Chapitre 14 - 1

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Appartement de Rosalie BasRose, 14h11, 29 nafonard de l'an 1900.

Rosalie avait fini par laisser cette histoire en suspens. Elle avait repris le travail et Bartold était devenu une ombre silencieuse, bien qu'il faisait tourner quelques têtes intriguées lors de ses filatures avec Rosalie.

C'était donc sans se douter de son identité que la jeune femme ouvrit sa porte au visiteur venu toquer sur le bois par un après-midi d'hiver, pensant avoir affaire au facteur.

À la place elle trouva Amerius, le haut-de-forme et le manteau piquetés de neige déjà en train de fondre.

– Venez avec moi, s’il vous plaît.

Prise de court, Rosalie resta figée.

– Bonjour à vous aussi.

Il lui répondit d’un vague hochement de tête. La jeune femme plissa les yeux, vexée et méfiante.

– Donnez-moi un instant.

Elle lui referma la porte au nez.

Elle retira le chandail et le foulard que son appartement mal isolé l’obligeait à porter, ainsi que sa vieille robe élimée qu’elle gardait pour ses jours de repos. Le vêtement fut remplacé par un modèle en meilleur état, et ses pantoufles par des bottines fourrées. Un manteau et deux écharpes vinrent en renfort contre le froid. Le mois de danubre n’était pas encore arrivé que déjà, la neige s’invitait.

Rosalie songea au domaine familial, où l’on devait bousculer les emplois du temps bien rodés pour protéger les espèces fragiles des gelées.

La jeune femme récupéra une paire de gants avant d’attraper Léni au vol pour le fourrer dans son écharpe, et retrouva son patron dans le couloir.

Il n’avait pas bougé d’un centimètre. Debout face à la porte, mains croisées sur sa canne. Même la neige sur ses vêtements ne semblait pas avoir davantage fondu.

– Vous êtes prête ?

Toujours décontenancée, Rosalie balbutia un simple « oui ». La réponse à peine formulée, Amerius la précéda dans les escaliers. Un fiacre les attendait dans la rue, gardé par Bartold. Les deux mages industriels montés, le garde du corps prit les rênes et fit claquer le fouet, lançant les chevaux à pleine vitesse sur la neige.

– Sommes-nous pressés ? demanda Rosalie, que la soudaine accélération avait fait basculer sur un côté.

– Un peu.

Amerius n'avait pas vacillé. Rosalie reconnut les principales artères empruntées par le véhicule, mais très vite la vitre se couvrit d'éclaboussures de neige sale, l’empêchant de deviner leur destination. Il lui sembla reconnaître les hauts et splendides bâtiments de pierres blanches des beaux quartiers.

Les toits s’abaissèrent pour arriver à leur hauteur, avant de devenir un point descendant. Le fiacre s’inclina vers l'arrière.

Ils gravissaient une colline. Annatapolis était bâtie dans une cuvette entre les monts, la plupart étant le chef-lieu des familles magiteriennes. Sauf celui qui trônait au milieu de la capitale.

Rosalie n'avait plus besoin d'y voir clair pour deviner qu'ils franchissaient la grille d'une haute clôture forgée pour ensuite remonter une longue allée bordée d'arbres à feuilles persistantes. Un vaste parc s'étendait autour d'eux, et plus loin se dressait le bâtiment qu'ils allaient atteindre.

Bartold stoppa le fiacre et vint ouvrir la porte, une main secourable tendue à Rosalie.

Les bottines de la jeune femme s’enfoncèrent dans la neige croissante. Ils se tenaient sous un porche, celui du petit bâtiment abritant le poste de garde. Bartold les informa qu’il attendrait ici, tandis que les soldats réclamaient à Amerius de les laisser fouiller Rosalie. L'un des soldats sursauta en découvrant Léni, réfugié dans son cou.

La nature de l'automate expliquée, l'homme refusa qu’il entre dans le bâtiment. Léni s'énerva, agitant ses bras qui n’eurent pour effet que de brasser un misérable souffle d'air. Rosalie ne tenta pas de négocier. Elle savait bien pourquoi l'automate ne pouvait pas venir, et dut longuement discuter avec lui pour qu'il accepte enfin de rester dans le fiacre, tout cela sous les yeux médusés des gardes et de Bartold.

Finalement, Amerius ouvrit lui-même la double porte qui séparait les visiteurs de la cour du palais royal, après avoir salué les soldats.

Le bâtiment s'étendait sur deux hectares, pierres blanches surplombées de tours et dômes aux arêtes dorées.

Une galerie espacée de colonnes entourait la cour. En son centre, des carpes recouvertes d'or crachaient de l'eau dans une fontaine creusée à même le sol.

Amerius s'était déjà avancée vers elle, suivant le sentier qui la contournait pour gagner les marches de marbre qui menaient à l'entrée du palais. À mi-chemin, il se retourna vers Rosalie. Celle-ci n'avait pas bougé, figée au milieu de la cour.

La cour. La cour du palais royal. Un bâtiment qui habillait l'horizon aussi certainement que le ciel. Mais en fouler le sol, c'était entrer dans une réalité qui ne semblait pas exister pour tout le monde.

Une fille comme elle ne devait avoir aucune raison de se trouver ici. Même Astrance, pourtant matriarche magiterienne, n'avait dû s'y rendre qu'une poignée de fois, dont la première fut pour symboliser son statut de cheffe de famille. Lors de cette occasion, la reine ou le roi recevait le nouveau patriarche ou matriarche, pour le féliciter et renouveler symboliquement l'alliance entre magiteriens et royauté.

La jeune femme ne rêvait pas de faste ou d'or à profusion. Quand bien même les rapports entre peuple et royauté étaient très bons, on enseignait aux Ci-Ordaliens que la famille royale était à part. Jamais au-dessus. Juste à part.

– Nous sommes attendus.

Rosalie sursauta. Amerius avait fait demi-tour pour revenir à sa hauteur.

– Oui.

Elle plissa les yeux pour revenir à la réalité. Amerius ouvrit la marche.

– Pourquoi m'avoir mené ici ?

– La personne pour qui je travaille a longuement étudié votre cas. Vous êtes un témoin gênant, mais aussi observatrice, intelligente, et sans attaches particulières – pardon si je vous vexe – aussi a-t-elle décidé de faire de vous un atout plutôt qu'un handicap.

Rosalie pila sur le marbre, avec la sensation d’avoir été percutée par un fiacre.

– Excusez-moi ? Vous avez bien dit « témoin gênant » ?

La jeune femme se retourna, pour réaliser qu’elle serait incapable de fuir. Un groupe de soldats venait de s’arrêter dans la cour. Ils ne venaient quand même pas pour elle ? Ce n’était pas une embuscade, si ?

Ne soit pas ridicule. Dix soldats pour une pauvre fille comme toi. Amerius suffirait largement.

Allait-il lui faire du mal ? Elle refusait d’y croire, pas après une année passée à le côtoyer. Cet homme patient et compréhensif ne pouvait pas se changer en tortionnaire !

– Rosalie ?

Elle recula d’un pas, la peur au ventre. Amerius la regardait avec stupeur. Une question incongrue lui vint alors une tête, davantage digne d'une adolescente amatrice de romans que d'une adulte de la vie active.

– Vous n'allez pas... me faire disparaître ?

Amerius lui renvoya un regard de biais.

– Bien sûr que non. Vous avez une idée de la difficulté que cela représente, d’effacer l'existence de quelqu'un ?

Rosalie ferma les yeux tout en prenant une inspiration, préférant ne pas penser au fait qu'Amerius avait lui l'air parfaitement au courant.

Elle hésita, avant de le suivre. Il disait forcément la vérité. Quel serait l’intérêt de la traîner ici pour ensuite se débarrasser d’elle ? Il savait où elle vivait.

Ils franchirent l'immense double porte gardée par un quatuor de soldats. Des bannières pendaient du plafond à six mètres au-dessus d'eux entre les lustres de cristal. Ils suivirent le chemin tracé par le tapis écarlate avant de quitter la salle.

Amerius se rendit dans l'aile ouest, où les murs des galeries n'étaient que fenêtres ouvragées.

À mesure qu'ils avançaient, couloirs et escaliers reprenaient des dimensions humaines, attestant qu'ils quittaient les espaces destinés au public et cérémonies.

Chaque croisement ressemblait à un autre, et de rares décorations habillaient les lieux. Pourtant, Amerius ouvrait la marche sans hésiter sur le chemin à prendre et sans escorte. Il avait ses habitudes dans cet endroit, où se côtoyaient régulièrement ministres et membres du gouvernement. Le palais n'était pas que le lieu de résidence de la famille royale, il hébergeait aussi le siège du ministère et certains de ses membres.

Amerius remonta une étroite galerie qui surplombait le vide entre deux tours au toit pointu et descendit une paire de marches jusqu'à un croisement circulaire. Il ignora les couloirs de gauche et de droite pour se planter devant la double porte qui faisait face. Il toqua du bout de sa canne. Le battant s'ouvrit sur un employé du ministère. Les deux hommes échangèrent quelques mots à voix basse, puis Amerius se retourna Rosalie.

– Attendez-moi là. Ce ne sera pas long.

La jeune femme n'eut pas le temps de lui rendre une expression atterrée. Il la kidnappait presque, avant de la faire cavaler dans le palais, pour finalement la planter là au dernier moment !

Qui plus est, dans un couloir étroit où elle ne ferait que gêner le passage. Elle avait chaud dans ses vêtements d’extérieur. Elle aurait pu s'asseoir sur les marches, mais se trouvait quand même au palais royal.

À défaut, Rosalie fit quelques pas dans la galerie, observant les jardins par-delà une fenêtre en bois doré.

De nombreuses fleurs et arbres composaient le site, les espèces se côtoyant sans se gêner, disposées dans une harmonie de couloirs et de formes. Il y avait des floraisons toute l'année. Un aménagement ancestral et inchangé, fait de la main des Astre-en-Terre, aidés des jardiniers.

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