Chapitre 30 - 3

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La reine s’était avancée. L’inquiétude se mua aussitôt en rage qu’elle déversa sur le chef de sa garde.

– Comment cela a-t-il pu arriver ?! Nous sommes au palais !

– Ma reine… les appartements des Astre-en-terre ne sont pas sous notre autorité. Ils nous ont toujours fait comprendre qu’ils s’occupaient de leur propre sécurité.

Galicie VII se passa une main sur le visage.

– Vous avez raison. Veuillez m’excuser, et envoyez vos hommes.

Les soldats s’engouffrèrent dans les appartements, foulards sur le nez pour ceux qui en avaient. Après plusieurs minutes, ils ressortirent. S’ils étaient tous blêmes, les plus sensibles rendirent leur repas sur le marbre.

Le chef de la garde s’inclina devant sa souveraine, les mains tremblantes.

– Ma reine, je… il ne reste rien d’eux. Manifestement, le ou la responsable était rempli de colère. La mort doit dater d’au moins une semaine. Je vous recommande de ne pas entrer.

Elle suivit son conseil.

Une équipe de gens d’armes spécialisés fut mandée. Ils récupérèrent les preuves et établirent les causes de la mort, qui tenait davantage du massacre que de l’assassinat. Un morceau dut être récupéré sur un lustre.

– Pour parvenir à ce résultat, Noé a dû se servir de ses Poupées ou violer le septième amendement, affirma Amerius.

Les parties qu’il fut possible de récupérer furent emmenées sur un chariot recouvert d’un drap. Le responsable de l’unité vint livrer ses conclusions à la reine, en présence de Rosalie et Amerius.

– Après un rapide examen, nous avons deux mauvaises nouvelles, dont une qui m’inquiète beaucoup. Il n’y a pas de survivants parmi les adultes. Et nous n’avons pas retrouvé les enfants.

– Est-ce que les gardes ont approfondi les recherches ? s’enquit aussitôt Rosalie. Les manoirs magiteriens sont truffés de pièces secrètes, il n’y a pas de raison que celui-ci fasse exception. Les enfants sont peut-être simplement cachés.

– Supervisez les recherches, dans ce cas, ordonna Galicie. Puis avec Amerius, trouvez des preuves.

Écharpes sur le nez, les mages passèrent la porte. Les cadavres recueillis, les gens d’armes avaient ouvert les fenêtres, mais l’odeur resterait encore des heures.

La première pièce était un vaste salon destiné aux invités et réunions de famille. Les hauts murs recouverts de livres encadraient une imposante cheminée de pierre, tenant elle-même compagnie à plusieurs fauteuils et canapés. En face, un piano et une table de jeu se trouvaient au pied des fenêtres.

Le noir et le blanc des touches étaient souillés d’un camélia de rouge mêlé de cheveux roux, qui avaient appartenu à Calliopée Astre-en-terre, ainée des enfants de Virginia. Une tache encore plus imposante maculait le canapé, des gouttelettes s’étaient projetées sur la pierre noire de la cheminée. Une longue traînée serpentait d’un fauteuil jusqu’à la porte, une chaussure avait été perdue au passage. Elle avait dû appartenir à Séverin Astre-en-Terre ou à Édile de Sarssrielle, l’époux d’Annita, dernière-née de la fratrie. À moins qu’il ne soit s’agit de Cendrine Landepluie. La fille Becaigrette avait dû se trouver quelque part au milieu des autres avant d’être massacrée à son tour, en même temps que Virginia, dont le collier de pierre gisait au bord de la cheminée.

Rosalie espérait retrouver les enfants en vie. Ils étaient innocents, ignorants des secrets magiteriens. La jeune femme chassa les larmes qui perlèrent au coin de ses yeux. Les familles n’étaient plus la sienne, mais elle avait grandi en leur sein, avait croisé et appris en compagnie de Hermine Becaigrette, à peine plus âgée qu’elle, et sans doute serré la main de Cendrine Landepluie. Elle se souvenait d’Annita Astre-en-terre comme d’une fille souriante, à l’opposé de sa mère.

– Rose ?

Amerius lui frôla l’épaule de la main.

– Vous avez besoin d’un moment ?

Elle secoua la tête. Son prénom provoqua une vague de murmures compatissants parmi les soldats.

La jeune femme replaça une mèche derrière son oreille, et se tourna vers eux.

– Les pièces comme celle-ci sont souvent de bonnes cachettes. N’hésitez pas à toucher à tous les livres et à appuyer sur les moulures des murs ou de la cheminée.

Ils acquiescèrent et se repartirent les taches, en prenant soin d’éviter de marcher dans le sang. Rosalie se dirigea vers la suite des appartements.

Une arche faisait face à l’entrée, permettant d’accéder à la salle à manger, puis les cuisines. Ces pièces et la précédente étaient surmontées d’un toit arrondi, entrecoupé de verre et d’arabesques dorées. Les chambres, bureaux et laboratoires de magie occupaient le reste des quartiers, massés sur la droite, sous la forme de deux étages et d’un sous-sol.

Les sculptures de la salle à manger ne donnèrent rien, de même que le tapis ne cachait aucune trappe. Chaque carreau de la cuisine fut inspecté, les tiroirs et cadres tirés, mais rien ne se révéla. Rosalie demanda aux soldats de repasser derrière elle, tandis qu’elle filait en direction des autres pièces. Le rez-de-chaussée attenant comportait trois bureaux et une salle de classe. Ici aussi, bibliothèques et décorations s’avérèrent muettes. Rosalie laissa échapper un rire amer en découvrant l’inscription au-dessus du tableau à craie :

« La perpétuelle Lune nous protège. »

La citation était gravée sur des morceaux de bois.

Le laboratoire de magie au sous-sol arracha des râles de frustration à Rosalie. Plusieurs flacons de verre finirent au sol, les livres arrachés sans ménagement des étagères. Amerius accomplissait sa part sans rien dire, attendant que l’orage passe ou d’intervenir avant qu’il ne se mût en tempête. Ce fut les bottes arrosées d’eau de glacier que la jeune femme se rendit à l’étage hébergeant la quinzaine de chambres. Elle eut des remords à entrer ainsi dans l’intimité des morts, mais songea qu’ils ne leur en voudraient pas si cela permettait de retrouver leurs enfants.

Une horloge sur pied fut le dernier objet dont Rosalie s’empara. Elle fixa un instant les aiguilles qui continuaient indécemment de tourner. Le temps se fichait bien de leur sort, il prenait tout et continuait d’exister. Et Noé, ou qui qu’il soit, en était en partie responsable.

L’horloge fut expédiée droit comme le mur.

Amerius arriva au même moment et se retrouva à seulement quelques centimètres des éclats projetés.

Rosalie eut un hoquet de frayeur.

– Amerius… Pardon, je ne voulais pas… Je ne voulais pas vous…

Un sanglot l’empêcha de continuer.

Elle se cacha le visage dans les mains, tandis que l’instant d’après, des bras venaient l’entourer. Rosalie se laissa tomber contre Amerius, les mains accrochées à son manteau pour qu’il ne s’en aille pas.

Ces meurtres, Noé, sa propre nature et celle de la Lune, s’était trop, beaucoup trop, et elle avait besoin de craquer, de se laisser aller.

– Tout ça à cause d’un foutu bout de Lune.

Elle s’écarta d’Amerius et essuya ses joues trempées.

– La Lune n’a fait qu’obéir à la nature, qui l’a fait s’écraser sur Terre. Ce sont les hommes les responsables.

– Mais c’est parce qu’ils se sont crus élus d’elle qu’ils ont gardé leurs secrets. Ils se sont crus invisibles, tant qu’elle…

Rosalie se figea. La Lune les protégeait. Éternelle et immuable au-dessus d’eux. La jeune femme leva les yeux vers Amerius.

– Qui a-t-il ?

– La citation. Elle n’est pas correcte.

– De quoi est-ce que…

Elle quitta la pièce en trombe.

– Venez !

Amerius la suivit jusqu’à la salle de classe où quatre soldats tentaient de faire jouer les moellons des murs. Ils relevèrent la tête en la voyant arriver au pas de course. Rosalie n’eut d’yeux que pour la citation, « La perpétuelle Lune nous protège. », sauf que les mots n’étaient pas dans le bon ordre. Ce n’était pas un hasard s’ils étaient inscrits sur du bois que l’on pouvait manipuler.

– Aidez-moi à grimper.

Les soldats, aidés d’Amerius, poussèrent le bureau de professeur contre le tableau. Rosalie grimpa sur le meuble et tendit les bras pour atteindre les mots. Elle décrocha le deuxième et le troisième avant de les intervertir, forçant pour encastrer les tenons de bois dans les mortaises de la pierre. La phrase retrouva sa vraie signification.

« La Lune perpétuelle nous protège. »

Un discret cliquetis retentit dans le mur. Celui-ci trembla soudainement et Rosalie ne dut son sauvetage d’une chute qu’à l’intervention d’Amerius.

Le tableau à craie s’enfonça dans la pierre avant de coulisser sur la gauche. Rosalie se précipita vers le petit espace dégagé et poussa pour l’agrandir.

Son soulagement fut tel qu’elle crut à nouveau son cœur en difficulté. Au fond de la cachette, trois paires d’yeux bleus la fixaient. Les enfants se tassèrent dans le fond, les deux garçons faisant barrage devant leur petite sœur, sans doute à peine capable de marcher seule.

Rosalie leur montra ses mains.

– Tout va bien, les enfants, c’est terminé. Je suis magiterienne, me nemasa ol sol Lume.

« La Lune m’envoie », une vieille expression magiterienne signifiant que l’on avait de bonnes intentions.

Le plus jeune des garçons s’avança. Rosalie l’aida à quitter la cachette, tandis qu’une partie des soldats courait annoncer la bonne nouvelle et chercher un médecin. L’autre garçon souleva sa sœur, récupérée par la jeune femme. La fillette s’accrocha à son cou, imitée par ses aînés qui refusaient de lâcher le manteau de Rosalie. Elle attendit que les soldats reviennent, afin d’épargner au maximum la vue du sang aux enfants. Les garçons furent pris dans les bras, le visage appuyé contre les épaulettes par les mains fermes des gardes. Dans l’antichambre, Rosalie confia la petite à la médecin. La jeune femme dut à nouveau essuyer ses joues.

La reine s’approcha, mais s’abstint de félicitations.

– J’ai envoyé des soldats et représentants de mon autorité aux manoirs magiteriens. Les familles seront placées en isolement, les matriarches et patriarches interrogés. Les manoirs seront probablement démantelés et les pierres entreposées. Nous ne devons pas perdre la magie.

Parce qu’elle faisait vivre la Cie-Ordalie. Sans elle, leur économie s’effondrerait, ce serait sans doute pire que la guerre.

Rosalie hocha la tête, en s’efforçant de ne pas penser à ses parents qui allaient bientôt se faire accuser et peut-être malmener. La reine les quitta pour aller superviser l’opération.

La jeune femme regarda de nouveau la porte entrebâillée, les traces sèches sur le marbre.

– Pourquoi faire ça ? Il avait parlé de prendre la magie, pas de les tuer !

– C’était une vengeance faite sous le coup de la colère, répondit Amerius, et qui ne devait avoir pour but que d’assassiner Virginia. Noé n’a pas dû penser à la suite, il doit être perdu, paniqué à l’idée que les choses aient échappé à son contrôle. Son état à la prison me laisse penser qu’il est atteint physiquement et mentalement. Je suis certain qu’il a dû user de magie pour prolonger sa vie. Elle le rend fou. Ou alors… il ne veut pas vous faire souffrir en tuant vos parents, si toutefois il a encore assez de lucidité pour raisonner ainsi.

Ne pas la faire souffrir. Là-dessus, il s’était lourdement trompé.

– Prévoir ses futures décisions risque de nous poser problème, ajouta Amerius.

Le regard de Rosalie dériva vers les garnisons de soldats que l’on rassemblait, visibles par les fenêtres.

– Allez-y.

La jeune femme adressa un regard surpris à Amerius.

– Rejoignez vos parents. Je peux trouver des preuves tout seul.

Rosalie jeta un regard hésitant sur la garnison, puis la porte. Finalement, elle hocha la tête.

– Merci.

Elle tourna les talons avant de se figer.

– Je serai au manoir de ma famille. Je… Rejoignez-moi quand vous aurez trouvé.

– D’accord.

Ils échangèrent un sourire, après quoi, Rosalie quitta le palais dans le fiacre qui emmenait un représentant de l’autorité chez les BasRose.

Il lui semblait que l’odeur du sang lui collait encore à la peau.

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