Chapitre 35 - 2

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Le soleil était déjà très bas lorsque Rosalie débarqua à la gare de Menanopôle. Il y avait là une aire réservée aux fiacres attendant les voyageurs. Malgré la généreuse somme qu'elle proposait, il lui fallut quatre véhicules pour trouver quelqu'un qui accepte de l'emmener.

L'endroit n'était pas interdit, car personne ne souhaitait s'y promener, pas même les casse-cou et les voleurs désespérés.

Même à autant de kilomètres, l'odeur leur parvenait par légers relents portés par le vent. Une odeur de métal humide, comme avait dit Pyrius. Une odeur de rouille.

Une heure et quarante-huit plus tard, le fiacre longeait le bord de la falaise avant de s'arrêter à une centaine de mètres de l'escalier creusé à même la roche.

– Je vous attends ?

– Non.

Elle paya le reste de la somme et descendit. Le véhicule s'éloigna rapidement, avalé par la nuit et la brume qui s'était levée.

Rosalie s'engagea sur la première marche. La pierre glissait et il n'y avait pas de rambarde. La jeune femme devait se tenir aux creux de la falaise, mais la roche était ce qu'il y avait de mieux.

Le bois aurait pourri à cause de l'humidité et du sel, de même que le métal, qui serait devenu à l'image de l'endroit.

À mi-chemin, Rosalie sortit une lampe de son sac, un petit modèle magique. La nuit tomberait d'ici un quart d'heure. Celui-ci était à demi écoulé quand elle posa enfin le pied sur le sable, au bas des dix mètres de falaise.

Concentrée dans sa descente, elle avait fait abstraction de l'odeur, mais ne pouvait plus avancer sans revêtir le masque à gaz qu'elle avait amené.

L'eau orange et poisseuse avait imprégné le sable qui collait sous ses chaussures. Des morceaux de ferraille flottaient en bordure de la baie pour devenir des monticules déformés, pareils à des excroissances sur un corps décharné.

La Mer de Rouille était un cimetière pour ces titans de métal.

Les corps se dissolvaient, rongés par le sel et l'eau, ne laissant que des squelettes déformés.

Au loin, le barrage permettait de limiter la contagion vers le reste de la mer. Estimé trop dangereux pour la santé, le site attendait d'être débarrassé de son eau qui s'évaporait un peu plus chaque année. Les carcasses pourraient ensuite être retirées.

Un endroit parfait pour installer un laboratoire secret de magie industrielle.

Peut-être que Rosalie se trompait et que sa fugue n'aurait rimé à rien, à part un caprice.

Elle devait fouiller chaque recoin de la mer pour s'en assurer. Les falaises comportaient des grottes et des creux naturels, cachés entre les reliefs. Rosalie observa un moment le paysage avant de revenir sur ses pas.

Elle hurla aussitôt, la main sur la poitrine pour empêcher son cœur d'en bondir.

Mona se tenait devant elle.

Rosalie fut incapable d'exprimer de la colère ou de l'inquiétude, tant elle était sidérée.

– Mon... Mais qu'est-ce que... comment ?

– Tu m’as menti. Tu as bien des problèmes.

– Mais… ici…

– Je t'ai entendu dire au conducteur de fiacre de t'emmener à la gare. Je t'ai suivi avec un autre véhicule. Je t'ai vu juste à temps sauter dans le train, que j'ai pris moi aussi, avant de te filer à nouveau.

Rosalie retira son masque pour mieux respirer. C’était une plaisanterie ! Veiller sur elle-même était déjà un problème, elle ne pourrait pas aider Mona. Son amie se fichait-elle des conséquences et du danger ?

– C'est dangereux, tu n'es pas équipée.

– Parce que tu te crois mieux avec ton masque et tes bottes ? Ce n'est qu’illusoire, la mer ronge tout ce qui se trouve à sa portée.

La mage remit quand même sa protection.

– Que viens-tu faire ici ?

Elle connaissait déjà la réponse, mais voulait être certaine de ne pas être en train de rêver.

– T'aider. Je n'imagine pas la teneur des ennuis que tu dois avoir pour te retrouver là.

– C'est trop dangereux.

– Et si tu commençais par me dire ce que tu cherches ? Et ensuite, tu me raconteras tout.

Rosalie serra les poings. Mona ne s'en ira pas. Elle n'avait pas le choix que de faire avec. La jeune femme était parvenue à préserver son amie, à la tenir éloignée de tout ça. Et elle venait de plonger tête la première dans ses ennuis. Si elle disparaissait de sa vie…

Rosalie étouffa un sanglot.

– Je cherche... une grotte, un refuge, quelque chose de suffisamment grand et discret à la fois.

Son amie hocha la tête, agitant ses mèches de cheveux pâles.

– Il y a beaucoup de falaises.

Les deux jeunes femmes inspectèrent le pied de celle où elles se tenaient avant de reprendre l'escalier en sens inverse. Elles longèrent la baie par la gauche, dans la nuit tombée. Léni, jusque-là inquiet que le sel ne le ronge à son tour, se décida enfin à sortir de l'écharpe pour saluer Mona.

Rosalie n'échappa pas à un interrogatoire. Elle raconta tout, même ce qui la concernait.

– Je vois, fut tout ce que Mona parvint à dire. Tu as décidément un mauvais karma, ma chère.

Le mauvais sort aurait mieux convenu.

Quelques arbres avaient consenti à pousser là où la roche surplombait la mer sans pollution.

Rosalie les examina, mais aucun n'était faux. Les deux amies se penchèrent au-dessus du vide à la recherche d'un accès, uniquement éclairées par la lampe de Rosalie.

Alors que celle-ci commençait à désespérer, Mona l'appela.

La mage se servit de la teinte spectrale de ses cheveux pour se guider jusqu'à elle.

– Regarde.

Rosalie approcha la lampe. Une marche aux bords arrondis par les passages répétés était creusée dans le granite. En se penchant un peu, elle permettait d'accéder à une entrée.

– Tu crois que ça pourrait être ici ?

Elle n'était pas certaine de pouvoir remonter si c'était une fausse piste.

– Je vais y aller.

Rosalie barra le passage à Mona.

– Tu es en bottines à talons de dix centimètres. Laisse-moi faire.

Elle lui confia la lampe et se tassa contre la roche avant de se laisser glisser jusqu'à la marche. Rosalie s'y accrocha à s'en plier les ongles, terrifiée par les vagues qui venaient fouetter la pierre seulement quelques mètres en dessous, et par le vide obscur.

La jeune femme s'accroupit et se glissa dans le creux. Elle avança à quatre pattes sur trois mètres avant que le boyau ne s'élargisse. Rosalie se releva pour faire face au nouvel escalier qui s'enfonçait dans la falaise. Elle envoya Léni informer Mona, qui la rejoignit quelques instants plus tard, l'air peu secouée par l'escalade.

Rosalie ouvrit la marche dans l'escalier tournant. Au bout d'un moment, les deux jeunes femmes se trouvèrent à l'orée d'une caverne.

Un crépitement retentit et une série de lumières prirent vie sur la roche, du sol jusqu'au plafond, entre les stalactites à douze mètres de haut. Les lumières s'avéraient être de simples plaques de métal gravées d'équations. De quoi fournir un éclairage certes faible, mais sans avoir recours à de l'électricité.

Des établis et bureaux se massaient le long des parois, entre les coffres et les étagères bancales.

Dans un coin, des rideaux avaient été tendus sur des portiques pour ménager un espace de repos.

En s'avançant vers le centre, Rosalie trouva ce qui ressemblait à un morceau de bois articulé.

Elle releva alors la tête, débarrassée du masque, pour se rendre compte qu'il n'y avait pas que des stalactites qui pendaient du plafond. Il y avait aussi des corps, de bois et de tissu, abîmés de taches d'humidité et de trous. Certains membres n'avaient pas été greffés, à moins qu'ils ne fussent arrachés.

Des cordes passées autour de la nuque, les Poupées pendaient misérablement, comme des condamnées à mort.

Léni sauta à terre pour aller explorer les lieux. Rosalie suivit son exemple, s'approchant d'un établi jonché de taches d'huile séchée. Une épaisse poussière collante recouvrait les outils de mécanique, tandis que les plans de machine laissés dans un coin s’effritaient dans les mains de Rosalie.

Il en allait de même pour les documents entassés dans des cartons. L'humidité de la mer avait gondolé et désagrégé le papier.

Dans la partie repos, les réserves de nourriture avaient moisi, et les draps du lit étaient rigides de sel.

Les lieux semblaient abandonnés depuis des décennies, sinon davantage, ce qui n'était pas impossible si toutefois Noé avait décidé d'établir son refuge dans le passé – un moyen sûr de ne pas se faire attraper.

Rosalie eut un pincement à son cœur mécanique en découvrant des cages remplies de squelettes de rats, dont les auges de nourriture s'étaient depuis longtemps taries. Certains membres et organes des rongeurs ne s'étaient pas décomposés, mais avaient rouillé, comme pour n'importe quel métal.

– Ce type est fou.

Avait-il essayé sur ces animaux les organes qui lui étaient destinés ?

Rosalie s'éloigna des cages et retrouva Mona sur une large plateforme circulaire, située sous les cadavres de Poupées.

– Tu te bases sur peu de choses, fit-elle.

La mage la regarda comme si elle était folle.

– Non. Sur mon expérience. Je l'ai vu. Il n'avait pas toute sa tête. Et bien que cela soit dû à la magie, il a au départ choisi cette voie. Qu'il ne s'étonne pas d'être mal vu.

Mona secoua la tête.

– Les fous... il est facile de leur accorder tous les torts qui existent.

Rosalie fit quelques pas vers le fond de la plateforme, agacée.

– Il a massacré toute une famille. Il nous met en danger aussi sûrement que la guerre qui nous menace et qu'il tente paradoxalement d'arrêter.

La couturière soupira.

– Je comprends. Mais comme je te l'ai déjà dit, même les monstres cachent des êtres humains en leur sein.

Rosalie hocha la tête, désabusée. Elle se souvenait bien de cette phrase en peu étrange, prononcée par son amie lorsqu'elle était venue la voir quelques jours après le cambriolage à La Bulle.

La jeune femme s'arrêta brusquement.

Elle réfléchit à ce qu'elle venait d'apprendre.

Le cambriolage à La Bulle avait eu lieu et jamais eu lieu à la fois. Rosalie l'avait vécu, mais pas ici. Pas dans ce maintenant.

Mona n'aurait pas dû s'en souvenir.

Rosalie se retourna vers elle. Son amie la fixait, une expression nerveuse sur le visage.

Son visage. Ce visage que Rosalie avait déjà vu sans le reconnaître. C’étaient les mêmes cheveux, la même nuance à peine plus claire d'iris, le même menton.

C'était le visage de Noé.

– Rosalie, ce...

– C'était toi, souffla-t-elle.

Ses poumons étaient soudain en mal d'air, sa poitrine trembla quand elle hurla.

– C'était toi ! Toi !

– Rose, s'il... !

Mona leva les mains, tenue en joue par le revolver que Rosalie venait de dégainer.

– Tu es avec lui ! Mes organes, le vol... Tu savais depuis le début ! Tu me surveillais pendant tout ce temps !

– Non ! Je veillais simplement !

– Veiller ?! Tu as tenté de tuer Amerius !

– Pour te protéger ! Pour t'éloigner de lui ! Tu étais encore mêlée à tout ça, et je ne voulais pas que ça arrive !

– Mais qu'est-ce que ça peut te foutre ?! En quoi ça te concerne ?!

Qu'est-ce qu'elle venait faire au milieu de ce schéma embrouillé ?

Mona hurla d'un sanglot déchirant, son visage trempé de larmes.

– Si ça me concerne ? Est-ce que tu as la moindre idée de ce que ça a été de vivre ce cauchemar ?! De grandir sans toi ?!

Rosalie sentit sa prise sur l'arme faiblir.

Grandir sans toi.

La jeune femme regarda à nouveau ce visage. Ce visage si semblable à celui de Noé.

Noé qui avait aimé Rosalie.

Rosalie qui avait sans doute aimé Noé.

Et ce visage si ressemblant.

Grandir sans toi.

Un nœud faillit lui obstruer la gorge.

– Mona... tu es... ma... ma...

Ce coup reçu à l'âme l'empêcha de réagir assez vite. Mona s'était jetée sur elle à une vitesse impossible avant de la saisir par la taille. Son autre bras s'enroula autour de son cou, lui coupant la respiration. L'arme de Rosalie lui échappa des mains, tombant sur la pierre dans un bruit de défaite.

– Mona... non...

– Je suis désolée. Mais ça ne peut plus durer.

Une brûlure vint piquer la chair de Rosalie, juste sous la mâchoire.

La jeune femme perdit la force de résister. Elle glissa au sol, les épaules retenues par Mona, en même temps que sa vision se troublait.

Rosalie s'effondra, juste au moment où Léni courait se cacher derrière les vestiges d'un bureau.

Mona se laissa tomber à ses côtés avant de lui passer une main dans les cheveux.

– Je suis désolée. Tellement désolée.

La dernière chose à laquelle pensa Rosalie fut la peine qu'elle allait causer à Amerius.

La dernière qu'elle entendit fut la supplique de Mona.

– Pardonne-moi, maman.

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