1.1

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Sous le ciel d’or de Zvenigorod, il y a une petite église décatie, et près de cette église, un petit parc, et dans ce parc, un banc qui a peut-être été vert sous Brièjnev. Ou jaune. Aliocha et moi sommes assis sur ce banc. Autour de nous, de la pop sirupeuse, des gobelets en plastique, quelques amis qui bavardent en riant.

— Ça coûte combien, une BMW, chez vous ? Le 114i, il est à combien ?

Tout à l’heure j’ai demandé à Aliocha s’il avait aimé les Frères Karamazov. Il a rigolé. Il déteste lire. Il préfère les jeux vidéo.

— Euh, écoute… aucune idée.

— Allez, à peu près ?

— J’sais pas… 20 000 € ? Dans les 900 000 roubles ?

J’ai dit ça au pif mais il a l’air satisfait de ma réponse. J’avale une gorgée de vodka.

— Ça vaut le coup de l’acheter là-bas, tu penses ? Je te donne l’argent et tu me l’amènes ici. Hein ?

— Euh…

— Hé, Valia ! Viens ! Explique-moi un truc.

Elle, c’est Yélièna. Enchanté du prétexte, je la rejoins. Je débarque au milieu d’un groupe de Russes goguenards.

— Valia, tu es un patriote français, non ?

— Oui.

— Toša veut savoir pourquoi vous vous laissez humilier par les États-Unis.

Je souris d’un air gêné.

— Euh…

— Non mais c’est vrai ! continue Lièna, impitoyable. Eux ils sifflent, et vous accourez. Comme des petits chiens !

Lièna est très jolie, même lorsque je n’ai pas bu de vodka. Elle a des cheveux blonds très longs qui lui descendent jusqu’aux hanches. J’ai du mal à me concentrer.

— Euh, oui, enfin… c’est un peu plus compliqué…

— C’est pas compliqué du tout.

— Vous faites tout ce qu’ils disent, renchérit Toša d’un ton indigné. Afghanistan, Irak…

— En Irak justement, n…

— Bah c’est l’exception qui confirme la règle, dit Lièna. Nous, jamais on se laisserait faire. On a toujours viré les étrangers. Napoléon, Hitler…

— Et les Tatars ? laissé-je échapper timidement.

— Quoi, les Tatars ?

— B’en euh…

— Ça c’est typique, intervient un autre, Andreï. On vous parle d’un truc, et vous changez de sujet. Avec vos doubles standards là…

Je trouve ça un peu fort de café.

— Non mais, attendez…

— Non, toi attends !

Lièna commence à s’échauffer. Elle est ravissante.

— C’est quoi cette histoire de Tatars ? N’importe quoi. À ce compte-là, vous aussi vous vous êtes fait occuper par les Romains !

— Les Rom… Lièna, c’était y a deux mille ans ça… y avait même pas de Franç…

— Bah oui, et les Tatars c’était au putain de moyen âge ! Tu déconnes ou quoi ?

Ses yeux jettent des éclairs. J’ai envie de l’embrasser.

— En plus, les Tatars nous ont sauvés, dit un troisième Russe qui ne m’a encore jamais adressé la parole.

— Ils vous ont sauvés ?

— Oui. Des catholiques.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire qu’Alexandre Nièvski avait le choix. Soit il se soumet aux catholiques, soit aux Mongols. Dieu merci, il a choisi les Mongols.

— Pourquoi Dieu merci ? demandé-je en riant.

— Parce que les Mongols étaient tolérants, ils nous ont laissé notre religion. Avec les catholiques on aurait dû se convertir.

— Monsieur l’orthodoxe a parlé, s’esclaffe Andreï.

— On s’en fout de vos Mongols, reprend Lièna. Valia, t’as pas répondu. Pourquoi les Français se laissent faire ? De Gaulle était le dernier Français à avoir des couilles ?

La réponse honnête est probablement oui, mais l’honneur national est en jeu.

— Les Américains ne nous contrôlent pas. C’est vous, ici, qui avez des vassaux… ça fonctionne plus exactement comme ça chez nous.

— Ben voyons, ils vous contrôlent pas. Tu es naïf, c’est tout ! Ils ont des bases militaires partout, sans eux l’Otan n’existe pas.

— Y a pas de bases américaines en France.

— Mais en Allemagne, si. Tu es à moitié allemand non ?

Elle se met soudain à rire.

— Quoi ?

—Je viens de penser… Napoléon et Hitler ont tous les deux essayé d’envahir la Russie, et on leur a mis une raclée à chaque fois.

Je crois que je rougis.

— Ça veut dire quoi ça ?

— Non, rien.

Elle éclate de rire.

— Hé, il est tout rouge !

Toša m’offre une cigarette.

— Allez, t’énerve pas. On t’aime bien. Nous les Russes, on aime la France. C’est vous qui nous aimez pas.

Je me retiens de lever les yeux au ciel. Pauvre petite Russie persécutée.

À ce moment-là, je vois une fille aux cheveux roux sombres passer à quelques mètres de là. Je ne le sais pas encore, mais dans le sac plastique qu’elle tient à la main il y a de la pâtée pour chat et du poisson. Je ne le sais pas encore mais l’or fin et brûlant du ciel de Zvenigorod a glissé sous ma peau.

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