Une colère effrayée

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Il était neuf heures du soir. Léto contemplait les immenses fenêtres de l’atelier d’artiste dans lequel Jimmy habitait. La journée avait été longue, et il ne lui avait pas fallu longtemps avant d’accepter l’invitation de Jimmy. Léto était surtout curieuse d’enfin visiter “son palais”. Il était aussi vrai que l’idée alléchante de goûter au répertoire de cocktails de son barman favori avait achevé de la convaincre.

Les immenses fenêtres donnaient sur un jardin mal entretenu dont la pelouse n’avait pas connu de tondeuse depuis un certain temps. Les branches libres de bosquets accolés à un vieux muret composaient un joyeux fouillis. Elles lui firent penser aux cheveux de son ami. La jeune femme avait la drôle d’impression que la nature allait avaler la pièce d’une seconde à l’autre.

Le claquement caractéristique des pas de Jimmy l'interrompirent dans sa contemplation. Il avait une démarche si particulière, légère mais assurée, discrète mais audacieuse, comme celle d’un félin.

_ Bienvenue à ma pendaison de crémaillère ! Quel honneur de recevoir ma première et unique invitée ! s’écria-t-il en prenant la main de Léto et en la baisant légèrement.

_ Tout l’honneur est pour moi, répondit Léto dans une révérence pleine d’élégance. J’ai tellement entendu parler de votre palais qu' il me tardait de le visiter !

Jimmy posa le dos de sa main sur son front et prit un air contrit :

_ Le résultat d’un nombre incalculable d’heures passées à nettoyer des verres au Soul & Groove. J’ai enfin réussi à quitter le mausolée de mon père. Je suis un homme libre !

_ Je suis fière de toi Jimmy-James, déclara la jeune femme dans un sourire éclatant. Je propose que nous trinquions à notre émancipation !

Jimmy rit et posa sur Léto un regard malicieux. Ses sourcils épais se séparèrent, et le gauche pris de l’altitude :

_ Tu ne rate jamais l'occasion de boire un cocktail, n’est-ce pas ?

_ Je ne rate jamais l’occasion de boire TES cocktails, répondit Léto avec un clin d'œil.

Un sourire flatté creusa dans les joues du barman deux magnifiques fossettes. Il se retourna et invita d’un geste de la main Léto à le suivre vers le fond de l’unique pièce. Jimmy prit deux verres posés sur l’immense bar épousant l’angle de deux murs peint d’un doux orange et en tendit un à son amie. Léto rougit de plaisir quand elle reconnut le liquide dans lequel flottait gracieusement des glaçons. Un mai tai. Il la connaissait si bien.

Le jeune homme l’observa avaler goulument sa boisson. La joie peinte sur son visage le fit douter. Il mourrait d’envie de lui parler de la visite de Caleb au Soul & Groove. Il la connaissait assez pour savoir que cet épisode l’avait travaillé pendant des jours. Se retenir de prendre constamment de ses nouvelles s’était révélé être une torture pour lui. Il était conscient qu’il prenait un risque s’il initiait cette conversation. Léto défendait sa vulnérabilité farouchement, et ne laissait que très rarement quelqu'un entrer en elle. Surtout si elle ne l’avait pas invité.

_ Léto ?

_ Hmm.

_ Je peux te parler d’une chose qui ne va pas te plaire ?

Léto leva les yeux de son cocktail et les planta dans ceux de Jimmy. Il pouvait comprendre tous les avertissements qu’elle lui adressait dans son regard. Elle lui défendait formellement d’ouvrir la boîte de Pandore. Il n’avait pas le droit de la mettre dans cette position là. Le jeune homme réprima son frisson et décida de braver cette interdiction. Juste pour cette fois. C’était pour son bien.

_ Je veux te parler de la visite surprise de Ca-

_ Non, je ne veux pas, le coupa sèchement Léto. Ne dis pas son nom.

_ Léty…

_ J’ai dis non. Je vais bien. Ça fait deux semaines. C’est passé, je ne veux pas y penser.

Un silence lourd plana dans la pièce. Jimmy ne savait pas quoi faire. Il était tiraillé entre sa peur de contrarier son amie, et la volonté de la confronter à la vérité. Il savait à quel point Léto pouvait être rancunière, et la dernière chose qu’il voulait c’était de gâcher cette belle soirée. Mais sa conscience le torturait et il savait qu’il ne pouvait pas la laisser dans cet état là.

_ Léty, tu ne vas pas bien. Ta réaction le prouve.

_ James tu n’es pas mon psy !

L'agressivité émanant de ces mots fit prendre à Jimmy un pas de recul. Léto les avait craché avec fureur, et le jeune homme décela dans ses iris une dureté qu’il n’avait jamais soupçonnée. Sa douleur était bien réelle, et sa colère était en train de l’avaler, petit à petit. Il fallait qu’il trouve les mots justes, qu’il lui explique qu’il ne faisait pas ça pour la mettre mal à l’aise. Il fallait qu’elle sache qu’il était de son côté.

_ Je ne suis pas ton ennemi, Léty. Je veux juste ton bonheur.

Ces paroles semblèrent faire effet, et les épaules de Léto se détendirent légèrement. Mais Jimmy savait qu’il marchait sur une corde raide, et qu’un mot mal choisi pouvait remettre de l’huile sur le feu qu’il essayait d’éteindre.

_ Écoute, reprit-il d’une voix douce, tu ne peux pas le fuir indéfiniment. Tu ne peux pas te cacher à chaque fois qu’il est présent ou que l’on mentionne son nom. Il te tient encore Léty, libère-toi.

Léto regarda dans la profondeur de sa boisson. Elle réunissait toutes ses forces pour ne pas la vider sur la tête de Jimmy. Elle en mourrait d’envie. Mais premièrement ça aurait été du gâchis, ce cocktail était divin; deuxièmement c’était immature. Elle savait qu’il avait raison. C’est ce qui la mettait le plus en colère.

_ Je suis partie, je l'ai quitté, je n’habite plus avec lui. J’ai travaillé tellement dur pour ne plus entendre sa voix résonner dans ma tête. J’ai tellement prié Jimmy. Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’autre ?

Les larmes audibles dans la voix de Léto serra le cœur du jeune homme. Il savait tout cela : il avait dû la ramasser à la petite cuillère. Il l’avait veillé de jour comme de nuit pour être certain qu’elle ne ferait pas de bêtise. Il avait lui-même essuyé ses larmes, lessivé son linge, préparé ses plats préférés. Il avait tout vu, tout entendu.

_ Léto… Il te tient encore prisonnière parce que tu as peur de lui. Tu es terrifiée. Ce n’est pas toi qui devrais te cacher quand il entre dans une pièce.

_ Bien sûr que je suis terrifiée, répliqua la jeune femme, irritée. Il m’a menacé de mort ! Et tu sais très bien qu’il en est capable ! Tu sais très bien qu’il pourrait me tuer!

_ Non Léto, c’est ce qu’il veut que tu crois ! Jimmy haussa la voix à son tour. Il est lâche et tu le sais ! Il n’a pas le droit de t’approcher !

Jimmy était irrité, exaspéré que cet espèce d’ordure ambulante puisse encore exercer son pouvoir sur la femme qu’il aimait. Il fallait qu’elle s’en rende compte. Il inspira profondément et passa sa main sur sa nuque. Léto était immobile, comme si les derniers mots qui résonnaient encore dans l’air l’avaient pétrifiés. Il s’approcha doucement d’elle et tendit le bras pour lui toucher l’épaule, mais Léto se retira dans un geste brusque.

_ Ne me touche pas Jimmy.

Il se mordit les joues et serra les dents. Elle avait le don de décourager les personnes qui prenaient soin d’elle. Elle les repoussait constamment, et n’écoutait que rarement ce qu’ils lui disaient. Les épaules du jeune homme s’affaissèrent de découragement. Il se retourna vers le bar et y déposa son verre.

_ D’accord Léto, je m’arrête là. Tu m’en voudras pas si je vais prendre l’air.

Léto s’apprêtait à lui répondre quand il la coupa :

_ C’était pas une question.

Elle regarda son ami s’éloigner vers la porte d’entrée. Une pointe de culpabilité, vite remplacée par une colère grondante la plièrent en deux. Elle se laissa tomber sur le sol, épuisée.

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