Chapitre 3 - 1

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Manoir BasRose, 20h31, 24 albazière de l’an 1889.

Comme promis à sa mère, Rosalie enfila la robe émeraude. Jasmine l’avait maquillée dans des tons naturels, mais qui faisaient ressortir sa tache de vin. Elle lui avait également prêté des diamants imposants à porter aux oreilles.

Pour ne pas ruiner l’ensemble et les efforts de sa mère, Rosalie avait elle-même abandonné son chignon flou pour un entrelacs de nattes fixé à l’arrière de son crâne.

Face au miroir, elle se sentait comme une étrangère. Autant de paraître ne lui ressemblait pas. Elle avait peur que cela l’empêche de se concentrer, que ce ne soit pas tout à fait elle qui soit aux commandes.

Ce ne sont qu’une robe et des bijoux.

Elle n’allait pas se laisser décourager pour si peu ; autrement elle pouvait abandonner dès lors.

Au manoir, le reste de la famille devait également se préparer. La cérémonie aurait lieu dans la serre où les domestiques avaient installé une petite estrade. Un banquet suivrait l’épreuve.

Les invités, que Rosalie savait au nombre de dix, ne tarderaient pas. Cela pouvait sembler peu mais les éloignés présents aux cérémonies appartenaient forcément aux générations égales ou postérieures à l’actuel chef de famille – en l’occurrence Astrance – et n’allaient pas plus loin en termes de filiation que d’être ses cousins germains. À sa mort, ceux de même génération qu’elle cesseront d’être conviés pour devenir des membres à part entière de leur famille d’adoption. Quant à leurs enfants, ils ne viendraient plus, car même s’ils partageaient le sang BasRose, ils portaient le nom d’une autre famille. Une manière de faire qui amenait certaines cérémonies à n’avoir aucun invité, d’autant que ceux-ci venaient sans leurs maris ou femmes. Trois cousins germains d’Astrance feraient le déplacement, avec leurs trois enfants et quatre petits-enfants. Il aurait dû y avoir un arrière-petit-fils mais celui-ci était trop malade pour venir et serait aux bons soins de sa nourrice.

Rosalie ne connaissait même pas les noms de tous ces gens. Ou plutôt, leur place sur l'arbre généalogique et leurs visages. Elle les avait trop peu vus pour s'en souvenir, et pourquoi aurait-elle daigné le faire ? Cela revenait à gaspiller du temps. Ils ne lui avaient rien fait, mais pourraient devenir des ennemis s'ils apprenaient les préférences de Rosalie pour la magie industrielle. Ignorer ou détester de parfaits inconnus était plus facile.

– Rose ?

La jeune femme sursauta. Elle n’avait pas entendu sa mère entrer. Jasmine lui prit les mains et les serra aussi fort que possible ; Rosalie se raccrocha à cette sensation.

– Tout va bien se passer.

– Vraiment ?

Jasmine soupira et Rosalie s’en voulut de gâcher ce moment. Elle trouvait sa mère resplendissante dans sa toilette bleu nuit assortie à son cou rehaussé de rubis – un cadeau de Pyrius pour leur mariage. Ses parents étaient les seuls à croire en elle et Rosalie aurait fait n’importe quoi pour les rendre fiers, particulièrement en ce jour, mais le fait est que son entraînement de ce dernier mois s’était avéré catastrophique.

Astrance l’avait convoqué à chaque aurore pour ne la laisser repartir qu’au coucher du soleil – parfois avant le dîner, quand elle réussissait mieux que d’ordinaire.

La jeune femme avait répété les recettes, les sortilèges, les gestes, jusqu’à ne plus savoir le nom de la moindre fleur. Son esprit emmêlé s’endormait saturé, et à son réveil, des courbatures venaient parfois la tourmenter. Jasmine avait bien tenté de lui préparer une potion de guérison, mais Rosalie avait refusé. Plus de magie de Terre dans son corps, jamais, l’avoir en face de soi tous les jours était déjà bien suffisant. Elle n’avait même pas eu le temps d’améliorer Sélénite qui gisait toujours dans son tiroir.

Pourtant, Rosalie s’était accrochée, jusqu’à entrer dans une réussite correcte, bien qu’insuffisante.

Pour Astrance, elle resterait une incapable. Mais pour Rosalie, les choses étaient plus simples que cela : elle n’avait ni l’envie, ni la passion. Son esprit cartésien et féru de sciences ne pouvait intégrer le fait que broyer des plantes dans un pot pouvait résoudre les problèmes. Une pensée sans doute bien hypocrite, de la part de celle ayant longtemps usé de somnifères. L'enfermement par Astrance dans le placard l'avait tourmenté pendant des semaines.

La main de Jasmine vint caresser sa joue.

– Chérie, je veux que tu saches une chose : quoi qu’il advienne, ton père et moi, nous serons toujours fiers de toi. Je crois qu’il est temps pour les magiteriens de s’adapter, et… Tu peux montrer la voie aux nouvelles générations. Je suis certaine qu’il y en aura d’autres comme toi.

– Mais auront-ils des parents comme moi ?

Qui sauraient l'écouter et l'aimer, pour celle qu'elle était et pas qu'on voudrait qu'elle devienne.

Les deux femmes s’étreignirent, jusqu'à ce que des coups feutrés sur la porte les contraignirent à se séparer. Une domestique leur annonça que les premiers invités venaient de franchir le portail du domaine.

– De quelle famille viennent-ils ? demanda Jasmine.

– Les Becaigrette, madame.

Elle remercia la femme avant de se retourner vers sa fille.

– Tu te souviens de la généalogique Becaigrette ?

Rosalie fronça les sourcils de concentration. Les liens familiaux commençaient avec Acanthio BasRose-Becaigrette, cousin d'Astrance. Il avait deux fils, mais leurs noms lui avaient déjà échappé.

– Colin et Cléandre Becaigrette, qui ont chacun une fille, plus âgées que toi, l'aida Jasmine. Si je ne me trompe pas, elles se nomment Delphine, devenue Becaigrette-Landepluie, et Bondrée.

Rosalie se sentit plus sereine. Heureusement que sa mère était là pour l’aider. Elles quittèrent la chambre puis l'étage réservé aux femmes, le bras de Jasmine passé sous celui de sa fille.

Au bas des escaliers, Pyrius les attendait, resplendissant dans son costume rouge sombre. Il releva la tête, toute son attention portée vers sa fille.

L'âge approchant n'avait en rien atténué l'éclat de sa chevelure blonde toujours ébouriffée, si caractéristique de sa famille, les Ocrepâle, dont l'affinité allait aux roches, associées aux sortilèges de défense et de protection.

Pyrius embrassa le front de sa fille.

Les autres invités ne vont pas tarder.

Il avait signé la phrase à l’aide de ses mains. Pyrius n’était ni sourd ni muet, mais s’avérait incapable de parler. Puisque la magie de Terre n’y pouvait rien, ses parents s’étaient tournés vers des médecins, mais ceux-ci n’avaient rien détecté d’anormal. Ils en avaient conclu à un trouble du langage avant de recommander l’apprentissage de la langue des signes.

Pyrius ouvrit la marche vers le hall principal. Rosalie songea que tous trois étaient bien assortis dans leurs couleurs. Vert, rouge et bleu, une vraie parure de pierres précieuses – ou un bouquet de fleurs rares.

Acanthio BasRose-Becaigrette fut le premier à se tourner vers eux, dévoilant un visage aussi âgé que sa cousine germaine Astrance, elle-même proche des soixante-dix ans. Ses enfants et petits-enfants attendaient leur tour pour se présenter, affichant des sourires polis.

Rosalie s'avéra s'être trompée à leur propos. Lors des salutations d'usage, ils eurent tous le même réflexe : regarder ses mains. Les mages industriels en pleine phase d'apprentissage avaient tous les doigts parcourus de cales et de rougeurs, conséquences des scalpels, stylos et autres instruments qu'ils tenaient à longueur de journée.

Rosalie faisait en sorte de préserver sa peau de ces marques en appliquant régulièrement des onguents, parfois ajoutés au port de gants.

En principe, d'éventuelles blessures étaient ignorées, car chez les BasRose, les plantes avaient parfois des épines, quand du côté Becaigrette on pouvait mal manier le poignard servant à disséquer les animaux. Mais là, ils regardaient. Donc ils connaissaient son penchant. Fait délibéré ? Rosalie voyait pourtant mal Astrance hurler à chacun que sa petite-fille trahissait régulièrement l'honneur magiterien.

Il y avait longtemps que la jeune femme ne parvenait plus à cerner sa grand-mère. Elle dissimula ses mains dans les pans de sa jupe, bien plus vite qu’elle ne l’aurait voulu ; un petit signe de faiblesse qui lui sembla immense.

Rosalie se sentait étrangère à sa propre cérémonie. Elle n’osa pas s’approcher des petites-filles d’Acanthio, pourtant à peine plus âgées qu'elle. Elle ne savait tout simplement pas quoi leur dire. Au sein des familles magiteriennes, tout art de la conversation lui avait échappé. Elle ne voulait cependant pas paraître impolie, et fit l'effort de se joindre à sa mère, qui discutait de l'actuelle politique avec Bondrée.

L'arrivée d'une autre cousine d'Astrance lui offrit un répit. Si Acanthio avait gardé quelques traits de ressemblance avec la matriarche, ce n'était pas le cas de Belle-nuit BasRose-Landepluie (un nom soufflé par Jasmine), dont les cheveux et les yeux étaient aussi sombres que son nom le suggérait – au contraire de son sourire lumineux. Elle aussi jeta un œil aux mains de Rosalie, mais lui accorda un regard compatissant. Son unique fille, Aurore Landepluie, fut plus timide. Rosalie savait qu'elle avait épousé un étranger. Si les magiteriens se mariaient souvent entre eux, ils accueillaient volontiers d'autres personnes parmi eux, ne serait-ce que pour amener un peu de sang neuf.

Le couple avait eu deux enfants, mais qui se destinaient aux affaires paternelles. Un coup dur pour Aurore, et les Landepluie en général, dont sept des membres avaient été décimés par l'épidémie – principalement des enfants.

Tout ce monde s'entassa rapidement dans le salon principal, dont la véranda offrait une vue sur l'entrée du domaine et ses allées bordées de pruniers.

Les domestiques apportèrent de quoi se restaurer, en même temps qu'était annoncé le dernier invité. Ambrose BasRose-Scarab’Ailes, veuf et sans enfant. L'homme salua avec le minimum de politesse avant de se retirer à l'écart du groupe, désintéressé.

Rosalie aurait pu hausser les épaules. Jusqu'à alors, l'événement ressemblait à n'importe quelle réunion de famille, mais son ventre commençait à se nouer d’appréhension. Elle savait qu'une fois la pleine Lune assez haute dans le ciel, on se dirigerait vers la serre pour entamer la cérémonie.

Les histoires magiteriennes racontaient qu'un de ses morceaux s'était détaché, des siècles plus tôt, et qu'en se désintégrant dans l'atmosphère, ses particules avaient imprégné la Terre, donnant naissance à la magie. Un cadeau de la Déesse de la Lune aux magiteriens, pour les remercier de leur dévotion. En grandissant, Rosalie avait cessé d’y croire, comme la plupart des enfants.

Au bout d'un quart d'heure, Astrance déclara l’astre suffisamment haut. Elle traversa la pièce pour se camper face à Rosalie. La vieille était à peine plus petite qu'elle, mais la jeune femme recula le menton. Elle n'aimait pas la lueur dans le regard de sa grand-mère. Celle-ci sourit à l'assemblée, tout en portant la main à son collier. Un simple disque de pierre fine, pareille à celles du manoir, cerclé de fer. Les matriarches et patriarches possédaient tous le même, se le transmettant de génération en génération.

– Aujourd'hui, nous célébrons ma première petite-fille.

À sa déclaration, elle ajouta un geste. Sa main caressa les cheveux de Rosalie avant de redescendre dans son dos. Son échine frissonna. Jamais Astrance ne l’avait touchée, et certainement pas pour faire acte d’affection. Mise en scène pour les invités ? Non, elle ne s’était jamais donné ce mal. En temps normal, elle faisait en sorte d’écarter la jeune femme, sauf qu’aujourd’hui, elle n’avait d’autres choix que de la mettre en lumière. Rosalie chercha sa mère du regard, mais Astrance la tourna fermement vers la sortie.

Le groupe traversa les jardins à la lueur de torches, disposées plus tôt par des domestiques, matriarche en tête. Rosalie cheminait comme son égale, la main de sa grand-mère la ramenant près d'elle dès que la jeune femme s'écartait à peine. La main osseuse touchait sa peau à travers les vêtements, comme une araignée se frayant un chemin.

Ne pas montrer son appréhension. Rosalie se le répétait comme un mantra. De toute évidence, quelque chose clochait, la vieille devait avoir une idée en tête, et afficher ses doutes ne ferait peut-être que la satisfaire davantage.

Dans la serre, des lucioles avaient été libérées de leur habitat, plongeant les lieux dans une atmosphère onirique. Rosalie se serait volontiers laissé aller au charme du moment, mais Astrance vint de nouveau se rappeler à elle en la poussant presque vers le centre de la serre.

Les deux femmes montèrent sur l'estrade aménagée. Une table basse y attendait Rosalie, avec un coussin pour les genoux. Le plateau vierge d'ingrédients ne lui permettait pas de deviner quelle épreuve avait été choisie pour elle. Il n'y avait que le matériel usuel, un chaudron, des fioles, le couple mortier et pilon.

Rosalie s'assit devant la table basse, pendant que le reste de la famille entourait l'estrade. Astrance se glissa derrière sa petite-fille, avant de poser ses mains sur ses épaules.

– Nous te souhaitons bonne chance.

Ses doigts appuyèrent un peu trop fort sur les clavicules de Rosalie, qui se retint de gémir. Au bas de l'estrade, Jasmine lui rendit un regard incertain.

Acanthio se détacha soudain de la foule. L’homme avait le même regard constamment plissé qu’Astrance, à la recherche d'un faux pas à critiquer.

– Pour toi, Rosalie BasRose, aspirante de la magie de Terre, nous te mettons à l'épreuve...

Par un sort choisi. Que notre sang soit témoin de ta réussite, mais que ton talent la provoque.

Elle connaissait par cœur la formule rituelle. Que ton talent la provoque. Des mots qu'elle avait toujours appréhendés.

Acanthio s'avança au bord de l'estrade, un plateau recouvert d'une étoffe écarlate en mains. Il tendit les bras pour le déposer sur la table.

– Pour toi, nous avons choisi...

Il retira le tissu.

– Un charme de vérité.

Rosalie dut retenir un sursaut de soulagement qui se mua finalement en doute. Elle s'était imaginé Astrance la faire échouer. Aurait-elle finalement choisi la réussite ? Une cérémonie peu mémorable, d'une aspirante peu talentueuse, de quoi s'en tirer avec le minimum d'honneur. Un charme de vérité était facile à réaliser, bien que long.

Confiante, Rosalie récupéra les bons ingrédients parmi ceux présentés. Essentiellement des plantes, mais aussi de l'eau du Lac Lunaire purifié trois fois et quelques gouttes de sang de renard blanc.

Il était rare qu'un magiterien use de sortilèges demandant trop d'ingrédients hors de ceux prédisposés par sa famille. Seuls les Astre-en-Terre, une maisonnée magiterienne proche de la famille royale, maîtrisaient tous les arts. Rosalie devait en théorie en être capable, surtout avec des fleurs comme catalyseur de formules.

Elle commença machinalement à préparer son matériel – une fiole et un morceau de métal qui serait agité par un aimant mobile caché dans un socle, afin de garantir un mélange homogène entre le sang et l'eau du Lac – avant de ralentir ses mouvements.

Les gestes, la grâce, le spectacle. Ne pas oublier d'être dans un cérémonial – une manière pour les magiteriens de respecter cette nature qui s'est offerte à eux.

Rosalie avait tout son temps, c'était une des certitudes de l'épreuve. La jeune femme installa le matériel, le silence de la serre rompu par les cliquetis du morceau de métal qui touchait les parois de la fiole.

Il fallait d'abord commencer par les liquides. Sang et eau furent déposés du bout des doigts devant la fiole. Les bouchons retirés, sans devoir forcer. D’abord se soucier du sang de renard, versé pour qu'il ne gicle pas sur les parois. Le fluide écarlate glissa le long du col, se déposant dans le fond jusqu'à la remplir au premier quart. L'eau ensuite. Il fallait l'ajouter avec régularité, ni trop vite, pour ne pas faire tourner le sang, ni trop lentement, pour qu'il y ait une réaction. Rosalie allait devenir folle à force de devoir millimétrer chaque détail, sa main tremblait au-dessus de la fiole.

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