Chapitre 22 - 1

8 minutes de lecture

Appartement de Rosalie BasRose, 18h44, 10 danubre de l’an 1900.


Ce ne fut que tard dans la soirée qu’Amerius se présenta chez elle. En apparence ses mains étaient vides, mais lorsqu’il retira son haut-de-forme, Rosalie découvrit un double fond, dans lequel il avait caché un scalpel de gravure ainsi que des plaques métalliques pour réaliser des essais. Un bracelet magique identique à celui qu’elle portait vint compléter le reste. La jeune femme regarda Amerius sortir le matériel avec un regard dubitatif. Comment son chapeau pouvait ne pas tomber de sa tête ?

– Vous avez pu voler un autre bracelet et ramener tout ça sans encombre ?

Amerius haussa les épaules.

– Galicie me croit incapable de m’opposer à elle autrement que par des mots en l’air. Profitons de son aveuglement tant qu’il dure.

Il lui fit signe de s’asseoir. Par pudeur et praticité, elle avait enfilé une jupe-culotte au lieu d’une robe, et se plaça en tailleur sur le canapé. Le bracelet la narguait, enfilé par-dessus son bas de nylon.

Plus pour longtemps, saleté.

– Impressionnez-moi.

Amerius consentit à esquisser un petit sourire en coin.

– Dans un premier temps, je vais utiliser une équation de duplication. Je ne vais pas vous faire l’affront de vous demander si vous connaissez.

Rosalie hocha la tête. On gravait une équation de duplication sur une surface fermée, souvent une boîte en verre, et juste à côté de la formule était placé un objet magique. Des répliques sans équations trouvaient ensuite leur place dans la boîte. La formule de duplication se chargeait de recopier sur les objets vierges l’équation de celui à imiter. De quoi fabriquer en quelques minutes autant de bibelots que la boîte était grande, au lieu de plusieurs heures sur une chaîne de gravure standard.

– Les mages industriels s’affrontent pour être le premier à y parvenir. On ne peut pas utiliser quelque chose qui n’existe pas.

– Hum ? En fait, si. J’ai réussi le procédé l’an dernier, j’attends simplement que les procédures administratives pour le brevet soient achevées.

Évidemment, songea Rosalie.

– On aura donc deux bracelets gravés. Et ensuite ? On ne peut effacer la formule originale sans…

Elle s’interrompit.

– Vous avez saisi, fit-il.

– En effet.

Ils allaient se servir du principe de non-conjointement. Deux formules parfaitement identiques ne pouvaient pas entrer en contact direct sans que la plus puissante – autrement dit, la plus récente – ne s’annule. Un problème de plus dans l’univers de la magie industrielle, que la réduction des formules avait en partie réussi à solutionner.

Trompé, le bracelet pensera être encore attaché à Rosalie puisqu’il n’aura pas été ouvert et la formule pas été modifiée.

– Et si ça ne marche pas ? Que les gardes rappliquent ?

– J’ai des moyens de persuasion.

Elle préférait ne pas connaître lesdits moyens, mais n’avait pas oublié que la canne dissimulait une épée.

Amerius s’assit sur la table basse. Léni grimpa sur le canapé et se mit debout à côté d’eux, comme surveillant que le mage ne faisait pas de mal à sa créatrice. Amerius posa le bracelet vierge à côté de la cheville de Rosalie. Il récupéra une plaque de verre, qui une fois dépliée s’avéra être une boîte, qu’il posa sur la cheville de la mage. Ce ne serait pas hermétique, mais Amerius assura que cela marcherait quand même, car l’appartement ne baignait pas dans la magie industrielle. Léni fut en revanche prié de s’éloigner.

Amerius tapota sur le verre pour déclencher la formule. Les deux bracelets se mirent à crépiter conjointement. Les petites étincelles couleur rouille devinrent de plus en plus nombreuses, jusqu’à forcer Rosalie à détourner le regard. Elle sentit l’anneau chauffer contre sa cheville, de même qu’une odeur de brûlé se dégageait du canapé. Elle fut sur le point de hurler d’aller chercher de l’eau quand les étincelles se dissipèrent. Rosalie rouvrit les yeux et se pencha sur les bracelets. Ils arboraient tous les deux la même équation parfaitement identique. Amerius retira la boîte.

– Il n’y a plus qu’à effacer l’autre équation.

Amerius fit se toucher les bracelets. Les formules se mirent à onduler, devenant tour à tour floues ou invisibles. Elles se livrèrent bataille sous le regard suppliant de Rosalie.

Allez, allez, s'il te plaît.

Dans un éclat blanc, l'équation disparut de sa cheville. Les mages attendirent, incertains. Mais aucun son de bottes pressées ne leur parvint.

– Ça... a marché ? Ça a marché.

Rosalie se laissa aller contre le dossier du canapé. Elle avait craint de devoir faire face aux soldats, et plus encore d’être obligée de compter à nouveau sur Amerius. Cette fois, il aurait pu ne pas s’en sortir, une faute qu’elle ne se serait pas pardonnée.

L’homme se leva et déposa précieusement le nouveau bracelet sur une étagère, en sécurité. Rosalie bondit à son tour avant de se diriger vers un placard sous l'évier. Elle en tira une pince coupante et s'empressa de réduire la chose à sa cheville en morceaux, non sans une certaine jubilation. Elle jeta les débris dans la poubelle de manière rageuse.

– Et maintenant ? Comment on s'en va d'ici ?

Elle aurait pu courir un marathon dans Annatapolis, tant elle se sentait habitée d'une énergie nouvelle.

– Vous avez une perruque ? Il neige dehors, de quoi recouvrir votre visage d'une capuche, mais cela ajouterait à la prudence.

– Je n'ai pas ce genre d'accessoire.

– Alors, tant pis, nous ferons sans. Sortez pendant que les gardes me fouillent.

– Il y a une sortie par la cour.

– Je vous attendrais rue Blanc-Sec.

– Et Bartold ?

– Il m'écoutera.

Rosalie ordonna à Léni de rester ici, et sans se soucier de sa colère, récupéra un manteau doté d'une large capuche qui lui tombait jusqu'au nez. Les deux mages descendirent jusqu'au couloir du rez-de-chaussée avant de partir à l'opposé l'un de l'autre.

D'un coup d'épaule, Rosalie ouvrit la vieille porte en ferraille qui menait à la cour, prisonnière sur trois côtés par l'immeuble.

Amerius n'avait pas menti, la neige s'était déchaînée durant leur opération de magie. Rosalie traversa la pelouse déjà blanchie et franchit le portail qui menait dans l'avenue voisine.

Elle faillit se figer, de peur que les gardes soient présents, mais cela aurait été suspect de rester plantée en pleine rue si certains surveillaient cet accès.

La jeune femme s'élança dans la rue, le pas pressé par la neige qui détrempait son manteau.

Elle avait du mal à respirer. Elle n'arrêtait pas de songer à ce qu'on lui ferait si on l'attrapait, au sourire satisfait de la reine, et de ce qu'il adviendrait d'elle si elle retournait en prison.

Elle n'avait pas fait tout ça pour que sa vie s'arrête alors qu'elle ne faisait que commencer.

Ce qui était aussi la raison pour laquelle elle devait comprendre.

L'avenue se termina sous une arche en pierre soutenant deux bâtiments. Rosalie se souvint qu'il fallait tourner à droite, puis deux fois à gauche pour rejoindre la rue Blanc-Sec – où foisonnaient autrefois les teinturiers de blanc.

Le fiacre l'attendait devant un atelier désaffecté. Rosalie monta par la porte déjà ouverte, sous le regard acéré de Bartold.

Sitôt la jeune femme assise, Amerius s'empressa de faire démarrer le véhicule.

– Le manoir de Noé se trouve en dehors de la capitale.

Deux heures de trajet plus tard, ils quittèrent la vallée et s'engagèrent par un passage entre les collines. Il y avait là une forêt qui n’appartenait pas aux magiteriens. Bartold s'engagea sur un sentier qui se réduisit au bout d'un kilomètre. Les chevaux avaient de plus en plus de mal à avancer, leurs pattes trébuchaient sur le sol inégal. Bartold finit par immobiliser le véhicule.

– Vous allez devoir descendre ici.

Les mages se laissèrent tomber sur la terre gelée.

Les nuages chargés de neige n'avaient pas quitté la vallée. Amerius récupéra une lampe-tempête suspendue au fiacre et en alluma l'équation. Une flamme que rien ne pouvait souffler éclaira la forêt de pins.

Amerius s'avança sans hésiter entre les arbres, guidant Rosalie à travers le simulacre de chemin figuré par une bande de terre vierge.

– Il n'a pas toujours vécu ici, informa Amerius. Il s'est retiré trois ans avant sa disparition, lorsqu'il s'est retrouvé accusé d'avoir causé l'explosion d'une imprimerie voisine.

Au bout de quelques mètres à surveiller le sol pour ne pas trébucher, Amerius s’écarta du chemin pour contourner le manoir.

– Je suis parvenu à me renseigner. Il y a deux gardes en permanence dans le manoir, ainsi qu'une lanterne rouge à chaque entrée qui peut aussi détecter les ouvertures des fenêtres. Mais les gardes ont sur eux un moyen de pénétrer dans le bâtiment sans faire réagir les alarmes. Nous devons le récupérer.

– De quelle ma...

– Attendez-moi là.

Rosalie n'eut pas le temps de protester. Son patron venait de disparaître entre les arbres. Elle se retrouva seule au milieu des ombres, accompagnée du souffle blanc de ses lèvres et d'une lampe bien peu efficace. Rosalie remonta l'étoffe sur son nez.

Elle avait grandi au milieu de la nature et les formes spectrales de celle-ci n'étaient pas quelque chose de nouveau. La crainte des forêts baignées de nuit ne s'était jamais insinuée en elle.

Mais ici, les animaux ne chantaient pas, la terre ne craquait pas sous ses pas. Il y avait une impression d'irréel qui la mettait mal à l'aise.

Les minutes s'écoulèrent. Rosalie grelottait de plus en plus. La neige s'était remise à tomber et son bonnet était trop peu épais.

Il lui sembla soudain entendre un craquement. Rosalie se retourna, sa lampe braquée vers les pins. Le cœur affolé, la jeune femme sonda les environs. Elle craignait de voir surgir un garde, revolver au poing. Ou peut-être pire. Qui sait quel genre d'invention Noé pouvait avoir égaré ? On disait que certaines de ses idées étaient si marginales qu'elles touchaient presque à l'occulte. Des bêtes mécaniques arpentaient peut-être ces bois, se prenant pour de vrais animaux, affamés par l'hiver. Rosalie savait qu’elles existaient, pour en avoir vu les plans dans le livre publié par le mage.

Mais il n'y avait rien. Elle devait avoir entendu le murmure de la forêt. Rosalie relâcha ses épaules et se retourna vers le sentier.

Pour faire face à un homme.

Elle poussa un hurlement étouffé par l'écharpe et s'apprêta à frapper l'individu avec sa lampe, mais celui-ci lui saisit les avant-bras.

– C'est moi.

La jeune femme se figea. Amerius. Si elle fut d'abord soulagée de le revoir, elle ne tarda pas à exprimer sa colère.

– Vous m'avez fait peur !

Elle se libéra sèchement et ne se retint de le gifler qu'en se souvenant qu'il était celui qui lui versait chaque mois son salaire.

– Je suis navré, je pensais avoir été entendu.

Rosalie se calma.

– J'ai les dispositifs, annonça Amerius. Allons-y.

Il donna à Rosalie un jeton de métal rouge qu'elle glissa dans la poche de son pantalon.

Ils traversèrent quelques rangées d'arbres avant de déboucher subitement sur une clairière. Une haute grille de fer forgé délimitait la propriété d'Astrasel Noé. Près du portail, les deux gardes gisaient sous un abri à côté d'un brasero. Avachis l'un contre l'autre, ils semblaient dormir profondément. Amerius avait dû simplement les assommer.

Le manoir du Noé se dressait sur deux étages au milieu de la propriété. Le bois sombre et la toiture recouverte de mousse la rendaient aussi peu accueillante que la forêt.

Annotations

Vous aimez lire Benebooks ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0