Journal intime

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Il y a dix ans, j'imaginais souvent que mon Moi Futur relirait le journal que j'écrivais. C'était idiot. Quelles étaient sérieusement les chances que je conserve ledit journal jusque là ? Pourtant, c'est ce qui s'est passé, et je l'ai relu.

Mon Ancien Moi anticipait déjà les réactions du Moi Futur à la lecture des lignes du vieux journal intime : au mieux, je serais toujours tout à fait d'accord avec moi-même ; au pire, je rirais de bon cœur de toutes les âneries que j'aurais pu écrire. À cet effet, j'abusais de l'autodérision entre deux paragraphes de complaintes lyriques. Et pour le coup, j'avais tout faux. Le Moi Actuel est complètement désemparé à la relecture du vieux journal intime.

J'ai entrepris cette relecture, en quête de mon propre passé, pour essayer de comprendre ce que je ressentais à l'époque. Je devrais m'en souvenir, mais mes souvenirs sont vagues. J'ai passé tellement d'années à me bourrer dans le crâne que tout ce que j'avais surmonté m'avait rendue plus forte, à glorifier cette force plutôt que la souffrance ou les mains tendues qui sont venues la nourrir, que j'en ai oublié jusqu'au goût de la douleur et au soulagement que peut offrir une bouée de sauvetage. Ce sont ces émotions que je voulais raviver en creusant le carnet secret d'une ado de treize ans.

Je suis consternée par ce que je lis, car je me rends compte qu'alors même que j'étais en phase d'assumer pleinement et publiquement mon homosexualité, je n'arrêtais pas de me mentir à moi-même. Pas sur mon orientation sexuelle, mais sur tout le reste. En lisant les lignes de l'Ancien Moi, je me heurte à d'incessants paradoxes émotionnels.

Prenez la semaine où Leïla m'a quittée. L'Opale de mes treize ans sent venir l'inéluctable. Elle s’épanche trois pages durant sur toute la tristesse que cette situation induit chez elle, sur l'éternel sentiment d'abandon qu'elle éprouve. Elle est tellement désespérée qu'elle rédige son testament, au cas où. Cela dit, elle le fait avec beaucoup d'humour et la banalité ridicule d'une liste de courses.

Le lendemain, le drame survient. Opale est en colère, non pas tellement parce que Leïla l'a quittée, mais parce que Leïla a envoyé sa meilleure amie le lui annoncer. Opale semble davantage vexée, blessée dans son ego, que véritablement triste. Cette colère, je suppose, elle en a honte. Alors elle feint l'indifférence : elle prétend vouloir garder des souvenirs heureux et exprime son désir d'aller un jour à la pêche (ce qu'elle ne fera jamais, d'ailleurs).

Les jours qui suivent, les paragraphes oscillent entre l'énumération de banalités du quotidien, l'expression d'une joie suspecte envers à peu près tout et n'importe quoi – « Je suis impatiente de voir ma meilleure amie ce week-end ! », « Super, je suis Poufsouffle ! », « J'ai fait un rêve avec du Nutella. », « J'ai mangé des pâtes et une demie paupiette de dinde. », etc – le déballage semi-poétique de l'affliction de son cœur déchiré et parfois quelque regret quant au pseudo-amour perdu. Bref, Opale noie le poisson, tantôt avec humour ou indifférence, tantôt via un souffle d'inspiration littéraire que vient nourrir son supposé chagrin.

La vérité, c'est qu'Opale est trop fière pour avouer clairement qu'elle a mal, d'autant plus que certaines de ses amies lisent occasionnellement son journal, pas très intime finalement. De ce fait, Opale simule la joie, l'espoir ; elle essaye de se montrer aussi drôle que possible et, plutôt que de prendre le risque de dévoiler ses vrais problèmes – qui lui feront probablement honte si elle relit tout cela un jour – elle préfère écrire sur tout ce qui n'intéressera pas le moins du monde la jeune femme en quête de son passé que je suis désormais. Et, lorsqu'Opale consent tout de même à livrer un peu de ses sentiments et de son mal-être, elle le fait sous couvert d'exercer sa plume, ainsi peut-on aisément supposer que la moitié des émotions dont font état ses vers ne sont là que pour la forme.

Malgré mes nombreux lecteurs, j'avais le journal intime le plus secret du monde, parce qu'il ne disait presque rien de mes sentiments réels.

Il faut donc maintenant, pour satisfaire ma soif d'auto-compréhension, que je m'aventure à faire une analyse douteuse de ma propre psyché, fondée sur des souvenirs et impressions flous, eux-mêmes embrouillés par les mensonges d'une adolescente qui n'assume pas ce qu'elle éprouve.

La vérité, je crois, c'est que ce n'est pas ma rupture qui alors me rendait triste. C'était l'éternel sentiment de solitude et d'abandon – le premier découlant du second – que toutefois l'Opale de mes treize ans rechigne à désigner proprement. Certes, elle a peur de finir seule et se sent inadaptée au monde. Si sa rupture l'affecte autant, ce n'est pas parce qu'elle était profondément amoureuse de Leïla, c'est parce qu'elle croit ne pas avoir été assez bien pour la retenir.

Moi, je sais désormais que Leïla était une fille instable qui collectionnait les conquêtes. Elle m'a quittée pour une autre et a fait de même avec les suivantes, en les appelant toutes les femmes de sa vie. Je sais désormais que je n'avais rien à me reprocher, sinon peut-être ma naïveté. Mais mon Ancien Moi se sentait négligé, dénigré, mal-aimé. Opale avait l'impression de n'avoir aucun contrôle sur les sentiments qu'elle pouvait provoquer chez autrui – ce qui est vrai, et pas que pour elle d'ailleurs, mais ce qu'aujourd'hui encore elle accepte très mal.

Le plus dur, quand j'y songe, c'était de me retrouver seule à nouveau, de lutter pour me faire accepter en tant que lesbienne sans plus avoir personne vers qui porter des espoirs amoureux. J'avais toujours le soutien de mes amis, et même de ma famille. Je crois que peu de gens ont cette chance. Néanmoins, je ne la mesurais pas. Je ne voyais que mon isolement sentimental, et j'en éprouvais la peine de façon décuplée, extrêmement intense.

J'ai eu beaucoup de problèmes dans ma vie, pas que des peines de cœur. Mais bizarrement, même si j'ai su gérer avec beaucoup de calme et de détermination des situations bien plus critiques, les échecs sentimentaux ont toujours été les plus douloureux pour moi. Parfois, je me dis que je dois souffrir d'un genre de dépendance affective. Aucun diagnostic n'appuie ce que je dis là.

Je me suis toujours sentie inadaptée au monde parce que je ne trouvais personne avec qui partager un amour sincère, mes joies, mes peines, mes délires les plus loufoques, ma poésie ridicule et toutes les banalités qui me tenaient à cœur. Même mon propre journal, je sentais qu'il ne pouvait pas me comprendre. Alors quelle fille le pourrait ? M'aimerait-on seulement un jour pour ce que je suis ?

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