Nouvelle patiente

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Assise toute droite sur sa chaise, Imany fixait d’un regard froid sa thérapeute. Il est vrai qu’elle s’était attendue à tout, sauf à ça. Quand sa mère lui avait évoqué l’urgence de consulter une psychothérapeute après l’avoir surprise vomissant dans la cuvette des toilettes, la lycéenne s’était représenté une femme froide et insipide, l’accuillant dans un cabinet tout aussi froid et insipide. L’abondance de la lumière dans le séjour l’avait d’abord surprise, puis elle crut que sa mère s’était trompée et l’avait envoyée dans une jardinerie. A présent, elle était assise en face de la progéniture de Bob Marley et d’Erykah Badu. Une sorte de hippie illuminée qui vendait des tasses de thé pour vivre. Tout en elle était étrange, presque mystique. Il fallait qu’elle s’en méfie, si elle ne voulait pas succomber à son magnétisme. Mais elle devait s’avouer qu’elle appréciait particulièrement les cauries dans ses locks, et les deux piercings dorés sertis d’une pierre rouge ornant chacune de ses narines. Sa peau noire aussi, qui reflétait de manière déconcertante les rayons du soleil comme un miroir. Une femme noire. Imany comprit alors pourquoi sa mère tenait tant à ce qu’elle la rencontre. Elle avait supposé qu’un lien serait plus simple à se former, comme si le partage d’un certain pourcentage de mélanine créerait un pont entre leur âme. Une odeur de brûlé la sortit de sa réflexion, et elle fronça le nez.

_ C’est quoi cette odeur ?

La hippie laissa échapper un sourire, et termina de verser l’eau bouillante dans les tasses avant de répondre.

_ De l’encens. J’aime en faire brûler avant mes entretiens.

Imany eu un geste de recul et pinça les lèvres de mépris. Elle le savait, cette femme était une sorcière. Elle ne voulait pas faire partie de ses rituels étranges. Très peu pour elle.

_ De l’encens ? Pour purifier l’air ?

La thérapeute fut d’abord surprise, puis éclata d’un rire franc. Imany en fut irritée. La dernière chose qu’elle voulait, c’était qu’on se moque d’elle.

_ Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ?

La jeune femme s’arrêta de rire et sembla se rendre compte de son erreur. Un sourire persista néanmoins sur ses lèvres.

_ C’est la sauge, et non l’encens, qui est utilisée pour purifier l’air de ce que certaines personnes appellent des mauvaises énergies. Mais, entre toi et moi, je n’y crois pas beaucoup. Je fais brûler de l’encens simplement parce que j’aime ça. L’odeur m’apaise. Mais je peux éteindre le bâton, si tu n’aimes pas ça. Ou si ça te met mal à l’aise.

Elle avait dit cette dernière phrase avec un sourire malicieux. Comment avait-elle fait pour deviner ? Ce n’est pas parce qu’elle ne nettoyait pas l’air avec des plantes qu’elle n’était pas une sorcière.

La jeune femme lui présenta un coffre en bois contenant des dizaines de contenants à thés. Perplexe, Imany l’interrogea du regard.

_ Avant de commencer à discuter de quoi que ce soit, j’aimerai que tu choisisses une saveur.

_ N’importe laquelle ?

_ Oui, celle que tu préfères.

Léto remarqua le regard déconcerté de sa jeune patiente. Elle avait l’air complètement perdue entre les innombrables variétés de thé. ll faudrait qu’elle revoit le nombre des possibilités à la baisse.

_ Si tu ne sais pas lequel choisir en fonction de la saveur, tu peux le choisir par la couleur de la boîte, ou par son aspect. Du moment que quelque chose retienne ton attention.

Imany sembla soulagée, et replongea son nez dans le coffre. Ses yeux noisettes se promenaient de boîtes en boîtes, quand ceux-ci s’arrêtèrent sur un contenant de couleur mauve.

_ Celle-là, dit Imany en le pointant du doigt.

Léto ne put s'empêcher de faire un lien avec ses ongles manucurés de ce même mauve. Il lui parut qu’elle ne s’avançait pas trop en déduisant que c’était sa couleur préférée.

Imany observa sa thérapeute fourrer le thé dans les deux sachets à usage unique et les tremper délicatement dans l’eau encore bouillante. C’est l’odeur qui l’a surpris en premier. Un parfum de pêche légèrement assourdi par une note plus végétale éveilla en elle une sensation de douceur. Elle ne put s'empêcher de s’approcher pour mieux en capter les senteurs. Léto la regarda faire, un léger sourire aux lèvres. La première étape était un succès : elle était parvenue à capter son attention.

_ Tu as choisi un thé blanc à la pêche. C’est un très bon choix. Je te conseille d’attendre un peu avant d’y goûter, c’est brûlant, annonça la jeune femme forte de sa précédente erreur. Mais cette remarque bienveillante n'eut pas l'effet escompté.

_ Je ne suis pas stupide.

Tout compte fait, il faudrait bien plus qu’une seule tasse de thé pour l’amadouer. Le tapement de pied sur le parquet ciré trahissait un certain agacement. Il était maintenant évident qu’elle n’avait aucune envie d’être là. Les espoirs que Léto nourrissait d’une thérapie voulue par la patiente volèrent en éclat. La jeune thérapeute saisit une autre tasse et s’en servit une seconde, qu’elle posa juste à côté de la première encore fumante. Il lui faudra beaucoup de thé, vraiment beaucoup de thé.

_ Eh bien Imany. Je vais d’abord me présenter : je suis Léto Samba-Brown, mais tu peux m’appeler Léto. Nos séances vont se dérouler de la manière suivante : tu choisiras à chaque fois une nouvelle saveur de thé que l’on dégustera ensemble. Mais tu l’as certainement compris, cette tasse de thé est surtout un prétexte pour qu’on puisse discuter toutes les deux. Est-ce que ça te convient ?

_ C’est pas comme si j’avais tellement le choix.

Léto haussa un sourcil, attendant que sa patiente développe un peu plus. Mais elle n'eut droit qu'à un silence. Imany manifestait encore une fois son désintéressement total et entier pour cette séance. Il fallait absolument la convaincre que ces rendez-vous étaient utiles, sinon la thérapie ne serait que de longues heures de malaise partagé autour d’une tasse de thé.

_ Imany.

L’adolescente leva brusquement les yeux de sa tasse et les planta dans ceux de Léto. La jeune femme parvint à déceler un tremblement presque imperceptible secouer ses pupilles. Ses doigts fin s'aggripèrent à sa tasse, et se nouèrent autour de l’anse comme une liane. Ils la tinrent si fort que Léto eut peur qu’elle la brise. Sa patiente était effrayée.

_ Dis moi… Qu’est-ce que tu penses de la déco ?

Imany fixa Léto d’un regard perplexe. Elle ne parut d’abord pas comprendre la question. Ses lèvres remuèrent sans bruit, comme pour se la répéter afin d’en saisir tous les termes .

_ La déco ?

_ Oui, la déco. Qu’est-ce que tu en penses ?

Imany ne répondit pas et se contenta de regarder la commode en bois sculpté située derrière Léto. Elle resta immobile, figée par la surprise.

_ Eh bien, euh… elle chercha ses mots. Elle est originale.

_ Originale ? répéta Léto dans un sourire. Tu es sûr que c’est le premier mot qui te vient à l’esprit ?

_ Oui, originale.

Premier mensonge. Léto en ressenti une pointe de déception. La première étape de ces échanges sera donc de construire une relation basée sur la confiance et l’honnêteté. Le mensonge d’Imany sur une chose aussi anodine que la décoration d’une pièce révélait une méfiance importante, mais également la peur inavouée de dévoiler ce qu’elle pense vraiment aux autres.

_ Bien. Il est important que tu te sentes bien pendant nos séances, et l’environnement en fait partie. Si tu le souhaites, tu pourras faire passer de la musique que tu aimes. Le but c’est que tu te sentes bien.

_ D’accord.

Un silence plana une nouvelle fois dans la pièce. Mais Léto pouvait sentir qu’il était plus léger. La liane de doigts étouffant la tasse s’était un peu déliée, et la dureté dans son regard moins dense. La diversion semblait avoir eu une certaine efficacité, mais Léto ne voulut pas crier victoire trop vite. L'intériorité humaine est plus complexe que le labyrinthe le plus tortueux. Elle ne pourra pas indéfiniment user de ruse pour pousser Imany à s'ouvrir et à se détendre. Une tortue ne sort de sa carapace que si elle est sûre que tout danger a été écarté. Les premiers éléments qu’elle devra mettre en lumière sont donc ceux qu’Imany considère comme tels.

_ Alors, repris Léto, tu as pris rendez-vous en raison d’une suspiçion de trouble du comportement alimentaire. Est-ce que tu pourrais m’expliquer ce qui se passe précisément ?

_ Je n’ai aucun problème, affirma l’adolescente d’une voix coupante. C’était un malentendu.

_ Personne n'a dit que tu en avais un, répndit Léto avec douceur. J'aimerai juste comprendre ce qui s'est passé.

Une nouvelle ombre d’agacement passa sur son visage. La liane se ressera. Il était évident qu’elle ne voulait pas se justifier, pour la simple et bonne raison qu’elle pensait n'avoir rien fait de mal. Et en effet, tout semblait normal chez elle. Sa carrure était correcte pour une jeune fille de son âge. La couleur de ses globes oculaires ou de ses ongles ne trahissait aucune malnutrition. Elle ne présentait pas non plus de tics ni de symptômes quelconque qui pourraient révéler un mal-être. Ce n'était toutefois pas surprenant jusque-là. Certaines personnes souffrant de TAC parviennent parfois à dissimuler leur mal pendant une longue période de temps. Léto sentait la nervosité s’emparer progressivement de sa jeune patiente, mais il était trop tôt pour déterminer si elle provenait d’une peur d’être découverte, ou tout simplement de l’agacement d’être cataloguée par erreur.

_ Ma mère m’a vu vomir. Elle s’est tout de suite emportée et m’a soupçonnée de l’avoir fait volontairement.

_ Elle ne t’as pas d’abord demandé si tu étais malade, ou si tu avais mal digéré quelque chose ?

_ Je lui ai dit que c’était certainement quelque chose que j’avais mangé la veille, mais elle ne m’a pas cru. Et elle m’a traîné de force chez vous.

Léto observa avec attention Imany pour tenter de déceler un ou plusieurs indices qui lui prouveraient qu’elle lui mentait. Pourtant, aucun tic nerveux, ni regard dévié, aucun tremblement dans les mains ou autres éléments ne perturbèrent son attitude lisse. Si Imany était persuadée qu’elle allait bien au point de ne rien laisser paraître de compromettant, alors Léto ne pourrait rien faire. Soit parce qu’elle ne souffre effectivement pas de TAC, soit parce qu’elle refusait de se l’avouer. Dans le second cas de figure, Léto ne pourrait pas lui venir en aide. Une thérapie ne peut être efficace que si le patient reconnaît le problème et exprime son désir de changer. Ce n’était pas le cas d’Imany. Léto renonça alors à contre-coeur. Elle dû réunir toutes ses force pour réprimer la voix lui intimant de sauver sa patiente à tout prix. Toujours garder ses distances. Ne pas s’identifier. Rester professionnelle.

_ Bien, je crois que j’en ai assez entendu. Nous en avons terminé.

Imany eu l'air plus surprise que soulagée, mais se ravisa aussitôt et repris son masque de béton.

_ Très bien. Merci pour tout et au revoir.

La jeune fille saisit son sac à dos et se dirigea vers la porte d’entrée à toute vitesse. Léto n’eut même pas le temps de se lever pour l’accompagner qu’Imany disparaissait déjà dans l’épais nuage de feuillage.

Un long soupir se fit entendre dans la pièce.

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