Chapitre 10 - 1

10 minutes de lecture

Appartement de Rosalie BasRose, 19h16, 13 ationin de l'an 1900.


– Rose ! Est-ce que ma robe est bien fermée ?

Mona se précipita vers son amie à petits pas, les lacets de son corset à moitié défaits. Rosalie s'empara des fils et tira. Le dos de Mona se cambra, mais elle insista pour être davantage serrée. Le choix de la couturière s’était porté sur une robe au tissu argenté, faisant ressortir ses yeux d’un bleu très pâle, autant que ses cheveux et sa peau.

– Je ne comprends pas comment tu peux aimer ces corsets. Ils compriment tout.

– Ma beauté se reflète mieux dans la tragédie.

Rosalie secoua la tête d'un air navré. Mona avait peut-être l'âme d'une artiste, mais il lui en manquait parfois le bon sens.

La mage acheva d'enfiler sa plus jolie robe avant de se maquiller rapidement. De son côté, Mona avait abusé de poudre à visage, devenu lisse comme celui d'une poupée. Dans ces cas-là, Rosalie évitait de s'approcher trop près. La dernière fois, la poudre l'avait fait éternuer quatre fois de suite.

La jeune femme attendit que Mona se juge suffisamment présentable, puis les deux amies quittèrent enfin l'appartement pour rejoindre le train de ville. Après une correspondance elles se retrouvèrent au beau milieu de l'effervescence d'un soir de fête.

Les rues piétonnes du centre-ville ne laissaient pas beaucoup de place à l'improvisation. On se laissait entraîner par la foule ou se faisait piétiner. C'était la nuit du solstice d'été, le jour le plus long, où le travail s'arrêtait pour ne laisser que la musique et les rires.

Une première pour Rosalie. Les magiteriens célébraient cette fête, mais cela s'apparentait davantage à une réunion de toutes les familles. Une occasion de renouvellement d'allégeance envers la Lune. Des échos de la ville leur parvenaient, et la jeune Rosalie d'autrefois les avait écoutés avec envie.

Les deux jeunes femmes battirent le pavé de leurs sandales à talons entre les Annatannes serrés les uns aux autres, avant de distinguer l'enseigne du Trois fois Trois.

Des sculptures de verre ornaient la façade et les murs. Rempli de liquide, le verre avait été imprégné de magie industrielle pour changer de couleur à volonté. Ce soir, le bar affichait un rose fuchsia tape-à-l'œil à rendre jaloux les meilleurs teinturiers d'Annatapolis.

Les deux amies entrèrent dans l'établissement bondé avant de se diriger là où on leur avait gardé des places.

Joshua leva le bras pour les saluer, son sourire toujours trop enthousiaste sur sa figure aux pommettes marquées.

À ses côtés, Ellenne et Morgane, les deux laborantines de La Bulle, qui se trouvaient être sœurs.

– Demi-sœurs en fait, avait un jour précisé Morgane. Notre mère m'attendait déjà quand elle a épousé le père d'Ellenne. Mais il n'a jamais fait la moindre différence entre nous deux.

Les deux jeunes femmes ne se ressemblaient pas du tout. Si elles avaient la même chevelure auburn, la première était petite et ronde, tandis que la seconde avait gardé un corps d'enfant.

La petite bande était complétée par Ray, un ami d'enfance de Joshua devenu cuisinier. Par tradition, le solstice d'été se fêtait entre amis, c'était donc naturellement qu’ils s'étaient réunis à leur bar préféré.

Au premier coup de minuit, Joshua déclara d'un grand coup du plat de la main sur la table qu'il était temps d'aller se mêler à la foule.

– Comme si on n'était pas déjà dedans ! s'exclama Morgane.

La petite bande joua des coudes pour rejoindre la rue. Rosalie cligna des yeux pour se reconcentrer. L'alcool lui était monté à la tête et ses talons lui semblaient plus fins qu'à l'ordinaire.

Adolescence en manoir familial oblige, la jeune femme n'avait jamais vraiment fait l'expérience de la boisson.

Le bras de Mona se glissa sous le sien.

– Merci, articula Rosalie.

– Je suis là pour ça, ma chère.

La mage se laissa guider, s'accrochant à son amie pour que la foule ne les arrache pas l'une à l'autre. Rosalie sut finalement où Joshua les entraînait lorsqu'une puissante musique lui parvint par-dessus le vacarme de la foule. Elle n’était pas vraiment surprise de son choix, à force de le côtoyer.

Rosalie avait d’abord hésité à se laisser intégrer au groupe d’amis, de peur d’en briser les habitudes et de ne pas s’y accorder. Mais le charme de ses nouveaux amis avait achevé de la laisser s’exprimer, avant de convier à son tour Mona. Celle-ci avait très vite succombé au charme de Joshua. Ses tentatives s'étaient révélées infructueuses, mais la jeune couturière n'en avait gardé aucune rancune.

Sur la scène, un orchestre de jazz se déchaînait, le son de leur instrument amplifié grâce à des sphères métalliques gravées de formules.

Entre temps, Ray et Morgane avaient disparu dans la foule. Rosalie finit par les apercevoir au pied de l’estrade, en train de s'embrasser passionnément.

Ils en auraient mis du temps, songea Rosalie.

Joshua se mit soudain en tête de grimper sur la scène. Les musiciens ne l'en empêchèrent pas, allant jusqu'à lui proposer de se joindre à eux. Joshua accepta et Rosalie put constater à quel point son collègue jouait mal lorsqu'il avait trop bu.

La population d'Annatapolis avait plus que jamais besoin de se changer les idées. Des troubles perturbaient la cité depuis trois mois et menaçaient de se faire plus contraignants encore. À l'approche des enchères lunaires, les magiteriens étaient retournés plaider leur cause auprès de la reine. La Lune était leur symbole, et leur dirigeante devait le comprendre. Suite à des échanges diplomatiques, mais néanmoins négatifs, les magiteriens avaient mis à exécution leurs menaces.

Deux familles, propriétaires de parcelles agricoles, avaient cessé de fournir des denrées. Les Ocrepâle les avaient imitées, suspendant temporairement leurs mines et carrières. Ajoutés aux Saule-Moqueur qui fournissaient du bois, le secteur de la construction s'était retrouvé dans une situation précaire.

Même les BasRose s'en étaient mêlés. Certaines plantes servaient à la fabrication de médicaments essentiels.

Il était possible de se fournir ailleurs, mais il fallait souvent passer par l'étranger, ce qui représentait un coût trop important pour les entreprises. La couronne avait bien versé quelques sommes en compensation, mais cela ne suffisait plus, alors la reine avait récemment convoqué les magiteriens.

Rosalie n'avait pas été surprise de découvrir sa grand-mère en cheffe de file auprès des Astre-en-Terre, ni que ces nouvelles négociations aient duré plus de deux jours.

Une réaction anticipée par la reine. Les contrats signés prévoyaient que la couronne ne serait que locataire de la Lune, celle-ci appartenant officiellement aux frères Zevedan. Rosalie ignorait la durée du bail, mais sans doute devait-il durer plusieurs décennies, au terme desquelles les magiteriens ne seraient plus une menace. La couronne aurait alors tout loisir de racheter pour de bon la Lune.

Les magiteriens étaient donc ressortis bredouilles de l'entrevue. Ils n’avaient depuis relancé qu’une partie de leur activité – de sorte à garder l'honneur intact.

Rosalie avait craint de se retrouver méprisée par certains de ses collègues, à cause de ses origines. Si les premiers temps, elle eut droit à quelques regards pincés, que Joshua et Amerius fassent comme si de rien n’était avait contribué à l’arrêter. La jeune femme était heureuse d’avoir leur soutien, même si elle aurait voulu faire entendre sa voix par elle-même.

Soudain mal à l'aise au milieu de la foule qui l'écrasait, Rosalie manifesta son inconfort. Mona proposa qu’elles trouvent refuge au pied des gradins de bois, montés pour l'occasion.

Une distance avec la scène qui leur permettait enfin de parler sans crier. Les oreilles de Rosalie bourdonnaient, effet accentué par les effets de l'alcool qui retombaient déjà.

Les gradins se mirent soudain à gémir, interrompant la conversation des trois jeunes femmes. Ellenne haussa les épaules.

– Sans doute un coma éthylique. Et donc à propos de ce roman, est-ce que vous saviez que...

Rosalie et Mona ne surent pas. Un craquement leur fit relever la tête. Une partie des gradins s'effondra sous le poids des trop nombreux fêtards. Les trois amies coururent pour ne pas se faire écraser. Mona et Ellenne s'échappèrent, mais Rosalie fut percutée par un groupe qui fuyait dans l'autre sens.

La mage se retrouva sur le sol, prise de vertige. À quelques pas d'elle, une poutre de bois pendait, à peine retenue par une cheville tordue. Même à cette distance il y avait un risque, et Rosalie se dépêcha de se relever, au moment où la poutre se décrocha. La jeune femme tituba en arrière, jusqu'à être soudainement agrippée et tirée par la taille.

Elle percuta de nouveau le sol, en même temps que la poutre. Un éclat de bois traversa son champ de vision.

Les paupières de Rosalie s’ouvrirent sur la pierre des pavés. La poutre n’était pas tombée seule, une partie des gradins avait suivi. La jeune femme n’avait pas été touchée. Les linteaux de bois l’entouraient, presque comme un nid protecteur – cruelle ironie. Elle resta tétanisée, de peur de faire vaciller la structure.

Quelque chose appuyait contre son dos et s’y déplaçait. La jeune femme crut reconnaître les contours d’une main avant que la sensation ne disparaisse brutalement. Elle se redressa, encore sonnée, mais il n’y avait personne. Les échos de la foule lui revinrent petit à petit. Un gens d’armes s’extirpa du public et se précipita vers elle.

– Ça va, mademoiselle ?

– Les secours arrivent !

Rosalie agita la main pour repousser le nuage de poussière soulevé par l'impact.

Elle n'avait rien, si ce n'était un léger vertige et cette étrange odeur de bois brûlé qui la dérangeait. La poutre n'avait pourtant pas pris feu.

Les gens d'armes repoussèrent la foule loin des gradins. Rosalie s'était déjà relevée, soutenue par l’un d’entre eux. Un officier venait vers elle, mallette de secours en main.

– Rose !

Mona fendit le cordon de sécurité et poussa l'officier, avant de se jeter au cou de son amie. Un sanglot agita ses épaules.

– Je suis désolée ! Tellement désolée ! Je ne voulais pas te laisser, mais la foule... la foule m'a entraînée ! Je n’aurais jamais dû proposer qu’on s’approche de ces gradins, c’est ma faute, gémit-elle.

Rosalie ne sut comment réagir. Voir Mona ainsi chamboulée et déboussolée la perturbait, les émotions qu'elle affichait d’ordinaire étaient souvent exagérées pour faire office d'artifice.

La mage rassura son amie, qui consentit à la lâcher.

– Tu as vu qui m'a sauvé ? demanda Rosalie.

Mona lui rendit une expression stupéfaite.

– Sauvé ? Mais personne. Il me semble que tu étais seule sous les gradins.

Rosalie interrogea les personnes proches, mais tous lui répondirent la même chose.

Aurait-elle rêvé ? Un bras lui avait pourtant bien entouré la taille. Sa chute avait semblé s'être faite en deux temps, comme si quelqu'un s'était tenu sous elle avant de se relever en s’appuyant sur son dos.

– Allons, ma chère ! Tu as dû rêver ! C'est le choc !

Mona agita la main, sa détresse effacée pour en revenir à ses airs théâtraux. Son nez se fronça soudainement.

– Pourquoi sens-tu le brûlé ?

Rosalie ramena sa manche vers son visage. Sa robe avait effectivement cette même odeur sentie plus tôt.

Mona cilla et secoua la tête.

– Peu importe. Éloignons-nous vite d'ici !

Les apercevant, le reste de leurs amis accoururent.

– Vous allez bien ?

Rosalie ne put que hocher la tête, encore un peu sonnée.

– Nous allons rentrer. Je vais la raccompagner.

Rosalie laissa Mona glisser son bras sous le sien. Une demi-heure plus tard, elles franchissaient la porte de son appartement.

La mage se laissa tomber dans son canapé. Son regard dériva sur les poutres du plafond. Son estomac se retourna soudainement. Rosalie se cambra en avant, main devant la bouche.

Elle revit les gradins gémir et s'écrouler, se précipitant vers le sol, où la jeune femme étendue peinait à se relever.

Rosalie expira nerveusement.

Elle venait de réaliser ce à quoi elle venait d'échapper. Un accident qui aurait pu être grave. Voire la mort. Après tout le mal qu’elle s’était donné, finir ainsi comme…

– Rose ?

Mona s'assit à côté d'elle, une main sur son omoplate.

– Je vais bien.

Un discret bruit grippé leur fit relever la tête.

Léni se précipita de sa démarche chaloupée. Il resta un instant immobile avant de se diriger vers un placard bas. Il parvint à tirer la porte, mais pas la trousse de secours, trop lourde.

Rosalie sourit, attendrie. Mona se leva pour aider le petit automate. Elle le prit dans sa main avec la trousse avant de le déposer sur les genoux de la mage.

De son côté, la couturière extirpa bandages et ciseaux.

Avec honte, Rosalie réalisa qu'elle ne s'était même pas préoccupée de l'état de son amie.

Ses larmes avaient fait couler son maquillage, répandu sur ses joues en traînées grisâtres.

Sa jupe avait été déchirée sur un côté.

– Je me suis accrochée à une table durant ma fuite. Malheureusement, ce coup de foudre n'aura pas été réciproque. La table aura fini par terre.

Alors que la courtière retirait le vêtement gênant Rosalie remarqua quelque chose jusque-là passé inaperçu. Une tâche sur la cuisse de Mona.

– C'est... une tache de vin ?

Elle était étonnée que son amie ne lui en ait jamais parlé. Ces marques de naissances étaient rares et Mona connaissait forcément ce point commun avec Rosalie, cette dernière en ayant une au beau milieu de la figure.

Le regard de la couturière sembla distant.

– Je tiens ça de ma mère. J'imagine que c'est pour cela que je t'ai voulu près de moi. C'est un signe qui ne trompe pas.

– Mais pourquoi tu ne me l'as jamais dit ?

Elle rougit aussitôt de ses paroles. Ça n'avait pas d'importance, ce que Mona choisissait ou non de dire. Ce n'était pas une obligation.

La réponse ne fut qu'un haussement d'épaules.

La couturière désinfecta et banda le bras de Rosalie, qui se l'était écorché sur les pavés.

La jeune femme ne comprenait toujours pas comment elle avait pu en réchapper. Mais avec tous les témoins présents, Rosalie ne pouvait que les croire. Peut-être avait-elle simplement trébuché.

– Tiens !

Mona lui tendit une tasse fumante de tisane. Rosalie n'avait pas remarqué qu'elle s'était éloignée.

– Ne t'en fais pas pour ton bras. Un peu de baume, et plus de cicatrices !

– Ce n'est pas grave, s'il y en a.

– Certes, mais nous en avons suffisamment à l’intérieur, tu ne crois pas ?

Annotations

Vous aimez lire Benebooks ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0