L'âne, le chien et le chaton

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Demi-closes étaient les paupières face au vent.

Colériques étaient les éclairs claquant aux divins confins.

Et éclatant était ce jour pourtant à son déclin.

Ce spectacle... Jamais il ne l'avait aussi bien contemplé ! Lui, la bête qui ne connaissait qu'abîmes, plaines et étables boueuses. La bourrique qui tirait sous le fouet cette... horreur beuglant des plaies célestes. L'âne à qui ce coucher de soleil avait sonné le glas de ses plaintes. Car aujourd'hui, il s'était enfin enfui. Enfui très loin. Là, où ils ne pourront le trouver.

Au revoir cet enfer, à jamais ces humains torturant leur terre pour la pluie de lumières, et louée soit cette soudaine brume. Grâce à elle, ses maîtres n'avaient même pas remarqué sa fuite endiablée vers le bosquet décharné, là-bas. Ce fut le galop de sa vie. La ligne droite à travers les ronces de fer, sur les dangereux pas de son ami cheval.

Son pauvre ami cheval.

Foudroyé par la pluie de lumières à peine les quatre sabots sortis.

Les humains avaient pourtant essayé d'empêcher un tel écart sur la voie de la liberté. Mais les mains boueuses glissent, et la fourrure s'enflamme à toute vitesse.

Ne devant sa survie qu'à ce brouillard aussi miséricordieux qu'âcre, l'âne était à présent ivre de bonheur, car loin de toutes ces horreurs. Il clopina ainsi dans les flaques troubles clairsemant son chemin, les poumons encore en peine, et la tête assaillie par un dessein : aller là où disparaissait le Soleil.

Que dansent les flocons, que chante le vent, et que rêvent les champs immaculés. La berceuse de l'hiver plongeait le monde dans une paisible léthargie.

Charges.

Pirouettes.

Et cabrioles.

Le canasson était l'unique givrure grisâtre valsant sur cette vaste toile où, enfin, boue, ronces et fossés n'étaient plus qu'antiques démons engivrés. Le Temps même s'était pétrifié pour écouter les cantiques des branches esseulées.

Ruades dans la poudreuse.

Saut par-dessus les haies.

Galop contre le vent.

Cette joie, cette félicité... Ces sentiments résonnèrent en lui telle une onde merveilleuse. Il s'en souvenait ! Le temps lointain de la ferme.

L'époque où le monde n'avait pas dévoilé ses ravages.

L'âge où l'ânon s'amusait à gambader avec les moutons.

L'ère où ils n'étaient pas encore venus le chercher pour le chaos des houillères... Puis, bien des années de ténèbres plus tard, pour la surface et ses pluies de lumières. De l'air délétère d'en bas, au vent vicié d'un là haut, à présent bien loin de ses souvenirs : les maisons de la mine, la route, les champs, la ferme, les moutons... Tout n'était plus que boue dans laquelle pataugeaient les chaussures des humains, ses sabots, et l'Horreur des plaies célestes qu'il s'épuisait à tirer.

Pourtant, même après les profondeurs, même après la fange, même après les fossés, l'affliction, les ronces et la légion des douleurs, l'ânon vivait toujours. Dans la carcasse de cette bourrique. Maigre. Torturée. Sifflante... mais exalté par le retour de son enfant en ce paradis blanc. Et alors que le Soleil marchait vers sa disparition, le ressuscité poursuivait son heureux galop vers la même destination. Quelle ne fut donc pas sa surprise quand, encore piquants, ses yeux découvrirent cette singulière neige.

Rouge.

Elle était rouge.

— Eh toi, l'âne là-bas ! Heu... Est-ce que tu veux bien me filer un coup de patte ?

Les gouttes vermeilles menaient à une forme échouée au cœur des kyrielles hivernales. Il reconnut cet animal. La ferme en avait un... mais le nom lui échappait. C'était, c'était...

— Arg... Ah... Ça fait un mal de chien. Ha ! Hahaha ! L'un des gamins a dû me jeter un caillou là où tu sais, et bon sang... Mes pattes arrière sont tout engourdies.


— Un enfant ? Mais... il n'y en a plus ces derniers temps. bredouilla l'âne en aidant son nouvel ami à se hisser.

— Ça... fait... un moment que je... me traine, tu sais. AH ! Voiiilààà ! Aaah, on est mieux ici que dans la neige. En tout cas merci bien, tu me sauves presque. Moi, c'est Pattarond, le fidèle et meilleur compagnon du garde champêtre. Border Collie pur race ! Enchanté.


— Enchanté aussi !

La bise reprit parole. Glaciale, mais douce. Mélodieuse, mais silencieuse. Semblable à un lointain psaume de Noël.

— … Et donc, toi c'est ?

Stupeur. Erreur dans la mémoire ! Ni des fossés, ni de la mine, ni de la ferme, jamais aucun humain ne l'avait nommé. Le fouet s'occupait généralement de le faire par un « CLAC ! ». Voulait-il de ce nom ? Bien sûr que non. Inutile de ressasser les fantômes de naguère, alors :

— Je n'ai pas de nom, en fait.


— Ah. Très bien ! Bah, écoute, il nous suffit d'en inventer un.


— Oh ! Vraiment ?

— Et pourquoi pas ? Être heureux quand nous le désirons, n'est-ce pas là le grand souhait de la vie ? Comblons donc ce trou que je ne saurais voir. Tu as bien triste bouille, mon ami. La peau sur les os, la respiration difficile, des blessures si légion qu'on les confondrait en de sombres tatouages... Diantre ! Si je le pouvais, c'est moi qui te porterais volontiers. Es-tu sûr que ça va, Gribouille ?

— Oui... Oui ! Enfin... je crois ?


— Tu crois ? Tu le sais. Je vois énormément de bonheur en ta carcasse. Celui du libéré ! D'ailleurs, tu as tout de suite accepté le nom que je t'ai donné. Bravo. Il était fait pour toi !

Ça par exemple. Oui !

Gribouille.

Jusque dans ses abysses. Jusque dans ses limbes. Jusque dans son âme. Ce mot sonnait comme la dernière pièce de son puzzle.

Gribouille, l'âne.

Est-ce qu'un des enfants de la ferme ne l'avait pas déjà nommé ainsi ? Peut être bien, mais la joie était si intense ! Il ne put s'empêcher de couper court à ses pensées, s'élancer, et recommencer ses danses sur la glace.

— Aïe... Aïe aïe aïe ! Ah, doucement quand même. Tu oublies ton rôle de civière, mon ami Gribouille.


— Oh. OH pardon ! Mais... Ah... si tu savais... je suis tellement heureux en ce moment ! Tout arrive si vite, si bien... C'est le jour le plus joyeux !


— Taratata, pas la peine de t'excuser. Dis-moi plutôt ce que tu fais ici. C'est louche quelqu'un de tout seul dans la neige en ces temps qui courent.


— Je me suis enfui de... d'un endroit que je n'aimais pas. Aujourd'hui, je vais là où se couche le Soleil. J'ai envie voir ce qu'il y a là-bas ! Je l'ai toujours voulu. Même dans les mines j'y pensais... comment cela doit être merveilleux. Comment cela doit être chaud. Et paisible. Calme. — il s'ébroua : — Et toi alors ? Tu es aussi seul. Blessé en plus !

— Blessé, blessé... un bien grand mot ! Une longue histoire avec des gamins. Enfin... je suppose ? En fait, je les ai à peine vus. Ces petits diables ont fui dans un talus après leur méfait à base de sottises, cailloux, pétards ou je ne sais quelle autre bêtise !

— Et ton maître, le garde champêtre... Heu... Il n'est pas avec toi pour au moins te rassurer ?


— Je... En fait... J'essaie de le retrouver.

Tristesse. Amertume. Noirceur.

Balafre dans sa bonne humeur.

La voix de Pattarond n'était plus que reflets incertains.

Égarés dans ses bas-fonds.

Là où engraissent affres et démons.

Là où agonisaient regrets et chagrins.

— Ça fait des mois qu'il est parti. Avec des humains. Sans moi. Dans un camion. Habillé de bleu. Comme tous les autres.

Gribouille sentit la truffe de son ami embrasser son dos.

— Alors j'ai attendu. Un jour. Deux jours. Trois jours. Une semaine. Un mois. Deux mois. Puis. Enfin. Le camion est revenu. Mais au lieu de descendre. D'autres gens du Hameau sont montés. Le boucher d'abord. Le boulanger ensuite. Puis l'allumeur. Le mendiant. Le maire. Même le gamin s'est vêtu de bleu. À la fin, la place autrefois si vivante n'était plus. Les femmes avaient pris d'autres bahuts. Les moutons se sont enfuis. Et moi. Je suis parti à la recherche de mon ami.

— Si tu veux, nous pouvons le retrouver ensemble. Il ne doit pas être parti bien loin !


Rire jaune.

— Oh que si... Tu n'as pas idée du chemin que j'ai fait pour arriver jusqu'ici. Pour me faire maltraiter par des sales gosses... — il redressa la tête : — Mais dis-moi, tu disais aller là où le Soleil se couchait. Exact ?


— O-oui ! Quoi ? T-tu veux y aller aussi ?


Pour un monde meilleur avaient-ils dit avant de l'embarquer... Ça me paraît évident désormais. Ces terres. Celles dont tu rêves tant. Ce sont celles où ils ont emmené mon maître ! Oui. Oui c'est ça ! Ça ne peut qu'être ça. En route Gribouille !

Ainsi, l'horizon orangé accueilla en la peinture de ses neiges angéliques la silhouette des deux amis fraîchement rencontrés, et pourtant liés comme s'ils l'avaient toujours été.

La simplicité de Gribouille attisait la bonne humeur de Pattarond.

La ferveur de Pattarond alimentait les rires précipités de Gribouille.

Une profonde camaraderie catalysée par ce crépuscule mythique. Par l'approche d'une fin. La Fin d'un monde. D'une histoire... Heureuse ? Bien sûr, et ce n'était certainement pas le terme de son allégresse.

Qu'elle gèle à jamais. souhaita Gribouille. Qu'elle gèle à jamais en moi, et comme ça, l'éternité même en portera sa saveur. Jusqu'à son dernier souffle ! Ou du moins... jusqu'au mien.

L'horloge du Temps continua alors sa course. Les pas s'enchaînèrent dans la neige. Les rires fusèrent encore. Mais le Soleil se montra toujours inaccessible... Il s'éloignait même ! Comment était-ce possible ?

— Je ne comprends pas. Tu trottines vite, et... il s'en va. Il nous fuit ! Pourquoi est-ce que ces terres nous paraissent interdites ?


— Aucune idée. Mais on peut encore continuer ! Après tout, il n'a pas encore disparu. Il nous reste une chan... Oh. Oh woah ! C'est quoi ce gros machin gris là-bas ?


— Je ne vois qu'une grisaille en ce blanc et c'est to... Eh bah !

Plus gris que Gribouille. Plus gros que l'Horreur des plaies célestes. Des oreilles... plus vastes qu'un feuillage. Et... une... un... tuyau ? Qui parle en plus ?

— Quoi ? Vous n'avez jamais vu un éléphant de votre vie ?


Pattarond émit une exclamation confuse. Gribouille, l'une de ses habituelles toux abstruses.

Un... hélaiffant ?


— Bah alors ? Ne restez pas plantés là !

Ou alors un... ailléfend ?


— Venez je vous dis. Rejoignez donc notre troupeau !


Leur troupeau ?

Les yeux devinrent géants.

Renards.

Chevaux.

Armées de lézards.

Nuées d'oiseaux.

Par-delà l'orge givrée et l'ombre de l'est.

Entre la neige et l'orange céleste.

Grondait là un véritable orage d'aigrettes moirées.

Devant l'horizon et ce très cher Soleil.

À l'orée de ces floraisons de lumière et de ces jachères en sommeil.

Mille animaux marchaient là, oubliant le rameau de l'Arbre sur lequel ils s'agrippaient.

Meute de loups et moutons.

Beaux félins jaunes et biches élancées.

Rapaces virevoltants et rongeurs vivaces.

Pattarond fut le premier à s'extirper de sa confusion :

— Mais... Vous allez où en fait ?


— Ah ça, il faut le demander à notre guide ! il pointa de sa trompe une lointaine silhouette humaine habillée en Monsieur Loyal. Je ne suis qu'un pauvre éléphant sans défense, vois-tu.... Alors j'ai rejoint sa caravane, car il m'a fait comprendre que le temps des dangers était révolu. Quelle chance ! Voyager par-delà ma savane... Découvrir de nouvelles vues, de nouvelles choses ! Comme ce tapis d'un blanc absolu. N'est-il pas grandiose ?

— Moi je l'adore ! La neige ? De l'or à mes yeux. Un miracle tombé des cieux ! Elle remplace la boue, étouffe les ronces de fer, enterre les morts... Elle me rend heureux en voilant ce monde devenu fou.


— Et est-ce qu'il ne l'était pas dès le départ, hein ? Allez, Gribouille. Rencontrons ce guide ! Ce type-là m'intrigue.

Ils traversèrent alors une marée de drôles d'oiseaux à gros bec, slalomèrent entre d'étranges chevaux à long coup, enjambèrent une famille de blaireaux, heurtèrent un taureau recouvert de vêtements, dépassèrent l'agneau esseulé, pour enfin, atteindre l'auteur de ces incohérences. Mais :


HALTE !


Le troupeau s'arrêta sans même que le Monsieur Loyal ne leur fasse un quelconque signe. Droit. Stoïque. Rien ne semblait atteindre ni même influer sa silhouette. Tache chatoyante à l'orange de l'horizon, subtil trou dans la réalité, seule sa longue redingote moirée dansait au gré des flocons.

— Bonjour monsieur ! Mon ami et moi aimerions savoir où est-ce que vous allez.


Interdit, le guide s'aventura dans la cour d'une ferme expirant une douce odeur de pain cuit. S'approcha d'un abreuvoir où flottait un ballot.

S'abaissa.

Et plongea ses mains dans l'eau.

— Qu'est-ce qu'il fait ?


— Je ne sais pas. Il a peut-être soif à force de marcher.


— C'est chez lui, tu penses ?


— Non, il y a déjà des gens là-ded...


— Regarde, il revient !

Recroquevillé dans le creux de sa main, tremblait un chaton trempé jusqu'aux os. Éternuant, crachouillant, grelottant, mais ronronnant sous l'amour de son nouveau maître.

Les respirations se retinrent.

Les notes d'un silence impérial s'ensuivirent.

Personne n'osa pousser le moindre sanglot.



Le moindre mot.




Le moindre soupir.

Tous observaient la nouvelle âme que ce bon Monsieur Loyal venait sauver de la détresse. Un esprit esseulé sur le seuil de la mort. Égaré dans l'ivresse de l'agonie. Menaçant de passer spectre sous chaque caresse. Gribouille voulu dire quelque chose, mais il suffit d'un regard.

Un regard perçant.


Sonnant l'Heure.


Sonnant l'ordre de les rejoindre.

Sa poigne déposa le chaton sur l'âne. Au chaud. Aux côtés de Pattarond.

Tous deux comprirent alors.

Ainsi, tel le Soleil laissant place à la Lune. Chaque âme se remit en marche pour s'effacer derrière l'horizon.

Pour un coucher sans jamais se réveiller.


https://www.youtube.com/watch?v=qYejArVzId8


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