Chapitre 37

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Route secondaire de la région du Kadore, 22h55, 4 nafonard de l’an 1900.

Le fiacre filait à vive allure sur la route de terre bordée de plaines. Bartold guidait les chevaux, suivant la route tout juste éclairée des quatre lampes fixées aux coins du véhicule.

À l’intérieur, Amerius et les parents de Rosalie avaient renoncé à dormir. L’anxiété les dévorait tous les trois depuis le périple entamé dix heures plus tôt. Les sursauts de la route les en auraient de toute manière empêchés.

Les premières heures, un silence gêné s’était instauré. S’ils partageaient un but commun, Jasmine et Pyrius ne savaient rien d’Amerius et inversement. Ils ne s’étaient vus que deux fois, sans que le couple ne sache ce que le jeune homme représentait pour leur fille.

Aussi avait-il consenti à tout leur avouer, lorsque Jasmine lui avait redemandé, presque hystérique, qui il était alors qu’ils venaient de s’arrêter à un relais pour remplacer les chevaux éreintés.

Amerius était le seul lien qui leur restait avec Rosalie, et à leur place, il aurait voulu savoir à qui il avait affaire. Le fiacre reparti, il expliqua être à l’origine son employeur, après l’avoir recrutée un peu par hasard, pour que le cambriolage ne les pousse ensuite à collaborer, puis à devenir confidents tandis que le fantôme de l’imposteur les poursuivait. Amerius leur révéla également son passé. Il garda pour lui sa relation avec Rose. Ce n’était pas le temps des présentations officielles et il était certain que le couple avait de toute façon compris.

À la fin, Jasmine et Pyrius hochèrent tous les deux la tête, leurs expressions stupéfaites éclipsant la pénombre du véhicule.

– Merci, souffla Jasmine.

Les heures suivantes furent de nouveau silencieuses, jusqu’à ce que Bartold arrête les chevaux en bordure de la plaine surplombant la Mer de Rouille. Les bêtes refusaient d’aller plus loin, incommodées par l’odeur insoutenable.

Parmi le matériel emmené, Amerius récupéra quatre masques à gaz. Le quatuor mangea avant de laisser le véhicule sur place. Les troupes n’allaient de toute manière pas tarder, peut-être d’ici une heure.

Amerius réalisa la portée de sa bêtise. Il avait foncé en avant sans se soucier du possible danger. Noé avait massacré une famille de magiteriens, et même si Bartold et lui savaient se battre ils n’étaient pas de taille face à des Poupées. Le jeune homme ne s’en remettrait pas si par sa faute, Rosalie perdait ses parents.

Il n’avait pas réfléchi.

Amerius sourit, désabusé, perdu et amusé en même temps. Voici donc l’effet que cela faisait.

Bartold lui donna soudain un coup de coude. Englué dans ses réflexions, Amerius n’avait pas vu que Jasmine et Pyrius étaient déjà partis en direction des falaises, chacun muni d’une lampe ; Bartold en avait récupéré une troisième.

Le quatuor délaissa aussitôt l’escalier menant à la plage, trop dangereux. Amerius longea le précipice avant d’emprunter sa lampe à Pyrius. L’eau stagnante de la baie rendait le sol humide et en approchant la lumière de la piste, le jeune homme vit des traces de pas, d’une pointure féminine. Il fronça en revanche les sourcils lorsqu’il lui sembla en distinguer une deuxième, laissant penser à des talons. Une autre femme ? Rosalie était prévenante et réfléchie, elle ne serait pas venue faire de l’exploration dans des chaussures pareilles. Et si… bon sang, l’alliée de Noé. Si le mage était imprévisible, la femme l’était encore plus, car ils ne disposaient d’aucune d’information à son sujet. Aurait-elle attrapé Rosalie ? Amerius commençait à en douter. Les traces conservaient une certaine distance, comme si l’inconnue l’avait suivi, au lieu d’être pressée contre elle pour la menacer d’une arme.

Amerius se releva.

– Par ici.

Il ouvrit la voie, suivant les empreintes le long de la piste, jusqu’à un bosquet d’arbres décharnés. Ici, les traces de pas tournaient en rond. L’inconnue n’avait pas menacé Rosalie. Elles avaient cherché ensemble.

– Séparons-nous, ordonna-t-il.

Bartold assurerait la sécurité de Jasmine, avec qui il s’éloigna en direction du cœur du bosquet. Pyrius resta avec Amerius.

Les deux hommes inspectèrent le sol, mais il était ici plus sec. Au bout d’un moment, Pyrius frappa dans ses mains pour attirer l’attention d’Amerius.

Qu’est-ce qu’on cherche, exactement ?

– Je ne sais pas. Mais ce doit être une cachette, celle de Noé. Rose a dû la trouver, autrement, nous aurions trouvé des empreintes bien plus loin que le bosquet.

Il jeta un œil à celui-ci. Les lampes de Bartold et Jasmine étaient devenues des points lumineux vacillants.

Vous avez vu qu’il y avait deux marques différentes ?

– Oui, mais je ne sais pas encore si cela est de bon ou mauvais augure.

Pyrius fit claquer sa langue sur son palais.

Ma fille n’aurait pas laissé une inconnue l’approcher et l’aider en sachant la situation actuelle. Donc, c’est une amie.

– Le problème, c’est que cette amie peut très bien avoir joué la comédie.

Tout dépend jusqu’à quel point. Elle peut l’avoir par exemple enfermée sans lui faire de mal.

Pyrius avait rapidement signé, les mains crispées. Il cherchait avant tout à se rassurer et Amerius avait mal au cœur à l’idée de le contredire. Lui-même ne demandait pas mieux que de se voiler la face, tant qu’il n’aurait pas de preuve du contraire.

– C’est une possibilité.

Pyrius hocha la tête et se remit à inspecter le sol. À peine Amerius l’imita que l’homme l’interpella de nouveau. Il désignait le bord de la falaise de manière pressante, la lampe au-dessus du vide. Une marche était taillée dans la roche, face à une entrée étroite. De la terre et de la boue maculaient la pierre, laissant penser au passage de semelles de chaussures.

Pyrius fourra soudain la lampe dans les mains d’Amerius.

Allez chercher les autres, je descends.

– Comment ? Mais att…

Il ne put achever sa phrase. Pyrius s’était baissé vers la marche en se tenant à peine à la roche avant de s’engouffrer dans le boyau. Amerius l’avait regardé faire, sidéré.

Mais l’homme était un Ocrepâle de naissance, et avait dû grandir et travailler dans les nombreuses mines et carrières de sa famille. Ramper dans les tunnels et escalader la roche ne devait pas lui faire peur.

Amerius appela Jasmine et Bartold, ne désirant pas s’éloigner du passage si toutefois Pyrius avait un problème. Celui-ci réapparut en même temps que son épouse et l’homme de main.

– C’est là, signa-t-il d’une main.

Bartold lui passa sa lampe et descendit le premier. Lui et Amerius s’y mirent à deux pour assurer Jasmine, terrorisée par le vide. Le jeune homme vérifia longuement ses appuis avant de s’engager, mais parvint sain et sauf dans la grotte qui suivait le tunnel. Jasmine était blottie dans les bras de son mari, le visage blême.

Bartold et Amerius descendirent les premiers dans l’escalier. Ils avaient dégainé leurs revolvers.

Amerius leva le sien en découvrant la vaste caverne voûtée, illuminée d’équations. Un lieu idéal pour une embuscade. Il ordonna à Jasmine et Pyrius de rester cachés dans l’escalier, puis fit signe à Bartold de se diriger vers la droite, tandis que lui-même ferait le tour par la gauche.

Amerius avançait sans bruit entre les pièces détachées et les papiers qui jonchaient le sol. Il avait ôté son masque pour mieux respirer et ne pas camoufler les sons par son souffle.

Il regardait sous chaque table, entre chaque bibliothèque, le cœur battant à se rompre. Il avait peur, peur de découvrir un corps étendu, reconnaissable par la tache de vin qui marquait le pli de son nez.

– Rose ? murmurait-il en passant près des armoires fermées.

Amerius et Bartold finirent par se retrouver au centre de la grotte, juste sous les cadavres de Poupées qui pendaient du plafond. L’homme de main secoua la tête. Amerius allait appeler Jasmine et Pyrius, quand un bruit de ferraille dérangée lui fit relever son arme. D’un mouvement conjoint, le jeune homme et son garde du corps s’avancèrent en direction d’un bureau bancal.

Le grattement venait de derrière, juste à côté de la stalagmite à laquelle le meuble était adossé. Amerius serra son revolver à s’en blanchir les phalanges. Ce devait être un animal, rien de plus. Une forme jaillit soudain de sous le bureau et fonça sur eux.

Amerius sursauta et baissa son arme, mais Bartold se mit à crier, prêt à faire feu.

– Non, attends !

Amerius lui saisit l’avant-bras, et le repoussa.

– C’est quoi ce truc ?! s’agaça l’homme.

– Léni.

Amerius s’accroupit, reconnaissant le petit automate. Il rangea son arme et tendit la main vers Léni, qui grimpa le long de son bras pour venir s’installer sur son épaule.

Jasmine et Pyrius venaient d’arriver, les larmes aux yeux.

– Tout va bien, assura Amerius.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Jasmine.

– Léni. Il appartient à Rosalie. Elle l’a fabriqué et il la suit partout.

Jasmine ouvrit soudain des yeux ronds.

– Mais oui ! Je m’en souviens, elle me l’avait montré chez le fleuriste !

Elle tendit la main vers l’automate, qui la toucha. Lui aussi la reconnaissait.

– Léni, où est Rose ? demanda Amerius.

L’automate se lança dans un récit agité, mais personne ne comprenait. Il maîtrisait la langue des signes, mais comme ses mains se résumaient à deux petites boules d’acier poli, la gestuelle avait été adaptée pour les bras. Heureusement, Léni connaissait l’alphabet, et l’orthographe de mots basiques.

Parmi les affaires présentes, Amerius trouva de l’encre conservée dans un pot gravé pour qu’elle ne sèche pas. Le jeune homme y trempa l’extrémité d’un chiffon avant de tracer les lettres sur le bureau. L’automate sauta de son épaule et se mit à épeler.

Mona. Alliée et fille Noé.

– Qui est Mona ? demanda Jasmine.

Mona, ce nom n’était pas inconnu d’Amerius : c’était la meilleure amie de Rosalie. Ainsi donc, la jeune femme s’était jouée d’elle. Amerius comprit qu’elle devait être l’auteure du vol et de son agression. En revanche, la fille de Noé… Si celui-ci avait été le précédent – de manière relative – grand amour de Rosalie…

Ho non.

Amerius n’eut pas de doutes quant à l’identité de sa mère. Mère que Mona avait dû vouloir protéger, notamment en désignant le jeune homme comme une menace. Cela voulait aussi dire que les chances de retrouver Rose vivante étaient grandes, un fait qu’Amerius s’empressa de partager avec ses parents.

Léni sauta aussitôt sur place pour attirer leur attention.

– Mona. Partie avec Rose avant.

– Avant ? Tu veux dire avant notre arrivée ?

L’automate fit non de la tête.

– Avant. Passé.

Amerius blêmit. Pas ça, tout mais pas ça. Comment allait-il faire pour la revoir ?!

– Amé ?

Bartold le dévisageait, inquiet.

– Nous arrivons trop tard.

Pas seulement de quelques heures. Peut-être de plusieurs années, ou mêmes siècles.

Mona avait emmené Rosalie dans le passé.

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