Chapitre 26

10 minutes de lecture

Cachette du Grenier, 15h13, 11 danubre de l’an 1900.

– Les essais en mer sont arrivés rapidement, mais le travail de notre homme sur la roche lunaire était jusque-là purement théorique. Il s'écoulera encore des mois avant qu'une arme ne soit opérable. Et sans Noé ou son imposteur du moins, cela sera impossible.

Rosalie hocha la tête sans avoir véritablement écouté. Son esprit ressassait les mots prononcés plus tôt.

Nous débarrasser de lui.

Le tuer. Commettre un meurtre.

Rosalie n'était pas stupide. Elle savait bien que parfois, on ne pouvait pas régler une situation simplement en discutant.

Mais l'entendre de la bouche d'Amerius, sur un ton effectivement semblable a une proposition de dialogue, non c'était trop.

Amerius Karfekov avait-il déjà pris une vie ?

C'était une question qui ne pouvait pas entendre.

– Rose ? Est-ce que...

– Vous avez déjà tué quelqu'un ?

Il eut l'air profondément chagriné qu'elle puisse le penser.

– Non. Mais j'ai été entraîné pour le faire.

Le moment venu, le ferait-il sans hésiter ?

Bien sûr que non. Il avait largement prouvé qu'il n'était pas comme ça. Elle se trompait forcément.

– Je suis désolée.

– Ce n'est rien.

Rosalie inspira pour se reconcentrer.

– Comment fait-on pour libérer Noé ? On ne peut entrer comme ça aux Basses-Terres, vous devez le savoir mieux que moi. Sans parler de localiser Noé et d'éventuellement repartir avec lui.

– Je... je dois avouer que je n'y ai pas pensé. Depuis quelque temps, je suis condamné à improviser.

Un mot qui avait l'air étranger à son vocabulaire, en témoignait son froncement de sourcils prononcé.

– Ce n'est pas comme si nous pouvions apparaître soudainement au même endroit que Noé.

Rosalie faillit hocher la tête. Sauf qu'Amerius avait complètement tort.

– Sauf qu'on peut.

– C'est à...

– Les Poupées ! Elles peuvent se téléporter ! Si elles sont capables de traverser le temps, elles peuvent le faire avec l'espace, même dans un endroit où la magie fonctionne mal !

– Mais co....

– Il suffit d'en faire venir une ! On se sert ensuite d'une manœuvre de confinement pour retarder sa consumation et on l'interroge sur Noé – je doute qu'elles ne sachent pas où il se trouve – avant de la contraindre à nous mener jusqu'à lui. Sauf que...

– Rosalie ! Calmez-vous, vous allez vous faire mal.

La jeune femme se figea. Elle ne s’était pas rendu compte qu'elle s'était levée pour faire les cent pas, ses pieds frôlant dangereusement le bord du tapis au milieu de la pièce.

Amerius se leva à son tour avant de ramener Rosalie vers la table d'un mouvement de bras.

– Encore faut-il trouver une Poupée. On ignore où et quand elles se trouvent.

Il n'était pas parvenu à faire asseoir Rosalie qu'elle bondit de nouveau.

– Moi. Je peux les faire venir. Elles apparaissent quand je suis en danger.

Amerius lui jeta un regard sévère.

– Rose. J'espère que vous ne sous-entendez pas devoir...

– J'en ai bien peur. Vous allez devoir vous en prendre à moi.

– Certainement pas !

Ce brusque éclat de voix la surprit, mais il en fallait davantage pour la décourager.

– Je refuse de lever la main sur vous, insista-t-il.

– Dans ce cas, je m'en chargerai moi-même.

– C'est trop risqué ! Et si elles ne viennent pas ?! Je vais devoir vous regarder mourir ?!

La jeune femme se recula.

Furieux. En colère. Rosalie n'aurait pas imaginé le contempler ainsi. Son pari présentait une part de risque, mais il fallait faire ce qui était nécessaire.

– Je peux le faire seule si nécessaire.

Amerius sembla découragé.

– Ce serait encore plus inconscient. Comment pouvez-vous imaginer que je vous abandonne à ça ?

Un creux se forma dans le ventre de la jeune femme. Elle voulut dire quelque chose, mais Amerius s'éloigna brusquement. Il se saisit du guéridon qui jouxtait le canapé pour le mettre dans la cuisine et enroula le tapis.

– Aidez-moi à pousser les chaises et la table. Un cercle de confinement a besoin d'espace.

Rosalie lui sourit avec reconnaissance, mais elle ne fut pas certaine qu'il l'ait vu. Ils mirent les chaises dans le couloir des chambres et repoussèrent la table le proche possible de l'entrée.

– Vous avez déjà réalisé un cercle de confinement ? demanda Amerius.

– Non. Mais je connais le principe.

Si un objet magique était sur le point de s'emballer et que son démantèlement requérait du temps, le cercle permettait de garder la magie à l'intérieur tout en ralentissant le temps d'exécution de l'équation.

À l'aide de couteaux, Rosalie et Amerius tracèrent le cercle d'un mètre de diamètre à même le parquet. Les doigts de la jeune femme étaient rouges et douloureux.

Une fois debout, il leur fallut revenir au sujet préoccupant.

– Vous ne voulez toujours pas m'aider ?

– Je ne vous ferai pas de mal.

Il appuya ses dires en laissant tomber brusquement son couteau sur le canapé.

Rosalie vint se positionner au centre du cercle.

Elle leva le bras gauche, la lame au-dessus du poignet, là où les veines étaient visibles sous la peau blanche.

Grâce aux cours d'anatomie, Rosalie savait exactement où frapper pour provoquer une mort certaine.

Dans sa main, le couteau tremblait. Elle resserra sa prise sur le manche. La lame était aiguisée, elle n'aurait aucun mal à s'enfoncer.

Peut-être pouvait-elle viser autrement, de sorte à simplement provoquer une blessure importante ? Mais si ça ne marchait pas ? S'il fallait vraiment que sa vie fut sur le point de s'achever pour qu'une Poupée la sauve ?

Pourquoi l'une d'elles n’apparaissait pas déjà ? Rosalie les supplia, les appela de la force de son esprit. Elle ne voulait pas retourner ce couteau contre elle.

En-dehors du cercle, Amerius la regardait, le souffle court, les membres si tendus qu'ils tremblaient. Il semblait prêt à se jeter sur elle.

Ils n'avaient pas le choix. Les Basses-Terres avançaient un peu plus à chaque minute qui passait.

Rosalie leva le bras un peu plus haut pour se donner de l'élan, et enfonça la lame dans son poignet, les yeux fermés. Amerius se jeta sur elle en criant.

L’arme ne l'avait pas atteinte. La jeune femme crut qu'Amerius l'en avait empêchée.

En ouvrant les yeux, elle vit une main de bois, ses doigts articulés agrippés à son bras. La Poupée la dévisageait, son corps déjà fumant.

Amerius repoussa violemment la Poupée dans le cercle qu'il avait activé et fit lâcher le couteau à Rosalie. Il se saisit d'elle par la taille et l'attira loin de la Poupée – ou de l'arme.

La créature se tenait relevée sur les avant-bras, ses yeux qui ne clignaient pas rivés sur les mages. Son visage était identique à l'autre Poupée, mais ses cheveux lisses tombaient en mèches rousses au-dessus de ses épaules. Son corps avait cessé de se consumer, mais des restes de cendres étaient tombés au sol, se mêlant à la lumière dorée des équations du cercle – celles sur son corps s'étaient éteintes.

Lorsque Rosalie fit un pas vers la Poupée, Amerius la retint, son bras toujours accroché à sa taille.

– Tout va bien, assura-t-elle.

Il la libéra, avec hésitation. Pour l'heure il était méfiant, mais Rosalie savait qu'il céderait à la curiosité, qu'il voudrait étudier le prodige qu'étaient les Poupées.

La jeune femme s'accroupit face à leur prisonnière, qui la suivit des yeux.

– Où est Noé ?

Les paupières clignèrent plusieurs fois. Certaines formules s’illuminaient par endroits. Elles devaient lui dictaient quoi répondre.

La mâchoire de bois claqua.

– Prisonnier des Basses-Terres.

– Où, exactement ?

Amerius s'était agenouillé à ses côtés.

La Poupée pivota sa tête vers lui.

– Dans la prison d'état. Nous arrivons jusqu'aux murs avant de mourir.

Rosalie se releva, imitée par Amerius. Le regard de la Poupée était revenu sur elle, inerte comme celui d'une gargouille.

– Qu'est-ce qu'elle veut dire ?

– La prison a été bâtie lors de l'émergence de la magie. Elle est faite de pierre de Satel, qui ponctionne tout sortilège ou équation. Les Poupées doivent tomber en poussière sitôt qu'elles s'en approchent. Certains sorts ont parfois la chance de survivre quelques instants.

– Qu'est-ce que tu sais d'autre ? demanda la jeune femme.

La tête de la Poupée bascula sur un côté.

– Il est dans une tour.

Elle s'effondra, les bras étalés de chaque côté du corps.

– Le cercle ne tiendra pas éternellement, prévint Amerius. Quelques minutes, peut-être.

– Alors ne perdons pas de temps.

Elle ramassa le couteau encore au sol et se dirigea vers la cuisine, mais Amerius lui bloqua le passage, un air de reproche sur le visage.

– Ne refaites plus jamais ça.

Il lui prit le couteau des mains et le rangea lui-même.

Rosalie serra le poing, agacée qu'il la traite soudainement comme une enfant. Qu'est-ce qui lui passait donc par la tête ? La jeune femme s'en était sortie et ne l'avait pas sermonné lorsqu'il avait lui aussi pris des risques.

Elle décida finalement de le planter ici et d'aller s'intéresser à ses vêtements. Elle jeta ses gants et posa le reste sur le lit. Ils étaient sales, mais elle pourrait les utiliser pour ce voyage.

Sauf qu'elle ne savait rien des Basses-Terres, de la façon dont les gens vivaient au sein de cette nation dictatoriale. Jusqu'à quel point étaient-ils bridés ? Leurs coiffures et leurs vêtements étaient-ils codifiés ? Le moindre de leur geste revêtait-il une signification cachée ?

Rosalie et Amerius seraient forcément visibles comme deux vers luisants dans la nuit.

Il était bien évidemment impossible de compter sur l'aide d'une personne altruiste, même pour demander son chemin. S'ils étaient étouffés par la peur et la paranoïa, les Bas-Terriens osaient peut-être à peine se parler.

Rosalie examina son pantalon clair. Était-ce déjà trop voyant ?

Elle pourrait fouiller dans l'appartement, mais il n'y avait même pas de vêtements de femme et il était possible que les Bas-Terriennes aient interdiction de porter des pantalons.

– Les Bas-Terriens portent du bleu foncé.

Rosalie sursauta. Amerius se tenait dans l'encadrement de la porte.

– Et les membres hauts placés, du rouge. Je me souviens de ça. Que mes vêtements avaient tous cette couleur. De même que les tapis, les rideaux, les baldaquins.

Il lui tendit un ballot de vêtements. Ils étaient encore pour homme, mais le pantalon d’un tissu écarlate était large et fluide. Le pull de laine et la redingote seraient sans doute un peu grands.

– Votre écharpe violette et vos bottines noires feront l’affaire.

– Mon manteau aussi est noir.

Elle vit Amerius réfléchir.

– Je pense que ça ira. J’ai un manteau rouge et on ne vous posera pas de questions, car vous êtes avec moi. Les Rouges ont cet avantage. Mais ils sont peu nombreux et se connaissent tous. La nuit pourra heureusement jouer en notre faveur.

Rosalie fixait les vêtements, incertaine. L’énormité de ce qu’ils s’apprêtaient à faire lui sauta au visage. Entrer clandestinement dans un pays totalitaire. Libérer un prisonnier dangereux dans un lieu dont ils ne savaient rien.

Elle s’efforça de faire abstraction. Elle posa les vêtements sur le lit et se saisit de sa jupe-culotte. Une bande de tissu pendait au niveau de la cheville, presque arrachée. Rosalie tira dessus. Elle se servit pour refaire son chignon. De quoi reprendre un peu de contrôle.

– Je vous rejoins.

Amerius la laissa se changer. Quand elle le retrouva dans la pièce de vie, elle faillit presque ne pas le reconnaître. Il portait un long manteau écarlate aux boutons dorés, qui lui conférait un air digne, royal. Une nouvelle canne ornait ses mains, son pommeau en forme de loup sculpté dans ce qui semblait être de l’argent teinté de pourpre. Il n’avait pas remis de haut-de-forme, mais n’en avait pas besoin. Amerius avait toujours dépassé Rosalie de plus d’une demi-tête, mais elle se sentit soudain minuscule. C’était donc lui, l’enfant issu de la famille dirigeante des Basses-Terres. Quel genre d’homme serait-il devenu s’il était resté là-bas ? Aurait-il quand même développé cette bonté ? Ou se tiendrait-il en première ligne pour abattre la Cie-Ordalie ?

– Vous vous sentez prête ?

– Non. Raison de plus pour ne pas hésiter.

Ils se placèrent devant la Poupée, qui avait braqué ses iris sur Rosalie sitôt la jeune femme entrée dans la pièce.

– Je suis parvenu à me souvenir vaguement de la disposition de la capitale Bas-Terrienne, Argamunda. Quelques brides de normes sociales. Mais cela reste se jeter dans la gueule du loup.

– Mieux vaut se jeter face à lui que d’attendre qu’il nous attaque par-derrière.

Amerius approuva la métaphore d’un sourire.

– Tenez.

Il lui tendit un revolver. L’arme était lourde entre les mains de Rosalie.

– Je…

– Gardez-le, s’il vous plaît. Je serai plus tranquille en sachant que vous avez de quoi vous défendre.

– D’accord.

À contrecœur, la jeune femme glissa le pistolet dans la ceinture qu’Amerius lui donna. Elle se refusait à l’utiliser, si elle devait se battre se serait avec ses propres armes. Elle l'avait déjà prévu.

Sur le sol, la Poupée la fixait toujours.

– Vous avez pu en tirer quelque chose de plus ?

– Non.

Ils entrèrent dans le cercle aux côtés de la Poupée, qui se leva vivement comme l’aurait fait un lapin apeuré.

– Mène-nous à Noé, ordonna Rosalie.

Ces choses avaient apparemment pour ordre de lui obéir. La Poupée se saisit de leurs avant-bras. Rosalie sentit l’appréhension lui creuser le ventre. Sa téléportation de la veille ne lui avait causé aucun dommage, mais qu’en était-il d’un voyage sur une si grande distance ?

Son épaule frôlait celle d’Amerius. Elle eut envie de s’y appuyer, ne serait-ce que pour avoir une présence à laquelle se raccrocher.

Les équations sur le corps de la Poupée s’illuminèrent. Amerius et Rosalie durent fermer les yeux quand la lumière devint trop intense. Un fourmillement se propagea dans leurs bras maintenus.

Ce fut comme si la foudre les frappa.

Puis le vide les happa.

Annotations

Vous aimez lire Benebooks ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0