Prise de conscience

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Le problème ne revint que bien plus tard. J'avais douze ans, j'entrais dans une école plus grande : le collège. Au fil de l'année de sixième, on voyait les gens changer. Les garçons aux cols retroussés devenaient des brutes machistes et les fillettes délicates se transformaient en lolitas. Les mondes du féminin et du masculin commençaient à se rencontrer : les filles regardaient les garçons, les garçons regardaient les filles, ils déployaient leur force durant les cours de sport pour les impressionner tandis qu'elles commençaient à se maquiller et redoublaient de charme à la récréation. En retrait, seule, il y avait moi ; pas tout à fait fille, pas tout à fait garçon. Je ne jouais plus aux voitures ou aux dinosaures depuis longtemps, j'avais cessé de me tenir debout devant la cuvette des toilettes, il était rare que j'embrasse ma cousine sur la bouche et je n'évoquais plus le mystère de mon micro-pénis. Cependant je n'aimais pas le sport, ni les bagarres, ni les manières grossières des garçons ; tandis que l'abus de maquillage, les tenues légères et le comportement aguicheur des filles m'accablaient. Je n'appartenais pas à leur monde et je cherchais en vain ma place. Il y avait un garçon dans ma classe, qui était, à vrai dire, plutôt mignon. Je me suis surprise plusieurs fois à rêvé de lui, mais jamais mes rêves ne se sont révélés réellement intéressants. À chaque fois, nous finissions quasiment dans les bras l'un de l'autre, comme les meilleurs amis du monde. Je me suis longtemps persuadée que j'étais amoureuse de lui, puis je me suis rendue compte que ça n'avait aucun sens. Je le trouvais mignon parce qu'il l'était et qu'une trentaine d'autres filles le pensaient également. Ça n'avait rien à voir avec de l'amour.

Au début de l'été suivant, je suis partie en vacances. Mes parents et moi logions dans une location d'un lotissement avec piscine. Je n'avais aucun ami et je m'ennuyais ferme. La terrasse de la maison que mes parents louaient était longée par une palissade boisée. Derrière cette palissade, se trouvait la terrasse d'une autre maison. Nos voisins avaient une fille, d'à peu près mon âge. La fenêtre de ma chambre donnait sur la palissade et je pouvais aisément voir par-dessus. J'aimais épier la terrasse voisine, à mes heures perdues. Cette fille m'intriguait. Quelque part, je l'appréciais sans la connaître.

À la piscine, j'avais rencontré deux jeunes filles avec qui je pensais pouvoir devenir amie. Les choses ont mal tourné lorsqu'elles ont commencé à parler de garçons toutes les deux. Je n'étais, une nouvelle fois, pas du même monde. Nous avons vite eu des différents. Incapables de comprendre mon manque d'intérêt pour la gente masculine, elles ont fini par considérer que j'étais une gamine inintéressante. Je me suis sentie exclue et ridiculisée. Je me suis mise à pleurer sans le vouloir. Je détestais pleurer, ça me faisait honte ; tout particulièrement quand mes parents le remarquaient, et ce jour-là il aurait été difficile de le leur cacher. La seule idée qu'ils puissent avoir pitié de moi m'était insupportable. Pour me calmer, j'ai décidé de prendre une douche. Et puis j'ai enfilé une robe rouge et violette de style japonais. J'aimais particulièrement cette tenue. Elle me donnait l'impression d'être une étrange princesse venue d'un pays lointain, ou une déesse peut-être. C'était comme si porter des vêtements extravagants pouvait me rendre invincible.

Les maisons de la résidence étaient séparées par des allées. N'ayant rien à faire en attendant le dîner, je me suis avancée sur le chemin et me suis appuyée contre la voiture. Le vent chaud caressait ma figure et, adossée au capot, je me prenais pour une star hollywoodienne. J'entendais un martèlement régulier se rapprocher. La fille des voisins a déboulé au coin de l'allée. Elle dribblait avec un énorme ballon de basket. Elle regardait le sol, droit devant elle, rien ne semblait pouvoir la déstabiliser. En une seconde, j'ai oublié ma peine de l'après-midi. Mon regard était capté par cette créature singulière, sortie de nulle part, comme une apparition céleste : son air timide, solitaire ; sa démarche assurée, désintéressée. Soudain, de la manière la plus inattendue, elle a levé la tête vers moi. Je me suis redressée, revenue de mon rôle de star de cinéma et, dans une transe inexplicable, je me suis mise à la fixer. J'étais comme hypnotisée par son regard. Nous étions face à face, à environ cinquante mètres l'une de l'autre, et pourtant les yeux dans les yeux, à nous fixer sans plus bouger d'un cil. Le vent fouettait mes cheveux et, à cet instant, je me sentais grande, forte, magnifique, sous un regard de cette qualité : le genre de regard qu'on accorde que rarement dans sa vie. Il fallait que moi aussi je sois une personne de qualité pour mériter ce regard.

Je ne saurais dire combien de temps il s'est prolongé. Peut-être quelques secondes, peut-être plusieurs minutes. Le temps était figé alors que nos regards se perdaient l'un dans l'autre. J'ai admis sur le champs qu'elle me plaisait. Je l'affirme, aujourd'hui encore. En une seconde, cependant, cette longue conversation silencieuse s'est achevée. Exactement au même instant, nous avons tourné les talons, j'ai regagné ma maison tandis qu'elle repartait en dribblant dans les allées de la résidence. Elle a quitté les lieux deux jours plus tard. Je ne l'ai jamais revue. J'ai souvent regretté de ne pas avoir osé lui adresser la parole. La vie est pleine de regrets mais, aussi frivole semble-t-il, celui de ne pas m'être avancée ce soir-là pour aborder cette mystérieuse et irrésistible jeune fille reste l'un de mes plus grands.

Un nouveau rêve m'est apparu, une nuit. J'y rencontrais un jeune homme charmant. Pendant plusieurs nuits, ce rêve s'est prolongé et cette relation onirique a évolué. Je tombais amoureuse. Il me paraissait stupide de tomber amoureuse d'un être complètement fictif, mais il était impossible d'empêcher ce sentiment d'exister en moi. Il m'est venue à l'idée que mon rêve était peut-être prémonitoire et, des jours durant, je me suis mise à guetter mon prince charmant, à chaque coin de rue. Un jour ordinaire, un garçon m'a adressé un sourire et je m'en suis sentie flattée. Je me suis vite rendue compte que je ne me rappelais même pas son visage. Il ne pouvait pas être le prince de mes songes ! Mes recherches ne me menaient nulle part et pourtant, j'étais persuadée que mon amour fictif avait quelque part un alter-ego de chair et d'os. Puis, mon rêve a pris une tournure inattendue. Le subconscient trouve toujours les moyens les plus surprenants de nous apprendre ce que nous ignorons de nous-mêmes. Un soir, dans mon rêve, mon beau prince s'est transformé en une magnifique princesse. Je ne l'en aimais pas moins, peut-être même davantage. Alors, le lendemain, j'ai commencé à regarder les filles, en me disant que l'une d'elles étaient peut-être l'équivalent réel de ma princesse rêvée. Mes recherches ont été vaines, une fois de plus. Cependant, quelque chose en moi a changé, à ce moment. Pour la première fois de ma vie j'ai réellement admis être capable d'aimer une fille.

À la même époque, passait à la radio la fameuse chanson I kissed a girl. Elle devint bientôt mon hymne intérieure. D'abord les paroles me parurent quelque peu superficielles. Puis, au fur et à mesure que mon regard cessait de se poser sur les garçons et allait de talons en jupons, elles devinrent totalement véridiques. Les filles étaient attirantes. Les filles m'attiraient. Un rêve, une chanson, peu de choses finalement avaient suffit à me faire prendre conscience de mes penchants.

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