∵ Le Goupil et la Garenne du Vieux Pont ∵

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Un glissement ; léger, délicat.
Lahraïrah était un lapin solitaire et isolé, de fait, il devait rester vigilant, à l’affût du danger.
Un bruissement ; souple, fugace.
Son instinct s’était éveillé, il sentait au creux de son ventre un poids grandir et grandir.
Un craquement ; sombre, pétrifiant.
Et puis plus rien. La menace était toute proche, il le savait.
Un dernier battement, et il bondit vers les fourrés. Le monstre s’abattit à sa suite. Le sol semblait se lever, trembler au rythme de ses pas. Des gerbes de terre et d’herbes volaient tout autour de lui ; de ces griffes, le prédateur déchirait l’humus, avide de faire de même avec la peau du lapin.
Le conil s’engouffra sous un tronc, dévalant la pente ; derrière lui, il entendait les pattes écorcher le bois, le manquant de peu. C’était son occasion de semer le tarasque. Il fallait faire vite, la garenne n’était pas loin.
Il déboula sur un ancien chemin de terre. Plus que la rivière à traverser et il y serait ! Au terrain vague, il n’aurait qu’à se réfugier dans un halot !

Il était rapide.
C’était lui le plus rapide.
Mais il n’était pas le plus prudent.
Il ne s’était pas attendu à ce que la bête connaisse un raccourci et que son ombre tout entière le dévore.

Les yeux fermés, horrifié, il attendait que la patte griffue lui lacère la jugulaire.
Ces vibrisses sentirent un souffle chaud. Mais rien de plus.
Il s’osa un coup d’œil, pour finalement ne voir qu’un large sourire roux et deux billes noires dans lesquels se reconnaissait Lahraïrah.
Un visage familier.

« Emil. Tes jeux me fatiguent. Veux-tu bien me lâcher ? »

Ce dernier fit un pas en arrière et s’assit face au lapin, l’air suffisant.

« Encore une fois, le célèbre et intrépide Lahraïrah est décédé suite un féroce affrontement contre le grandiloquent goupil Emil !
-Grandiloquent. C’est certain ... »

Emil n’avait en fait rien d’un terrible monstre sanguinaire. C’était même tout l’inverse.
Un renard menu, maniéré et comique ; qui n’avait jamais fait de mal à qui que ce soit dans cette forêt. Il se contentait de sympathiser, de jouer des farces et de courir en rond sans prétention.
On le retrouvait généralement à faire la conversation aux oiseaux ; les corbeaux, paraissait-il, étaient friands de ses contes ; ou encore à dormir dans les vieux terriers de la garenne.
Emil n’était qu’un gros canidé encombrant, capable des pires boutades comme des meilleurs rebondissements.
Lahraïrah se reprit ; allongé au sol, il ne donnait que l’impression d’un lapin mort. Humiliante idée …

« N’as-tu rien de mieux à faire ? Tu sais bien que l’hiver approche.
-Oh, oui, j’ai hâte de voir ça, la douce neige blanche-blanche !
-L’année précédente, nous avons dû partager plus que de raison avec toi. Tu ne peux te joindre avec nous cette année, pas dans ces conditions. »

Emil sembla soudainement soucieux. En effet, la Garenne du Vieux Pont était devenue étroite pour beaucoup de lapins ; et ces derniers temps, de maigres disettes pointaient le bout de leurs nez. Dans ces conditions, le fanfaron du bocage était de trop.

« Mais, tu penses bien que je peux me faire tout petit-petit !
-Je te le dis. Nous ne pouvons plus, ils ne te laisseront pas rentrer. »

Quelles crapules. Pourtant il les avait aidé à évacuer la garenne lors de la Grande Crue ! Il avait même prêté main-forte pour reconstruire !
Cela, Lahraïrah le savait bien, mais le canidé omettait les fois où des tunnels s’étaient effondrés suite à ses jeux facétieux. Ou lorsqu’il avait bafoué une bande de belettes qui depuis lors s’était mise à roder près du cours d’eau. Ou encore la fois où il avait ébranlé un blaireau bourru, un peu rancuneux.

Et c’était là qu’une maigre liste des bêtises et autres gredineries du goupil.

« Tu pourrais peut-être rejoindre les humains ? Au moins pendant l’hiver.
-Mais …
-Tu as grandi parmi eux. Ta place est avec eux. »

Lahraïrah n’avait pas bronché. Il avait pitié, mais c’était là la seule solution. De la ville il venait, à la ville il devait retourner.

Le conil commença a s’éloigner, un bond après l’autre, et jetant un œil derrière lui, Emil était encore là. Assis. Déçu. Les paroles de Lahraïrah avaient des airs de velléité. Il n’avait jamais su être ferme et intransigeant. Mais cette fois-ci, il ne pouvait pas partir en faux-fuyant comme il en avait le réflexe.

Le goupil attendit quelques minutes, même après que son ami ait disparu dans les fourrés. Il espérait une boutade. Mais le bout de son museau, il ne revit pas. Et c’est à contrecœur qu’il respecta ses instructions.
La forêt était un espace vaste, il y traversait rivières et falaises, clairières et futaies serrées ; et finalement, il y avait l’Orée. La sylve s’arrêtait là où le sol des hommes commençait. Un chemin long et gris était tiré sur des kilomètres, ceinturant la verdure dans un contraste surprenant.
C’était là la piste qu’il devait suivre vers la Ville, dormant au pied de la Montagne.

Cela faisait longtemps qu’il n’y était pas allé. Il se demandait alors ce qui y avait changé.
C’était une chose certaine, ces hommes aimaient détruire et reconstruire ; il se rappelait des arbres coupés pour en planter d’autres de fer, et dresser des terriers qui faisaient fi de la terre pour s’élever vers le ciel.
Il savait que cela terrifiait les habitants de la forêt. Mais Emil s’y était habitué, il devait même avouer qu’il y avait longtemps trouvé un certain confort.

Un vrombissement le fit sortir de sa rêverie ; sur la route, des véhicules, ces choses qui défiaient tout réalisme, se suivaient.
Elles étaient nombreuses. Hantées par une idée qui lui était étrangère.
Il s’éloigna du bord du chemin, il avait été témoin de bien trop de tragédies, et savait qu’il était préférable de poursuivre son périple en contrebas, parmi les arbres.

Le vacarme des voitures dura quelques heures, assez pour que le soleil décline bien bas, mais tout cessa quand il arriva à la Ville.

Après un tel trajet, il pouvait enfin se reposer et profiter d’un repas bien mérité !
Il connaissait les bons endroits, le nez en éveil, celui de ceux qui savent, il quêtait les effluves appétantes.

C’est à l’angle d’une rue qu’il trouva l’objet de son affaire : La poubelle d’un restaurateur.
Il y plongea tête la première, il y en avait au moins pour un mois !
Pour un mois ? C’était étonnant. De mémoire de renard, il était même persuadé de n’avoir jamais vu telle aubaine.
Il releva le museau tout en mâchonnant quelques restes succulents. Toutes les lumières étaient éteintes, il n’y avait pas un seul passant, pas une seule boîte sur roue. Rien.
Il déglutit. Quelque chose clochait. Quand les humains ne se montraient pas, eux qui pourtant ne craignent rien, quelque chose de mauvais était à l’œuvre.

Il ne savait pas quoi. Mais son instinct le poussait à retourner à la forêt, il devait s’éloigner, prévenir ses amis.

Il détala à grandes enjambées, comme si un feu avide le talonnait. Il se surprit lui-même à voir défiler le paysage comme jamais il ne l’avait vu, il avait fondu sur la forêt et suivi la rivière avant de parvenir enfin à la Garenne du Vieux Pont.

Il fit gratter ses griffes sur le bois du ponceau, glapissant à qui voulait bien l’entendre.
C’est Lahraïrah qui, le premier, sortit la tête du terrier.

« Emil ! Mais que fais-tu là ?! »

Le renard avait une triste allure : Le pelage profané, le souffle difficile, le visage fiévreux.
D’autres lapins s’exposèrent, plus curieux qu’inquiets de cette agitation.

« Les humains... »

Ils se lancèrent des regards confus. Un persifleur prit la parole :

« Les humains t’ont chassés ? C’est absurde ! Tu cherches à nous moquer ! Encore une boutade de ton bon ami, je me trompe Lahraïrah ? »

Mais le connil solitaire était troublé. Il n’avait jamais vu Emil dans un tel état, et en resta muet.
Le goupil reprit, ignorant les sarcasmes de ces sycophantes.

« Les humains, ils ne sont plus dans leur cité. Je n’ai rencontré nulle âme. Ni même de machines animées. Dans la ville, tout est immobile, tout est mort. Je crains un grand danger, vous devez partir ; nous devons quitter la forêt. »

Ces propos prophétiques, scandant calamités et désastres laissèrent l’auditoire de marbre en prime moment, avant de se muer en vaste hilarité.

« Lahraïrah, tu dois me croire, je ne puis inventer pareilles paroles ! »

La larme à l’œil, il l’implorait ; les larmes aux yeux, on exhortait à rejoindre l’hilarité générale.

Le lapin regardait autour de lui, il était déjà un réprouvé en cette société, paria à peine accepté.
Pouvait-il seulement se permettre d’aller à contre-courant ?
Et puis, Emil, n’était-il pas un plaisantin patenté ?

C’est choqué, effondré, que le renard constata impuissant chacun des habitants de la garenne regagner son terrier. Nul ne souhaitait écouter tissus de mensonges, fables délirantes ; seulement bonnes à divertir le crédule.

Le pas pesant, Emil s’éloigna de son ancien foyer, s’enfonçant dans la forêt sans savoir où aller ; devrait-il forer un modeste abri quelque part, loin de la Ville, du Vieux Pont et de tout ce qu’il a connu ?

Il s’arrêta sur le sommet d’une colline déchirant la mer d’arbres. Le sol avait frémi.
Là-bas, au loin, le grondement roula lentement, longuement. Tous comprirent les dires d’Emil, la vérité qu’il avait annoncé. Là-bas, le sol se gonfla, et le puy craqua, crachant scories et langues de feu, brûlant la forêt des bêtes, ruinant les tours et routes humaines. La tragédie, le cataclysme était total ; rien ne reviendrait sur ses terres rompues et ravagées.

C’était là l’image qui resta gravée dans le regard du renard.

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