Chapitre 2 - 1

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Manoir BasRose, 16h06, 27 magnus de l’an 1889.

L’ancestral manoir des BasRose était édifié sur l’une des plus hautes collines qui entouraient Annatapolis, capitale de Ci-Ordalie. Un domaine proche de la nature, loin de l’effervescence de la cité et de ses avancées technologiques. Une modernité que les familles magiteriennes fuyaient, ne lui ayant emprunté que le confort minimum. La grand-mère de Rosalie aurait beau cracher au visage des inventeurs et des industriels, la jeune femme savait qu’elle ne pourrait jamais plus se passer de l’électricité et de l’eau courante.

Rosalie rattacha ses cheveux en chignon flou ne laissant échapper quelques mèches bien choisies pour donner une touche d’élégance. Dans les allées des jardins, l’ombre du manoir s’étirait sur la pelouse, aussi large qu’un séquoia. La pierre gris sombre aux reflets anthracite et le bois noir se détachaient face aux massifs de fleurs colorées et aux haies verdoyantes, pareil à une tache d’encre sur une feuille.

En s’engageant dans le sentier, Rosalie croisa son cousin Azale, fils du feu frère cadet d’Astrance, perché au sommet d’une échelle. Elle le salua, mais il ne la vit pas, ce dont elle ne prit pas ombrage. Il était trop occupé à récolter les plus belles fleurs des cerisiers qui ombrageaient l’allée. Celles-ci avaient fleuri bien tôt cette année, pratiquement un mois en avance.

Les magiteriens se servaient des éléments naturels pour pratiquer la magie. Chaque famille possédait son domaine de prédilection, et chez les BasRose, l’affinité allait principalement aux plantes, notamment les fleurs.

Rosalie quitta le couvert des arbres pour une allée de graviers blancs au-dessus de laquelle des glycines pendaient depuis leurs arches de bois. Leur parfum se mêlait à celui des jacinthes, qu’on avait librement laissé pousser le long du sentier. Des senteurs qui l’accompagnaient depuis l’enfance. La jeune femme savait qu’elles lui manqueraient, en même temps qu’elles seraient porteuses de souvenirs peu agréables.

Rosalie laissa les arches derrière elle, se retrouvant au sommet d’un escalier de bois posé à même la pente de la colline, en harmonie avec ses courbes naturelles. Il menait vers un petit étang ombragé de saules pleureurs. Dans le bassin s’épanouissaient des nénuphars. Parfois, une carpe sautait par-dessus la surface avant de retomber en un discret clapotis.

La serre où Astrance attendait sa petite-fille se trouvait plus loin derrière l’étang. Un haut bâtiment de fer forgé aux reflets dorés. La serre principale se dressait face à l’étendue d’eau, son dôme et ses murs de verre scintillaient comme un diamant sous l’éclat du soleil. Cinq serres plus modestes se dressaient autour, rappelant les pétales d’un bouton d’or.

La serre était aussi ancienne que le manoir, érigée par la collaboration d’un maître verrier et de l’architecte royal de l’époque, celui-là même qui avait imaginé le palais de la reine et de ses ancêtres ; une œuvre souvent jalousée par les autres familles magiteriennes.

Aussitôt la porte poussée, Rosalie se dépêcha de la refermer, empêchant les papillons tropicaux de s’échapper. Un grand mormon vint aussitôt se poser sur son épaule. Une femelle, reconnaissable à ses ailes striées de blanc et de points orange, là où le mâle était lui entièrement fait de noir.

Peut-être attirée par les odeurs que le jardin avait laissées sur elle, la femelle déploya sa trompe et la promena sur sa robe. Une étoffe qui faisait suffoquer Rosalie. Cette section de la serre devait être maintenue dans une atmosphère chaude et humide. Elle attendit que le papillon se soit envolé pour défaire le col de sa robe et remonter ses manches, avant de retirer bottines et bas pour les laisser près de la porte. À l’extérieur, on allait souvent pieds nus, même en hiver, pour garder le contact avec la terre.

Les chaussures de Rosalie trouvèrent leur place près des souliers de sa grand-mère, avant qu’elle ne grimace en constatant par une troisième paire que sa cousine Violine était également présente.

L’épidémie ayant emporté sa tante avait fait des ravages. Le frère d’Astrance et la belle-fille de ce dernier n’avaient pas non plus survécu. Hormis Rosalie, ses parents et sa grand-mère, il ne restait que Violine et son père, Azale. Même avant la maladie, les BasRose n’avaient jamais été très prolifiques.

Rosalie aurait dû faire de cette cousine du même âge une amie précieuse, seule autre enfant du domaine – les servantes le quittaient lorsqu’elles devenaient mères. Violine l’avait pourtant toujours méprisée. Peut-être à cause des penchants de Rosalie pour une autre forme de magie, car avant qu’Astrance ne le découvre, les deux fillettes se toléraient. Un changement d’attitude qui l’avait blessée, avant de comprendre qu’il s’agissait d’un mal pour un bien. Elle ne voulait pas d’entourage si peu ouvert d’esprit.

Violine n’avait pourtant pas de quoi être jalouse. Douée, brillante, elle serait très vite reconnue par ses pairs magiteriens. Rosalie devrait en théorie hériter du domaine familial, devenir matriarche après Azale, mais tous savaient qu’Astrance ne le permettrait pas. Rosalie ne le souhaitait pas non plus. Elle pouvait se permettre de faire passer ses désirs avant ses obligations, sans en éprouver de regrets.

Quitter sa famille sans honte lui allégerait quand même le cœur. Elle devait à ses parents de réussir sa cérémonie, durant laquelle elle devrait montrer sa maîtrise de la magie de Terre. C’était donc avec détermination que Rosalie traversa la serre principale, aussi vaste qu’une salle de bal du palais royal. Au bout d’un sentier, guidée par les cytises en fleur, la jeune femme trouva l’entrée d’une serre annexe. La température y était plus douce, l’humidité moins oppressante, et ce fut entre les parterres de fleurs de curcuma que Rosalie aperçut Violine et Astrance.

Inconsciemment, la jeune femme ralentit le pas, la tête légèrement rentrée sur les épaules. Elle veilla à se reprendre. Astrance restait une humaine, une femme, qui n’avait rien de plus que les autres.

Mise à part la possibilité d’humilier sa petite-fille.

Alors qu’elle montait les marches, celle-ci massa rapidement ses épaules nouées. Les deux femmes ne l’avaient pas attendue pour prendre place à la table ronde du kiosque central, à l’armature décorée de vignes escargot. Sa grand-tante avait disposé un mortier et un pilon devant Violine ; les mêmes ustensiles attendaient Rosalie.

À son approche, Astrance lui jeta un regard sévère, imité par Violine.

– Tu es en retard, siffla-t-elle.

Rosalie ne prit pas la peine de répondre. Qu’elle soit à l’heure ou non, un reproche aurait de toute manière fusé.

Astrance déposa sèchement un bouquet de fleurs tout juste coupées devant sa petite-fille.

– J’ignore quelle épreuve les éloignés auront choisie pour toi, alors nous allons tout revoir.

Les éloignés, autrement dit, des BasRose qui avaient changé de famille par le mariage. Un moyen de s’assurer qu’il n’y aurait pas ou peu de favoritisme.

C’est de cette manière que le père de Rosalie avait rejoint leur famille. Lui et Jasmine s’étaient rencontrés lors d’un rassemblement magiteriens. Très vite le mariage était apparu comme une évidence, et les deux familles y avaient consenti. Troisième fils de sa famille, les Ocrepâle, Pyrius n’aurait donc pas eu grand-chose à recevoir au sein de l’héritage. Il avait épousé Jasmine sans regret, devenant Pyrius Ocrepâle-BasRose. Il entretenait toujours des rapports avec sa famille, notamment avec ses frères, que Rosalie voyait plusieurs fois par an, pour les rassemblements. Elle était déçue à l’idée que les deux hommes ne soient pas présents à sa cérémonie, seuls les natifs BasRose pouvaient être conviés.

Cette idée la rendait amère. Ces gens allaient décider de son avenir au seul prétexte qu’ils partageaient le même sang qu’elle. L’influence d’Astrance n’allait pas s’éloigner pour autant. Peu de gens savaient lui résister et Rosalie ignorait quelle serait la stratégie de la matriarche. Faire échouer sa petite-fille pour mieux l’évincer, au risque d’humilier l’ensemble de la famille ? Ou la laisser l’emporter sur la cérémonie, sachant que personne ne l’en trouvait digne ?

Parce que la jeune femme s’intéressait à l’autre forme de magie, celle que l’on offrait à chacun, celle que l’on faisait vivre par la réflexion et les matériaux transformés.

La magie industrielle. L’opposée de la magie de Terre, propriété ancestrale des magiteriens.

Une propriété dont le peuple avait souhaité s’emparer. À leur grande surprise, ce fut un magiterien qui la leur offrit. Féru de science et de technologie, l’homme avait passé de longues années à modifier la magie.

Les magiteriens n’utilisaient que des matériaux bruts, issus de la nature, sans aucun changement effectué de la main de l’homme, à part peut-être le polissage de certaines pierres ou métaux. Des éléments naturels associés ensuite selon des préceptes anciens.

La magie industrielle naissait de formules, d’équations, gravées sur de la matière modifiée, produite à une échelle massive.

Ainsi, du courrier pouvait voler seul jusqu’à son destinataire, un automate s’animer à l’image de celui de Rosalie, des lampadaires s’illuminer seuls au coucher du soleil. À peine un échantillon des possibilités offertes par la magie industrielle, présentes et futures. En cent-trois ans, la discipline était passée de marginale à trésor national.

Les magiteriens avaient vu cela d’un mauvais œil, perdant génération après génération leur statut privilégié. Les citoyens qui se pressaient autrefois aux portes des manoirs pour obtenir de l’aide pouvaient maintenant franchir celles d’un magasin de quartier ou d’un cabinet de spécialiste.

D’autant que les familles jugeaient l’utilisation de la magie sur des objets sale, dégradante, honteuse, que cela revenait à la bafouer.

La famille royale ne s’était jamais positionnée. Si elle n’avait rien fait pour enrayer le progrès inévitable, et surtout utile sur bien des plans, elle ne pouvait perdre le soutien des magiteriens auxquels elle était historiquement liée.

– Fabrique-moi un charme d’influence, grinça Astrance.

Rosalie hocha la tête, déjà concentrée. Des sorts faciles à réaliser, mais qui requéraient un dosage précis et une certaine minutie.

Celui-ci était régulièrement utilisé sur le domaine pour accélérer les floraisons des espèces en retard sur leur cycle.

Rosalie s’empara du bouquet de fleurs et commença à les trier, éliminant celles inutiles, voire néfastes. Car oui, il y aurait des pièges qu’il lui faudrait éviter pendant la cérémonie, mais Rosalie ne se laisserait pas abuser. Elle connaissait par cœur les listes d’ingrédients, les associations, les bonnes ou mauvaises influences entre eux, à défaut de parvenir à en faire un sortilège.

Elle ne conserva que la lavande et les feuilles d’herbes aromatiques, pour écarter vivement les roses. Trop fanée, la plante ferait tourner la préparation. Elle aurait pu ajouter du chrysanthème, mais en cette période de premier quartier lunaire la fleur changeait d’influence et annihilerait tout effet.

Les bons ingrédients en main, Rosalie quitta la table et s’empara d’un chaudron pris sur les étagères du kiosque. Il lui fallait d’abord le remplir et faire bouillir l’eau. Avec une louche, elle en puisa du puits au fond de la serre, en faisant attention à la quantité. Trop, et la préparation serait diluée, pas assez, et la concentration dérouterait les insectes. Mais il lui fallait prévoir la perte due à l’ébullition.

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