1.2

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Un des gars de notre groupe se retourne vers la fille.

— Pièla ! Hé, Pièlagéïa ! Viens voir ! Viens par ici.

Elle s’arrête.

— Vladislav ? C’est toi ?

— Mais oui, c’est moi ! Tu veux que ça soit qui ? Allez viens !

Elle s’approche.

— Tiens, regarde qui est là. Un Français. Un vrai Français !

— Ah oui ?

Elle me regarde. Un visage grave et félin. Deux scintillements clairs et profonds.

Je tire sur ma cigarette.

— Salut. Valentin.

— Bonjour. Pièlagéïa.

— Il est déjà venu y a quelques années, explique Vladislav. Tu te souviens quand on était au lycée ? Les correspondants de S*** ?

— Oui, je me souviens. En 20**, c’est ça ?

— En avril 20**, oui, dis-je.

— Où as-tu appris le russe ?

— À la fac.

— Alors, bienvenue en Russie, Valentin.

Elle se tourne vers Vladislav.

— Ma mère m’attend.

— Oui, oui, vas-y. Ton frère est dans les parages ?

— Je crois qu’il est là, oui.

Elle fait un signe de la main en s’éloignant. Alors qu’elle détourne la tête, pendant une fraction de seconde, le scintillement bleu pâle perce de nouveau mon regard.

Vladislav me toise d’un air railleur.

— Laisse tomber mec, elle est casée.

— Ah ?

— Ouais. Un musulman.

— Ah bon ? Il vient d’où ?

— Daghestan. Ouais, un type bizarre.

— Pourquoi bizarre ?

— Bah tu sais, le genre à fond dans la religion.

— Mais elle, elle est pas musulmane ?

— Non, pas du tout. Elle est russe. Le mec était pas comme ça quand ils ont commencé à sortir ensemble. Il était musulman mais comme moi je suis orthodoxe tu vois ? C’est récent ce truc.

— C’est bizarre ouais.

— Ouais, et ceinture noire de taekwondo, ou de karaté, un truc comme ça. Il fait des saltos arrière et tout.

— Ah ouais ?

Je songe avec dépit que, même quand je suis sobre, je ne suis pas toujours capable de marcher droit sur plus de cinq mètres. Je renonce avec un soupir à ma fantasmagorie naissante.

Quelqu’un m’attrape par la manche.

— Valiouša, ronronne une voix. Je t’ai vexé ?

C’est Lièna. Elle sourit, mais d’un air complètement différent par rapport à tout à l’heure.

— N…non, mais… euh… bon, faut pas prendre ces choses personnellement…

— Oh, tu l’as pris personnellement ? Mais fallait pas ! On parlait, c’est tout.

Ses grands yeux verts me tirent la langue. Ses joues sont un peu roses.

— Tu sais, on est tous des êtres humains sur cette terre !

Je laisse échapper un rire malgré moi.

— Avec ce genre de maximes tu pourrais t’infiltrer chez les gauchistes en France.

Elle fait la grimace.

— Donc en fait, vous êtes limités vous les Français. Aucune largesse d’esprit ! C’est ça que tu es en train de me dire ?

— Arrête avec ça. Des cons y en a ici aussi.

— Oui mais ils sont plus ouverts d’esprit que vos cons à vous.

Je la regarde en souriant.

— T’en connais beaucoup des Français à part moi ?

— Ici, les gens sont différents. C’est le paysage qui fait ça.

— Le paysage ?

— Bah oui. Chez vous tout est petit, cadastré, y a des barrières partout. Nous on a la steppe et les bouleaux à perte de vue.

— Lièna, ils sont où tes bouleaux là ? Tu vas à Moscou tous les jours, ton paysage c’est la ville et l’autoroute.

— Je vais à la dača tous les week-ends.

— Donc si je vais à la dača le week-end, mon esprit va s’élargir ? C’est bon à savoir, je note.

Elle me donne un coup de poing à l'épaule.

— Tu comprends rien, crétin. Tu connais Alexandre Douguine ?

— Ouais vite fait. C’est un taré.

— Non c’est pas un taré. Il dit des choses très justes. Vous les Européens, vous ne comprendrez jamais les Russes.

— Douguine est un fanatique, intervient l’orthodoxe qui tout à l’heure vantait les mérites du joug mongol. Il se rapproche de nous.

— Je suis d’accord avec… Valentin, c’est ça ?

— C’est ça.

— Moi c’est Viktor. Enchanté.

— Enchanté, Vitia.

— C’est quoi ton problème avec Douguine ? demande Lièna, toutes griffes dehors.

— C’est un fou. T’as pas vu la vidéo où il dit « il faut buter les Ukrainiens, il faut les buter, les buter, les buter » ?

— L'Ukraine est à nous.

— Bien sûr que l'Ukraine est à nous, mais on aura jamais le soutien de la population avec ce genre de malade. Va la voir, la vidéo, c’est un dément. Il est possédé.

— Bon, j’en sais rien, j’irai regarder. Moi je lisais ses articles sur Vkontakte où il parle d’histoire et de philosophie. Il écrit bien.

— Je les ai lus, tes articles. Il pompe Heidegger et les autres Allemands comme c’est pas permis. Et pour ce qui est de l'Europe, on leur doit tout ! C'est malhonnête de le nier. C’est un faux Russe ton Douguine.

— Comment ça, un faux Russe ? demandé-je en souriant.

— Le vrai Russe est chrétien, assène Viktor. Baptisé ou pas, peu importe ; il est chrétien, plein de compassion, et il se tait devant la souffrance.

Je le regarde attentivement. Son visage me plaît beaucoup.

— Bon, mais… Poutine n’est pas russe non plus alors ?

— Non, il n’est pas russe.

— C’est du grand n’importe quoi, déclare Lièna. En tant que personne orthodoxe, tu devrais boire moins, Vitia.

— Eh, j’ai parfaitement le droit de boire, s’exclame Vitia.

— Ne l’écoute pas, il est bourré, me dit-elle.

— Non, toi écoute-moi, fillette ! Tu comprends pas ce que je dis. Dans l’ancienne Rous’, dans notre sainte Russie kiévienne, le mot rousskiy désignait non seulement les Slaves orientaux, mais les chrétiens orthodoxes. C’étaient des synonymes à l’époque !

— Non mais d’accord…

— Et donc, aujourd’hui comme hier, le vrai Russe est chrétien ! Le peuple russe est chrétien et le sera toujours.

— OK monsieur Dostoïevski, on a compris. Mais qui va à l’église aujourd’hui à part toi ? J’y vais deux fois par an, et je suis la seule dans ma famille.

— Mais on s’en fout, je te dis. Même sans être baptisés, les Russes pensent et sentent en chrétiens.

— Attends une minute, Vitia, dis-je. Si le baptême n’est pas un critère pour toi, comment fait-on pour déterminer qui est russe… c’est-à-dire chrétien ? Je ne comprends pas bien.

— Ça se voit. Ça se sent, dit simplement Vitia.

— Mais encore ? Tiens, Lièna, ici : elle est russe ou pas ?

— Oui, elle est russe, répond Vitia en souriant.

— Tu – es – zin – zin, articule Lièna en détachant chaque mot. Puis elle tourne les talons et va rejoindre Vladislav.

Je donne une bourrade à Vitia.

— Bordel, la fais pas partir.

— Ah, euh ? Oh…

Il sourit nerveusement.

— Désolé.

J’éclate de rire.

— Alors tu es pratiquant ? Tu fais le carême et tout ?

Vitia semble avoir découvert quelque chose de très intéressant au fond de son gobelet de vodka.

— Le carême, euh… disons que j’essaie.

— C’est bien. Moi je pourrais pas.

— C’est parce que votre bouffe est meilleure que la nôtre, dit Vitia en riant.

— Oh, si tu savais… les Français de ma génération, ils mangent n’importe comment.

— C’est vrai ?

— Oui, c’est infernal. J’en fais des cauchemars.

— Ah d’accord, à ce point ? Mais tu sais… à mon avis, c’est parce que chez vous, les femmes ne font plus la cuisine et… enfin, je ne voudrais pas t’offenser.

Il se trouble.

— T’inquiète, je m’offense qu’avec les filles.

— Ah… c’est bien. T’es un romantique, alors ? Héhé.

— Si on veut…

Soudain, il lève les yeux au ciel et se met à réciter, avec un fort accent russe :

Dem Schnee, dem Regen,
Dem Wind entgegen,
Im Dampf der Klüfte,
Durch Nebeldüfte,
Immer zu! Immer zu!
Ohne Rast und Ruh!

Lieber durch Leiden
Möcht ich mich schlagen,
Als so viel Freuden
Des Lebens ertragen.
Alle das Neigen
Von Herzen zu Herzen,
Ach, wie so eigen
Schaffet das Schmerzen!

Wie — soll ich fliehen?
Wälderwärts ziehen?
Alles vergebens!
Krone des Lebens,
Glück ohne Ruh,
Liebe, bist du! *


Je reste quelque instants bouche bée.

— Eh mais… t’es sérieux, fais-je en riant. Tu parles allemand ?

— Non, non… je l’ai juste appris par cœur, comme ça, dit Vitia.

Je souris pensivement. Quelque part dans un recoin de mon esprit, des yeux de chatte m’épient.

*

*  *

Contre la neige,

la pluie et le vent,

dans le brouillard des abîmes,

à travers les brumes,

en avant, en avant,

sans trêve ni repos !

J’aimerais mieux me frayer un chemin

à travers les souffrances

que supporter tant de joies de la vie :

toute la sympathie du cœur pour le cœur,

ah ! qu’elle enfante des douleurs étranges !

Comment fuirai-je ?

Comment me cacher dans les bois ?

Tout serait inutile !

Amour, tu es la couronne de la vie,

le bonheur sans repos !

Johann W. Gœthe, Amour sans trêve (1776)

Traduction de Jacques Porchat

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