Chapitre XVI

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Ces considérations d’un instant ne s’attardèrent pas davantage dans mon esprit. Là où beaucoup aspiraient à la fin des malheurs, j’envisageais mon propre bonheur. Des questions badines et pourtant d’une importance cruciale germèrent en moi : « Comment les années avaient changé Maria ? », « À quoi ressemblaient ses parents ? » « Dans quelle église nous marierions-nous ? » Avant d’y répondre, il fallait toutefois la retrouver. Pour la première fois depuis notre rencontre, nous jouirions d’une proximité physique et spirituelle. Je m’imaginais déjà la parfaite osmose qui unirait nos deux êtres. Nos épousailles n’y ajouteraient que la bénédiction du Très Haut, une bénédiction qu’il nous avait sans doute déjà procurée si j’en crois l’intensité des sentiments que j’éprouvais alors. Il ne pouvait avoir instillé tant de passion dans nos cœurs sans avoir prévu d’un jour consacrer notre union. Je vivais un amour idéal, pure et sans tâche, celui dont rêve toutes les jeunes filles et, sans l’avouer, les jeunes hommes aussi.

Nous avions déjà planifié nos retrouvailles ; à Cordoue, évidemment. Je partis avant mes compagnons sans même les prévenir. J’avais fêté la victoire avec eux à Madrid, je célèbrerai mon amour seul à seul avec Maria. J’espérais seulement que, depuis mon départ, les républicains aient épargné quelques pierres, quelques bâtiments de la cité qui leur avait si fièrement résisté. Ne pouvant la conquérir, ils l’avaient sans cesse violée. Je doutais que, dans leur défaite, leur courroux se soit assagi. En revanche, s’ils étaient moins bêtes que cruels, ils pouvaient avoir détourné leurs bombes du massacre vers la guerre. J’espérais avoir offert une meilleure cible à leurs avions qu’une cité sans défense.

Je trouvai le retour en train encore plus long que l’aller. Les paysages défilaient à n’en plus finir. Jamais l’Espagne ne me parut si grande. Toujours baignée sous le soleil, le pays reprenait des couleurs après la guerre et se réjouissait de notre victoire. Sa peau dorée par le soleil et sa barbe blonde de blé entourait le large sourire formé par le Tage. Je crus même déceler à travers le sifflement du vent un « merci ». Bien sûr, c’était idiot. Depuis ma cabine je n’entendais rien d’autre que le roulement des roues mais cette pensée m’apaisa. Tous les malheurs que j’avais vécu et infligé y trouvaient leur sens. La patrie, enfin, prospérerait.

Je ne m’endormis pas, tant l’impatience me tendait. J’en oubliais presque qu’une fois arrivé, je devrais encore l’attendre toute une journée à la gare. L’occasion pour moi de retrouver ma famille. Leurs lettres m’avaient moins marqué mais eux non plus n’avaient pas ménagé leur plume pour me soutenir et me réconforter, du moins, après que leurs réprimandes quant à la folie de mon engagement soient passées. Mais que valent les mots d’une mère ou d’un père face à ceux d’une amoureuse ? Je n’avais pas apprécié leurs lettres à leur juste valeur. Qu’importe, les revoir réchauffait mon cœur. En trois ans, ils devaient avoir bien changé. Et Carlos, et Juan, et Isabel ; ils devaient avoir bien grandi. À quoi ressemblaient-ils ? Les aurais-je reconnus si je les avais croisés au hasard d’une rue ? Et eux, avaient-ils vu leur frère revenir à la maison ou bien un étranger qui partageait, paraît-il, partageait les mêmes parents ? Si le conflit avait tissé des fils d’amitié plus solide que le diamant, je craignais qu’il n’ait en revanche effiloché les minces liens du sang.

Je culpabilisais de ce délitement. Sans doute que si je m’étais davantage impliqué dans notre correspondance et que j’avais rédigé autre chose que des banalités, aurais-je également reçu autre chose en retour. Nous n’avions rien échangé que des lointains cousins n’auraient pu se confier. Ma famille et moi étions devenu aussi intimes que de vagues connaissances, conversant plus par devoir et convenance que par réelle envie :

« Mon petit Miguel,

J’espère que tu vas bien. Tous les jours je prie pour toi et regrette ton choix. Je le regrette mais le respecte… Ton père m’y a bien obligé… Tu m’y as bien obligé. Ici tout va bien. Nous vivons aussi bien que la guerre le permet et ne craignons que l’arrivée d’un facteur et d’une médaille… ou pire : de deux. J’espère que Fernando et toi ne prenez pas de risques inconsidérés. Je préfère vous savoir vaincus et captifs que victorieux et enterrés. Que Dieu vous garde et vous bénisse, revenez-nous vite. J’espère que ces quelques gâteaux, te redonneront le goût de la maison et un peu de mal du pays. Ils sont à l’orange du domaine, comme tu les aimes. Je t’embrasse fort et m’en remet au très Haut pour un jour le fait par voie de chair et non de papier.

Ta maman. »

Un seul soldat du front reçut-il un jour lettre plus convenue ? Je répondais toujours en des termes du même acabit. Après tout ce temps, je ne me souviens plus si c’était moi qui avait entamé cette débauche de sentimalités sans fond ou si je n’avais fait qu’imiter la pionnière de ces missives pleine d’encre et vides de sens. Sur le chemin du retour, pédalant sur une bicyclette comme au bon vieux temps, je culpabilisai. Peut-être que si je m’étais davantage confié, aurais-je eu davantage de nouvelles. Peut-être aurais-je eu le droit à quelques anecdotes, à quelques moments de vie et non à la sempiternelle redite de l’amour maternel qui jamais ne s’estompe. Je comptais bien, par ma présence, effacer ces années de pudeur mal placées.

Quel bonheur ce fut de traverser ces valons immaculés, préservés de la guerre. Quelle différence avec la Castille. Je me félicitai que mon pays ait été rapidement libéré. À quelques pas de la maison, je recroisai le vieux chêne sous lequel Carlos cachait ses journaux. Sa beauté et sa majesté n’avait pas changé… non, il avait encore gagné en grâce ! Cette fois encore, il avait survécu là où tant de mes semblables avait péri. Pour cet arbre millénaire, les bombardements n’avaient constitué qu’un murmure, un léger bruissement du vent dans son feuillage. À côté du passage du temps, les turpitudes des hommes s’avéraient aussi insignifiantes que la lutte des fourmis ou un vol de moucherons. Nous étions ses éphémères.

Je réalisai soudain, au pied de son tronc, qu’au-delà du mépris, se trouve l’indifférence. La supériorité n’a pas besoin de se clamer, elle se démontre à chaque instant. Et quelle meilleure preuve que l’absolu placidité d’un être qui jamais ne réagit, qui vit pareillement isolé ou entouré, et qui demeure insensible au monde extérieur, comme si celui-ci ne l’affectait d’aucune sorte ? Même au jour de sa mort, il ne prononcera pas un murmure, n’éprouvera nulle haine envers le bûcheron qui le tranchera ou le parasite qui le dévorera. Il tombera, tout simplement, emportant avec lui la noblesse accumulée durant les siècles. Son esprit sera demeure vierge de toutes les idées absurdes qui rongent et perdent ceux de mon espèce…

Non, en réalité, je le trouvais juste beau. Ces pensées, ce sont celles du vieillard d’aujourd’hui. Voilà que, malgré moi, je brode et trouve de la poésie là où je ne voyais autrefois qu’une plante ; à laquelle j’étais certes attaché, mais qui ne représentait guère plus qu’un vieux jouet. Je l’appréciai un court instant, sans doute esquissai-je un sourire ; et puis je passai mon chemin tandis que lui demeurai-là, impassible. Il ne me reconnut sans doute pas.

Lorsque j’arrivai, la maison n’avait pas changé. Cela me rassura. D’une certaine façon, je m’étais battu pour cela. Mais, d’un autre côté, il manquait quelque chose. De la vie sans doute. En ce printemps, nul n’œuvrait dans les champs. Personne ne s’épanouissait dans le jardin et le soleil se contentait d’éclairer le vide de la villa. Un tantinet inquiet, je me risquai à frapper à la porte, avec l’assurance d’un voisin craignant de déranger. J’entendis quelqu’un dévaler les escaliers, se précipiter sur la porte, m’ouvrir et m’enlacer. Les larmes de ma mère étaient encore plus chaudes que les joues sur lesquelles elles coulaient. Bientôt, elles roulèrent sur les miennes, se confondant avec mes propres pleurs. Quand j’y repense, elle était grande. Non, c’est moi qui ai toujours été petit. En tout cas, je me retrouvais à la bonne taille pour qu’elle puisse m’embrasser sans que je n’aie à me baisser.

Mon père descendit à sa suite, sans précipitation mais avec un sourire mi fier mi affligé. Il arborait une gravité que je ne lui connaissais pas. Courant depuis le salon, Juan et Isabel. Qu’est-ce qu’ils avaient grandi ! Pas encore des adultes, mais certainement plus des enfants. Isabel se précipita à mon cou tandis que Juan, jouant le grand frère, lui intima de se tenir, sans que cela ne provoque la moindre réaction chez la petite. J’embrassai ma bien aimée sœur puis me dirigeai vers mon frère pour lui froisser la tignasse. Il ne put retenir un petit rire. Sa façade de sérieux s’effrita en un instant.

J’enlaçai mon père en dernier. Jusque pour étreindre son fils, il faisait passer sa famille d’abord. Je le reconnais bien là : stoïque mais pas dépourvu de chaleur. Son accolade fut franche et virile. Il s’assurait de ma tangibilité comme s’il craignait de rêver. Une fois cette crainte dissipée, il profité de ma présence et me serra comme au premier jour. Aucun doute, s’il l’avait pu, il m’aurait soulevé et à nouveau brandit au monde. Lorsque nos paumes, nos visages et nos lèvres furent rassasiées de toucher, vint le temps de la parole. Je posais alors la question fatidique :

« Où est Carlos ? »

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