Chapitre 2 - 2

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Les chapitres prologue à 3 - 2 ont été basculés en texte final, bonne lecture


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Dans l’un des coins du kiosque, Rosalie trouva le brasero à charbon. Elle posa le chaudron sur l’armature de métal et alluma le feu avec un briquet.

La jeune femme soupira. L’attente serait longue, et il faudrait veiller à ce que la chaleur ne meurt pas. En ville, on trouvait des casseroles gravées de formules pour chauffer l’eau sans source de chaleur. À défaut, le gaz aurait été une solution, mais cette modernité-là n’avait pas encore convaincu Astrance.

Une fois certaine que le feu avait bien pris, Rosalie entreprit d’écraser fleurs et plantes dans son mortier.

Sa grand-mère se pencha exagérément au-dessus d’elle, surveillant que son tour de poignet était adéquat. La vieille n’avait pas cessé de la fixer et la jeune femme ne se retint de la pousser d’un coup d’épaule qu’en serrant davantage la louche.

Astrance cherchait le moindre faux pas, même dans le puisage de l’eau auquel il fallait associer une gestuelle élégante. La préparation de sortilèges était affaire de rituel – il ne s’agirait pas de donner l’impression d’un art à la portée de tous.

Une raison de plus pour Rosalie de préférer la magie industrielle. Pas besoin de cérémonials et d’influence lunaire. Il n’y avait que les équations, les formules, évidentes, mathématiques en somme, fonctionnelles et précises, tout le temps. Et la réflexion ardue lorsqu’il s’agissait d’en inventer de nouvelles. Rosalie s’y était essayée, en reformulant l’équation permettant aux carafes de refroidir l’eau. La jeune fille de quatorze ans avait ainsi ajouté un goût citronné au liquide. Trop acide, la formule avait encore besoin d’ajustement, mais six essais plus tard, elle avait obtenu une parfaite copie d’une citronnade – mais sans la couleur, cela, même les meilleurs mages s’en arrachaient les cheveux.

Ses plantes suffisamment broyées, Rosalie revint surveiller son eau. À peine quelques vapeurs dégagées. Elle fixa le chaudron, tête tombante et mains sur les hanches, pendant que son esprit dérivait. Une erreur qui l’empêcha de faire attention à sa grand-mère, qui lui décocha un coup de pied à l’arrière du genou.

Rosalie tomba, manquant de peu de se retenir sur les charbons ardents.

– Ta posture ! Te crois-tu en cuisine ?

La jeune femme se massa l’articulation. Elle aurait voulu lui rendre son coup, se saisir de sa longue chevelure blanche, si lisse et bien coiffée, et la lui arracher de son crâne.

Elle serra les dents. Une réplique menaçait de fuser, mais ce n’était pas le moment, pas à seulement quelques semaines de son départ. Tenir bon, jusqu’à la majorité, pour rendre les choses plus supportables. Pour sa mère, surtout pour sa mère.

Rosalie s’installa devant le chaudron, assise sur ses talons, le dos droit et la main au-dessus de l’eau en ébullition. Elle fit quelques va-et-vient du poignet, l’élégance, donner l’impression de ramener à soi les forces naturelles. Alors qu’il n’y avait que du liquide dans un chaudron.

La jeune femme perçut le reniflement de dédain de Violine. Sa cousine était plongée dans la préparation d’un onguent, destiné à soigner les brûlures graves. Un exercice compliqué, normalement réservé aux derniers mois d’apprentissage. La cérémonie de Violine n’aurait lieu que dans deux ans, mais son talent lui donnait toujours une longueur d’avance.

Du côté de Rosalie, l’eau était enfin à la bonne température. Elle récupéra les fleurs et les fit infuser délicatement. Six minutes, la durée parfaite, juste le temps de préparer la suite, une bassine en verre et une passoire.

Deux minutes avant la fin venait la première étape où il fallait invoquer la magie. Rosalie ferma les yeux, mains au-dessus du chaudron. Les phrases rituelles coulèrent dans son esprit, le pouvoir se manifesta dans ses doigts par d’intenses fourmillements.

La jeune femme entrouvrit les yeux, pour voir la magie glisser de ses mains jusqu’à l’eau sous la forme d’une vapeur liquide aux reflets rose pâle. Une couleur faiblarde, signe que la magie n’avait pas été parfaitement invoquée. D’agacement, Rosalie faillit perdre sa concentration. Où donc s’était-elle trompée ?

Au moins avec la magie industrielle, les choses étaient claires. Bien écrite, la formule fonctionnait toujours.

Rosalie savait qu’elle n’aurait pas le temps de rectifier. Elle fit mourir le feu et à l’aide d’une louche, versa le liquide désormais teinté de vert dans la passoire. Elle aurait pu attendre que la bassine refroidisse, mais son sortilège étant déjà peu imprégné, si elle attendait trop, il deviendrait inopérant.

Il lui fallait de nouveau transvaser la préparation. Rosalie se servit d’une petite coupelle de céramique – le reste de l’infusion serait embouteillé.

La jeune femme se dirigea vers l’extérieur de la serre, Astrance sur les talons. D’un geste sec, la vieille lui désigna un massif d’anémones, qui n’avaient toujours pas fleuri malgré la saison bien avancée.

La coupelle dans une main, Rosalie se servit de l’autre pour recueillir du liquide du bout des doigts avant d’asperger les plantes. La seconde partie du sortilège franchit ses lèvres. Elle fit en sorte d’articuler, une mauvaise prononciation pouvait tout gâcher, mais la présence de sa grand-mère la gênait. Elle se collait pratiquement à elle pour mieux entendre les paroles, sauf que Rosalie ne pouvait s’empêcher de s’écarter.

Elle faillit trébucher sur une motte de terre et écorcha une syllabe. Les gouttes lancées à ce moment-là virèrent au gris, ternissant les tiges des anémones. Un faux pas qui n’échappa pas à Astrance.

Rosalie chercha à se ressaisir, en faisant abstraction de l’eau qui lui brûlait les doigts, mais l’interruption lui avait fait perdre le fil. Elle parvint au bout, sauvant de peu le sortilège.

La coupelle vide, la jeune femme agrippa sa robe de ses doigts meurtris en espérant soulager la douleur. Elle attendit de voir les effets de sa magie. Les pétales des anémones frémirent, comme sous l’effet d’une brise. Quelques-unes consentirent à ouvrir leurs pétales, mais aucune ne les déploya. Bien exécuté, le sortilège aurait dû leur permettre de s’épanouir complètement. L’une d’elles, touchée par l’eau grise, semblait même s’être davantage rétractée.

– Une profane n’aurait pas fait mieux, asséna Astrance.

– C’est peut-être un problème de pédagogie.

Sur ces mots, Rosalie s’éloigna avant que sa grand-mère n’ait l’idée de la gifler. Au kiosque, Violine avait achevé son sortilège. L’onguent avait pris une teinte d’un blanc nacré. Elle se permit même un regard méprisant à sa cousine.

Rosalie l’ignora. Elle aurait encore le temps de se ressaisir pour rendre fiers ses parents, du moins elle l’espérait. Elle rassembla vaguement le matériel et fit mine de vouloir mettre en bouteille le reste de sa préparation, mais Astrance la chassa.

– Tu vas la faire tourner ! Va-t’en ! Reviens demain, je ne veux plus te voir !

Rosalie n’attendit pas la fin de la phrase. Elle quitta la serre, plus vite qu’elle ne l’aurait voulu, récupéra ses chaussures et retourna pieds nus jusqu’à sa chambre.

Trop lasse, elle ne pensa même pas à claquer la porte. Astrance l’avait chassée, de colère, mais nul doute que dès demain et les jours suivants, elle ne laisserait pas sa petite-fille quitter la serre ou le laboratoire sans qu’elle n’ait réussi.

La jeune femme aurait voulu réagir, ne pas donner l’impression de se laisser marcher sur les pieds. Mais à nouveau, cette contradiction, cette envie de quitter sa famille le plus paisiblement possible la poussait à ne pas répliquer.

Et après ?

Rosalie se figea. Oui, que ferait-elle après son départ, son éviction ? Il y avait certaines choses évidentes, comme devoir rejoindre la ville ou faire carrière dans la magie industrielle. Mais comment ? Elle n’était pas diplômée d’une université, et n’aurait de toute manière que peu de choses à y apprendre. On y enseignait les bases, les méthodes, mais rien ne valait l’expérience, le savoir du terrain, où l’on développait vraiment sa marque de fabrique. Si tant est que Rosalie puisse accéder à ce type de poste. Contrôleuse de formules, avant leur apposition sur les produits manufacturés, serait déjà une bonne situation.

L’usine ou les cabinets d’expertise, les deux la combleraient, et en attendant l’opportunité, peut-être se faire embaucher comme serveuse ou vendeuse. Le travail ne manquait pas à la capitale. La magie industrielle et le tourisme professionnel engendré s’étaient développés plus vite que la population. Mais les premiers temps, Rosalie devrait peut-être dormir dans un dortoir ou louer une chambre chez un habitant.

Mais elle réussirait. Elle avait les compétences pour cela, d’autant que son double statut de magiterienne et de mage industrielle pouvait s’avérer un atout.

Elle ferait tout pour y parvenir. Si elle n’y croyait pas, personne n’y croirait pour elle. S’imaginer rester le bec en l’air à attendre un miracle tombé de la Lune faisait monter une vague de mépris en elle.

Ses déboires à la serre oubliés, Rosalie se dirigea vers son bureau. Elle tira l’automate du tiroir et examina la formule à la lumière de sa lampe. Son dérapage de tout à l’heure ne devrait pas poser de problèmes.

La jeune femme s’assit, la créature de métal entre les mains. Rosalie réalisa que le bout de ses doigts était taché. Elle passa l’un d’eux sur le visage de l’automate, là où une bosse figurait son nez. Sur le bois, le violet prit une teinte plus sombre.

Rosalie sourit. L’automate partageait désormais la même tache de vin qu’elle.

La jeune femme le retourna pour mettre à jour son dos. Il suffisait de frotter pour que l’équation révèle sa magie. Sur un objet destiné au commerce, la formule aurait été dissimulée et rendue activable par un mécanisme. Rosalie frotta la formule et posa l’automate sur le bureau.

Ses petits bras – deux minces tiges d’acier – s’animèrent. Le petit bonhomme releva la tête, puis le buste, dans un mouvement raide et saccadé. Il fit quelques pas hésitants, boitant à cause de sa jambe droite trop courte, et se mit à frapper ses mains l’une contre l’autre.

Son bassin fit quelques torsions calées sur un rythme imaginaire. Rosalie laissa échapper un rire tendre, presque maternel. La petite créature frappa le bureau du pied, avant de tourner sur lui-même, bras levés. Quelques mimiques plus tard, l’automate acheva sa danse en s’inclinant. La magie s’évapora, tandis qu’il se rasseyait.

Rosalie le prit dans ses mains avec délicatesse.

Une bouffée de fierté monta en elle, qui se transforma en une légère déception lorsqu’elle réalisa qu’elle aurait aimé le partager avec quelqu’un. La jeune femme se passa une main sur le visage avant de se ressaisir. Elle trouverait d’autres personnes aussi passionnées, ce n’était qu’une question de temps.

Concentre-toi sur maintenant, sur ce que tu as réussi à faire.

La magie de sa création était un peu longue à s’enclencher, un défaut qui pouvait facilement se corriger en ajoutant un accélérateur dans l’équation.

Peut-être en ajouterait-elle d’autres à l’avenir. Elle devrait les combiner et veiller à ce qu’elles n’entrent pas en conflit. Les formules les plus complexes pouvaient doter les objets de multiples réactions, à la limite des émotions, jusqu’à les rendre presque humains.

Un mage industriel avait ainsi offert à l’actuelle reine une armure complète, animée par une formule qui se déclenchait en cas d’attaque. Un soldat parfait, puisqu’il ne mangeait ou ne dormait jamais. Ses gardes humains avaient dû voir cela d’un œil mauvais, effrayés à l’idée de se faire remplacer.

Rosalie se demanda ce que la reine en avait fait. Elle ne serait pas étonnée qu’il soit gardé dans une pièce de moindre importance, et sortit uniquement lorsque des mages industriels se trouvaient au palais. C’était compréhensible. Être en permanence suivie par une créature sans visage devait avoir quelque chose d’oppressant.

Elle songea soudain qu’à ses yeux son petit automate était déjà plus qu’une simple chose. Elle s’y était attachée, l’avait fabriqué et animé.

– Il te faut un nom.

Elle fixa le sourire en demi-lune, ce qui lui donna une idée. L’astre nocturne revêtait une grande importance chez les magiteriens. Une manière pour Rosalie de ne pas oublier ses origines, qui l’avaient aidé à se forger.

– Tu t’appelleras Sélénite.

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