Chapitre 17

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Résidence d’Amerius Karfekov, 17h11, 3 danubre de l'an 1900.

– Je suis d’accord avec vous. Il s’agit de bois de marveuil.

Amerius reposa l’éclat sur la table basse. Les deux mages semblaient avoir repris les choses où ils les avaient laissées ; Rosalie dans le canapé, son patron dans son fauteuil. À la différence qu’il avait remplacé le thé par un verre de cognac et abandonné veston et gilet pour une simple chemise.

– Notre alliée ou ennemie est forcément mage ou magiterien. Sinon, pourquoi choisir ce bois en particulier ? Il coûte une fortune.

Même Amerius n’en utilisait pas. L’arbre dont il était issu était difficile à faire pousser dans cette région du monde. Il fallait le faire venir du nord de la Vindiène, qui rechignait à en abattre, car selon les anciennes croyances, devenues simples superstitions des Vindinois, cette forêt abritait des esprits. Bien sûr les Saule-Moqueur, la famille magiterienne spécialisée dans la culture du bois en possédait des parcelles, mais elle le réservait au seul usage des familles ou à la royauté, bien que celle-ci ait l’outrecuidance d’en faire de simples meubles.

– La moindre piste n’est pas à négliger, affirma Amerius. La reine et moi rentrons tout juste d’un sommet officieux avec l’Union. D’après nos espions, les Bas-terriens auraient commencé à bâtir des armes, bien qu’ils soient ralentis par les pénuries de matériaux. Il ne fait plus le moindre doute que Noé est entre leurs mains, une intuition confirmée par le soudain renforcement de la sécurité à la prison d’État.

Il vida d’une traite son verre et se leva.

– Ne perdons pas de temps. Il n’y qu’un seul fournisseur qui propose cette espèce et il va bientôt fermer boutique.

– Je vous accompagne ?

Elle était étonnée, sans trop savoir pourquoi. Amerius lui rendit une expression surprise.

– C’est votre découverte. Je ne pense pas que vous apprécieriez d’en être écartée et de ne pas connaître le fin mot de l’histoire.

Rosalie ouvrit la bouche sans répondre. Il avait fait mouche. Elle se rendait effectivement compte qu’elle n’aurait pas aimé être laissée sur la touche.

– J’ai remarqué cela au travail. Vous aimez revendiquer votre participation aux choses. Tout en mettant sur un pied d’égalité ceux qui vous ont aidé. C’est pour cela que je vous confie une partie de mes responsabilités quand je suis absent.

– Oh.

Décidément, cet homme lui faisait perdre ses mots.

– Je vous rejoins dans l’entrée.

Amerius gagna l’étage avant de redescendre quelques minutes plus tard, habillé et coiffé de son chapeau. Manteau d’hiver et écharpe venaient accompagner sa canne. Le duo s’éloigna du quartier résidentiel avant de héler un fiacre qui les mena à destination en moins de trente minutes.

À l’accueil, Amerius demanda le responsable des achats et le directeur qui s’empressèrent de débarquer, croyant avoir affaire à une proposition de contrat. Amerius les déçut rapidement. L’avantage d’être plus connu de nom que de visage, c’était que les gens ne se posaient pas de questions quand le mage industriel leur montrait son papier de membre de la BEIMI.

– Une vente de bois de marveuil ? Non, pas depuis longtemps, expliqua le directeur. Ou seulement des échantillons.

– Évidemment ! s’agaça le responsable des achats. Les magiteriens n’aiment pas que l’on marche sur leurs plates-bandes. Si l’on fait mine d’essayer de vendre ce bois à d’autres qu’eux quand il leur arrive d’en manquer, ils baissent leurs prix de moitié pour attirer nos clients ! Ces mages, ça ne leur coûte rien de faire pousser leurs arbres et ils n’ont pas d’importants frais de transport à rentabiliser ! Tenez, rien que la semaine dernière, ils…

– Je vous remercie pour votre aide, coupa Amerius en s’adressant au directeur.

Ce dernier, embarrassé, lui renvoya une expression de gratitude. Amerius avait bien fait de couper l’homme, songea Rosalie. Il avait semblé prêt à raconter chacun de ses déboires. Amerius allait prendre congé, mais la jeune femme avait une question.

– Et les vols ? Ça vous est déjà arrivé ?

L’agresseur aurait pris moins de risque en dérobant le bois à des marchands qu’à des magiteriens. Le directeur eut comme une révélation.

– Attendez.

Il revint avec un cahier en main. Il tourna les pages cornées jusqu’à pointer l’une d’elles du doigt.

– C'était il y a plus de dix ans. Le dirigeable qui transportait notre cargaison a été détourné. Il a été retrouvé deux semaines plus tard, délesté d’une partie de son chargement.

Les mages industriels échangèrent un regard. De retour dans le fiacre, Rosalie sut qu’ils étaient parvenus à la même conclusion. Ce jour-là, chez Amerius, ce dernier avait mentionné les évènements ayant coûtés aux Basses-Terres.

– Il y a dix ans, les assassinats ont commencé.

– Oui. Ces derniers temps, j’ai ressorti les dossiers des archives afin de les éplucher. Si les accès étaient condamnés, il n’y avait aucune effraction. Pas même de trace de dérangement dans d’autres pièces que celle du meurtre. Nous pouvons supposer que la magie a été utilisée. La reine trouvera sans doute que c’est trop peu d’indices, mais tant qu’on ne se heurte pas à un mur elle nous laissera continuer.

Amerius fit faire un détour au chauffeur pour qu’il ramène Rosalie chez elle. La jeune femme le remercia, sachant qu’il était inutile d’insister. Arrivée à son étage, Rosalie eut une frayeur soudaine.

Assise sur son paillasson, la tête appuyée contre le chambranle de la porte, Mona était recroquevillée sur elle-même. Rosalie se précipita vers elle et la secoua. Son amie sursauta aussitôt, avant de lui sourire.

– Pardon, je m’étais endormie.

– Endormie ? Ici ?

Rosalie savait la couturière adepte des sommeils réparateurs, mais de là à rattraper les heures manquantes dans un couloir glacial il y avait une différence.

– Que fais-tu ici ? Tout va bien ?

La joie s’envola du visage de Mona.

– On devait passer la soirée ensemble.

Rosalie se mordit la lèvre. Galvanisée par le retour d’Amerius et l’avancée de son enquête, elle avait complètement oublié son amie.

– Je suis navrée. Tu m’attends depuis longtemps ? Tu vas bien ?

– C’est plutôt à moi de te demander cela. Où étais-tu ?

– Avec Amerius.

Mona fronça les sourcils.

– Mon patron. Amerius Karfekov.

– Ha, oui. Karfekov, je vois.

Elle se releva sèchement.

– Je peux entrer ? Il fait froid ici.

– Bien sûr…

En voyant son amie entrer d’un pas rageur, Rosalie se demanda si elle n’avait pas manqué quelque chose. Elle se fit pardonner son oubli en préparant du chocolat chaud selon une recette bien à elle. Mona lui en réclamait souvent, surtout l’hiver, affirmant que c’était la seule chose capable de la réconforter.

– Tu travailles beaucoup ces temps-ci.

Rosalie déposa une tasse fumante devant son amie.

– Tu trouves ?

– Oui. Tu restes plus tard au travail et tu sors peu de chez toi. Si je ne t’envoie pas de lettres, tu m’oublies.

Rosalie sentit la culpabilité lui tordre le ventre.

– Je suis désolée. Tu as raison, c’est une période chargée. D’autant que le cambriolage nous a privé de certains documents importants.

Mona détourna le regard, gênée.

– Je comprends.

Léni sauta soudain sur la table, agitant les bras pour saluer Mona.

– Qu’est-ce qu’il a sur le dos ?

L’automate se retourna pour le lui montrer. Il portait désormais une sorte d’excroissance sombre, qui pouvait faire penser à un sac à dos.

– J’expérimente encore, fit Rosalie.

Mona n’insista pas. Les deux jeunes femmes dînèrent ensemble à l’extérieur avant de se séparer devant l’immeuble de Rosalie. Celle-ci regarda la neige qui tombait depuis le ciel avaler la silhouette fantomatique de la couturière. Rosalie baissa les yeux vers l’agenda que son amie lui avait offert. Elle avait noté d’avance plusieurs dates de rendez-vous rien qu’à elles, avec de petites annotations sur ce qui était prévu.

Ces derniers temps, Rosalie avait en effet négligé sa meilleure amie. Parce que l’enquête l’obsédait, malmenant souvent sa curiosité, et parfois son sommeil. Tant que la jeune femme sentait un danger planer au-dessus d’elle, il valait mieux que Mona ne la fréquente pas trop. D’un autre côté, si ce même danger voulait frapper, il avait tout le loisir de s’en donner à cœur joie quand la couturière n’était pas présente. Mona n’était pas vraiment quelqu’un que l’on pouvait manquer.

Rosalie se dépêcha de rentrer avant que la neige n’imbibe l’agenda neuf. Elle le déposa sur sa table de nuit avec la promesse de la regarder tous les jours. Elle était injuste envers Mona, se comportait comme une mauvaise amie. Peut-être parce qu’elle avait toujours vécu sans et que ce réflexe peinait à s’ancrer en elle.

Si un malheur devait frapper Rosalie, au moins y aurait-il quelqu’un d’autre que ses parents pour la regretter.

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