attendais sa lettre, soit je l’attendais. Cette agréable tension se voyait toujours récompensée par quelques belles lettres qui caressaient mon âme mieux que toutes les étreintes que ma mère avait pu me procurer.

Les tentations de la trahison ne m’épargnèrent pas mais la fierté que j’éprouvais à les repousser s’avérait si importante que jamais je n’hésitais ne serait-ce qu’un instant. Mes camarades couchaient dès que possible et se raillaient de ma chasteté mais je m’en moquais. Je riais de bon cœur avec eux. La joie de l’amour supplantait de loin les plaisirs de la chair.

Pour autant, et malgré la fin des combats, les horreurs de la guerre ne m’épargnèrent pas. La république rouge s’affaissait et, partout où elle flanchait, nous occupions le terrain. Se dévoilèrent alors nous ses sombres secrets. Je me souviens, dans un village, au fond d’une cave, de corps horriblement mutilés aux ongles arrachés. Sans doute que ces pauvres gens n’étaient pas assez rouges pour leurs gouvernants. Ne pouvant s’en prendre à leurs ennemis, pris dans la tourmente de la défaite, ils envoyèrent leurs commissaires opprimer les tièdes, les attentistes et les malchanceux. La vue de ces quelques malheureux m’affecta plus que les centaines de soldats morts sous mes yeux. Au moins, ceux-là avaient-ils choisi de se trouver là et possédaient-ils de quoi se défendre. Dans cette endroit noir hermétique jusqu’à l’espoir, on avait supplicié sans prendre de risque, on s’était défoulé sur les faibles sans raison et sans une once de courage. Les braves d’en face avaient chu au champ d’honneur, ne restaient que les lâches et la sinistre signature de leurs basses besognes.

Naturellement, on ne les attrapa. Les types qui avaient ainsi foulé tous les principes humains s’étaient enfuis. En URSS, en France ou, plus probablement, dans l’anonymat. Et le pire, c’est que chez nous des monstres semblables agissaient encore. Ils garrotaient pour pâlir la figure de ceux qu’ils ne trouvaient pas assez blancs. Je tentais de résorber cette pensée mais c’était peine perdue. Évidemment que les marxistes ne détenaient pas le monopole de la barbarie. Un instant, je priai. Je priai pour que, dans leur inhumanité, nos bourreaux aient eu la décence de laisser leurs victimes se confesser avant d’expirer. J’en doute. On ne peut pas accomplir cela le cœur empli de foi, pas en Jésus en tout cas.

Cette ultime expérience gâcha un peu goût de la victoire. Mais juste un peu. La fête était trop somptueuse et les promesses de la paix trop heureuses pour que mon jeune cœur reste prisonnier des horreurs que j’avais vues. Je les balayais d’un revers de l’âme. Je me persuadai que tout ceci relevait du temps de guerre et que, pour bien célébrer sa fin, il fallait oublier tout ce qui précédait. Madrid, qui nous avait tant résisté, nous acclamait en liesse. Sans entrain pendant les premiers pas, mon sourire se décrispa au fur et à mesure de ma marche sous les vivats. Fier comme un paon, je défilais au milieu de mes compagnons. Presque plus important, je défilais au milieu des Tercios, des légionnaires et des allemands. Je faisais désormais pleinement partie de cette caste guerrière que j’admirais et idéalisais tant. Enfin, j’appartenais à cette élite qui, jadis, titillais ma jalousie. Petit à petit, je me pris à jouer le jeu, celui du soldat victorieux qui, l’espace d’un instant, se prit à rêver d’une Espagne à nouveau unie. Sans doute que le peuple présent aspirait à la même chose, et qu’il acclamait le retour au calme et la venue de jours moins funestes plus que notre victoire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Antoine Zwicky ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0