Chapitre 5 - 2

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Rosalie savait que la moitié de l’astre appartiendrait au pays, qui prévoyait d'y construire une ville, dont les habitants qui souhaitaient y déménager seraient tirés au sort – même s'il faudrait peut-être attendre quelques générations de plus. Des centres de recherches appartenant au royaume seraient bâtis pour poursuivre les recherches des frères, avec pour objectif de conquérir d'autres planètes.

Le reste serait divisé en parcelles, proposées aux enchères. Résidences secondaires, investisseurs pour des parcs de divertissements, d'autres nations souhaitant ajouter une ambassade et leur propre cité.

Les textes de loi nécessaires avaient déjà été rédigés.

Les enchères seraient retransmises à la radio, et encore une fois, si Rosalie l'avait pu, elle se serait procuré une de ces plaques de verre tout juste commercialisées qui permettaient de recevoir les images. Chercher les équations magiques qui avaient rendu ce procédé possible était au-delà des capacités de la jeune femme, qui pouvait en plus se retrouver avec un procès sur le dos pour vol de propriété intellectuelle.

Avec un peu de chance, elle aurait d'ici là trouvé un travail dans la magie industrielle – nul doute que les enchères seraient diffusées dans tous les bureaux et usines des entreprises.

Le train se présenta quelques minutes plus tard – un modèle électrique, sans aucune nuisance due aux fumées de charbon. Cela évitait les embouteillages des fiacres ; dans certaines zones, les rues devenaient de plus en plus piétonnes.

Après trente minutes passées collée contre une vitre surchauffée, Rosalie posa le pied sur le quai du quartier où habitait son amie.

Elle poussa la porte du rez-de-chaussée sans frapper – Mona avait insisté. La couturière l’accueillit avec un grand sourire, agitant ses boucles d’un blond pâle maintenues par un ensemble de bigoudis.

– Entre ! Tu connais la maison !

De fait, la pièce de vie n'était pas bien grande.

Les nouvelles échangées, Rosalie se déshabilla et grimpa sur la palette de bois retournée qui servait d’estrade. Mona lui fit enfiler sa robe de soirée avant de piquer les aiguilles dans le tissu.

– Comment va ta famille ? demanda Rosalie.

Mona venait de l'autre bout du pays, là où les villes étaient à moitié construites sur l'océan. Elle échangeait toutes les semaines avec ses parents et son jeune frère.

– Formidablement bien ! Le souffleur de verre a accepté de prendre mon frère en apprentissage !

– C'est une bonne nouvelle.

Mona ne lui rendit pas la pareille. Elle avait posé des questions sur la famille de Rosalie, mais la jeune femme n'était pas parvenue à répondre. Il semblait que malgré ses résolutions, les BasRose représentaient encore un poids. Mona n'avait pas insisté.

Le prénom de Rosalie faisait souvent hausser quelques sourcils intrigués, mais son nom de famille achevait de rendre les gens perplexes.

Une magiterienne ici ? Or des murs de son manoir ? Ça n'arrivait pas tous les jours.

Rosalie ignorait généralement les questions. Son histoire ne regardait personne. Elle s'était bien sûr attendue à ces réactions, et aurait pu les éviter en changeant de patronyme, mais il lui appartenait. Si elle parvenait à se faire un nom au sein des mages industriels et que cela revenait aux oreilles de sa grand-mère, ce serait une vengeance plutôt satisfaisante.

Mona acheva de glisser une dernière aiguille dans la jupe et retira la robe de son modèle. Elle partit s'asseoir derrière sa machine à coudre, pendant que Rosalie s'installait sur la table à manger, face à une montre récalcitrante.

Un modèle à gousset, assez volumineux.

La jeune femme l'ouvrit, dévoilant les lignes d'équations cachées à l'arrière.

Les formules étaient souvent trop longues pour être dissimulées, engendrant un risque pour les mages industriels, puisqu'il suffisait de recopier la formule pour qu'elle fonctionne. Ils y avaient trouvé une parade. La formule était abrégée et écrite de sorte à n'être comprise que du créateur, à l'image des greffiers de tribunal qui écrivaient chacun avec leurs propres abréviations. Les mages industriels appelaient cela leur signature.

Dans un cas comme celui d'une réparation faite par un indépendant, on démontait l'appareil pour identifier la panne et écrire une nouvelle équation. Celle d'origine était souvent effacée ou rayée. Une fois que l'on comprenait quelle partie avait été abîmée, la nouvelle formule venait s'y raccrocher et compenser le manque. De quoi rajouter quelques années de vie à l'objet.

Pour ce qui était de la montre de Mona, Rosalie avait compris que l'équation s'était effacée presque à moitié. Un problème dû au besoin d’économie de la plupart des industriels, qui imprimaient les équations au lieu de les graver.

– Ce n'est pas un problème mécanique, c'est la magie à l'intérieur, l'horloger me l'a confirmé, avait déclaré Mona.

Malgré ses connaissances moindres en horlogerie, Rosalie était d’accord. La montre servait à lire l'heure bien sûr, mais surtout, à rappeler l'horaire et la date d'un événement, indiqués par deux autres jeux d'aiguilles et un cadran secondaire entourant le premier. Or, les aiguilles ne fonctionnaient plus et Mona avait une fâcheuse tendance à l'oubli.

Rosalie comprit quelle partie empêchait le bon fonctionnement de la magie. Le propriétaire n'avait qu’à s'exprimer à voix haute pour enregistrer la date et l'heure du rappel, ainsi que sa périodicité, si besoin. Mais l'effacement de la formule empêchait la magie de comprendre l'ordre.

II fallait remettre une équation de traduction. Rosalie avait moins d'affinité avec ce type de formules. Elle sortit l'un de ses manuels afin de s’aider. Elle passa un quart d'heure à adapter la formule à la montre, noircissant des pages de cahier. Ses réflexions étaient rythmées par les sursauts de la machine à coudre et des réflexions à voix basse de Mona.

Rosalie ne s'arracha à sa concentration que lorsque son amie mit sa main devant son champ de vision.

La jeune femme sursauta, avant de lâcher enfin ses formules. Mona lui souriait ; un de ses bigoudis pendait au-dessus de son épaule.

– J'ai terminé !

Rosalie se leva, pressée de se découvrir. Elle enfila la robe, tandis que la couturière amenait un miroir en pied devant elle.

Rosalie ne put retenir un sourire émerveillé.

Mona ne s'était pas contentée de coudre le nouveau tissu par-dessus l'ancien. Elle avait joué avec les courbes de Rosalie, mettant en valeur sa taille et ses hanches pour les faire paraître plus généreuses. Les morceaux de mousseline qui devaient être ajoutés sur les épaules tombaient en un court drapé par-dessus les omoplates, les nouvelles manches ajustées pour que la jeune femme ne ressente aucune gêne.

Rosalie semblait tout droit sortie d'une revue.

Depuis quelques années la mode était aux robes plus légères et moulantes, une influence venue des Îles Saumariennes. Du moins, c'était ce qu’affirmait Mona. Rosalie se fichait de se savoir dans la tendance ou non, tant que cela lui allait bien.

Mona haussa un sourcil aguicheur.

– Si toutefois ces messieurs-dames sont trop soûls pour t'écouter, au moins, ils te regarderont.

Rosalie s'offusqua sans vraiment le penser. Ces paroles la renvoyèrent à son adolescence, à l'époque où elle fréquentait Conrad. Elle avait été la première des deux à le regarder, et bien qu'elle fût en terrain inconnu, avait su lui faire comprendre ce qu'elle voulait. Après les quelques minutes d'intimité volées, il avait aimé cueillir les pétales des roses et les déposer sur sa peau nue, avant d'en respirer le parfum.

Rosalie secoua la tête. Conrad s’en était allé depuis longtemps, pour une autre partie du monde.

Elle descendit de la palette et rangea la robe dans la housse de protection.

– Je n'en ai pas pour longtemps à finir la montre. Moins d'une heure.

Mona hocha vivement la tête.

– Je vais faire du thé !

Les deux amies bavardèrent, tandis que Rosalie achevait de peaufiner l'équation et de la graver sur la montre.

Quelques minutes plus tard, elle sonna, indiquant à Mona qu'elle avait rendez-vous.

La couturière plissa les yeux, le regard fixé sur la montre. Finalement, elle soupira.

– Inutile. Je ne sais plus pourquoi elle sonne.

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