Chapitre 39

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Caverne de Noé, 13h16, date inconnue.

Rosalie recracha un filet de salive. Dans un réflexe inconscient, elle roula sur le côté et expulsa la bile qui lui obstruait la gorge. Elle porta sa main à son cou, là où une marque s’était formée autour de la piqûre. Sa peau avait légèrement gonflé.

La jeune femme releva la tête vers le plafond et reconnut de suite la grotte de Noé. Les stalactites pendaient de la voûte telles des épées inquisitrices. Rosalie s’avisa alors qu’elle se trouvait sur un lit à même le sol, dans l’espace de repos séparé du reste. La mage se redressa et s’assit sur le matelas.

Elle sursauta soudain, mais son cri de surprise s’était déjà mué en une expression de rage.

Adossée contre une commode, Mona la regardait, ses jambes pâles comme de la porcelaine étendues sur le sol.

Rosalie voulut se jeter sur elle, mais fut brusquement stoppée dans son élan. Elle se tourna vers sa cheville soudain douloureuse, découvrant qu’un bracelet l’entourait. Il était relié à une chaîne, directement fondue dans un poteau de métal.

Rosalie glissa sur le ventre pour se rasseoir, un regard venimeux posé sur Mona. Celle-ci n’avait pas réagi. Elle continuait de la fixer, la mine abattue. Abattue. Comme si c’était elle que l’on venait de trahir et d’enchaîner.

– Cesse de me regarder et explique-toi ! éructa Rosalie.

Mona déglutit.

– Je suis d…

– Non ! Non. Je ne veux pas entendre ce mot sortir de sa bouche. Je veux une réponse. Une réponse honnête. Est-ce que… tu es l’alliée de Noé ? La voleuse, qui a osé me réconforter après m’avoir agressé ? L’agresseuse, qui a voulu supprimer quelqu’un qui m’aidait ? Celle à cause de qui je ne suis plus de chair et de sang !

– C’est moi, répondit-elle aussitôt. Je suis toutes celles-là à la fois.

Rosalie ferma les yeux, réprimant les larmes qui menaçaient.

– Comment on en est arrivé là ? Je… tu étais mon amie. Ma seule constante qui n’avait rien à voir avec tout ça.

– Parce que je me suis trompée. J’ignorais que mon père venait d’être capturé par les Basses-Terres, et je savais parce que ça s’était déjà produit, qu’elles tenteraient de voler la formule du vrai Noé lors de son transfert dans une autre cachette. Alors j’ai voulu agir, en prenant les devants et en la dérobant chez Amerius Karfekov. Mais je me suis trompée dans… je ne sais pas trop quoi. Vous étiez présents, lui et toi, et il était trop tard pour reculer, Karfekov m’avait vu.

Mona avait débité ses révélations d’une voix monotone, éreintée. Plutôt que de regarder Rosalie en face, elle s’obstinait à fixer le sol devant le matelas.

– Et comme tu as échoué, tu as tenté de le supprimer. Sans tenir compte de la peine que cela pourrait me causer.

Mona haussa les épaules, mais un éclair de fureur avait traversé son regard.

– À l’origine, tu devais être engagée par les frères Zevedan et rencontrer mon père lors de son arrivée à la société, deux ans plus tard. C’est comme cela que tu t’es ensuite retrouvée impliquée dans cette histoire la première fois, bien que dans une mesure moindre. Père avait fait en sorte que dans cette nouvelle version, tu ne travailles pas pour les frères, ce qui aurait dû te tenir en dehors de tout. Mais il faut croire qu’on ne peut aller contre le destin, ajouta-t-elle sur un ton amer. Car Amerius fut un hasard encore plus malheureux.

– Je t’interdis de dire ça de lui !

– Et moi, l’ignora Mona, je voulais juste… te revoir. Te connaître comme je n’avais jamais pu le faire, et veiller en même temps à ce que tu vives une vie normale. Amerius tué, tu aurais été mise à l’écart, peut-être que tu aurais changé de travail…

– Au lieu de quoi j’ai fini en prison, accusée par la reine.

Mona lui rendit une expression accablée.

– Je l’ignorais, avoua-t-elle.

Sa poitrine se secoua d’un sanglot, avant qu’une expression soulagée n’adoucisse ses traits. Elle avait dû porter cette vérité comme un fardeau, et l’opportunité de s’en soulager enfin présente elle avait parlé sans s’arrêter.

Mais une autre question taraudait Rosalie. Depuis le début, elle livrait bataille contre une sorte de fantôme, mort et vivant à la fois. Elle avait besoin qu’il soit davantage qu’une idée vague.

– Comment il s’appelle ? Ton père ?

Rosalie voulait savoir. Connaître le nom de l’homme qui l’avait aimée dans une vie et malmenée dans une autre. Pour avoir quelqu’un à diaboliser, à pointer du doigt et à accuser. À moins que ce ne fût au contraire pour essayer de le rendre plus humain, de le faire descendre de son piédestal de crainte.

Mona hésita, mais finit par cracher le morceau face à l’insistance de Rosalie.

– Maguel. Maguel Stanford.

Maguel Stanford. La jeune femme espéra une réminiscence venue de son autre vie, quelque chose qui aurait traversé le temps lui-même, mais ce nom sonna creux dans son esprit.

– Tu n’as pas à t’en faire, fit Mona. Cette fois, ça ira, tu verras.

Elle parlait comme si c’était elle l’adulte, et Rosalie l’enfant triste.

– Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il m’est arrivé ? Dans la première réalité ?

Le souffle de Mona s’accéléra.

– Il y a eu un effondrement de bâtiment, causé par des bombes Bas-Terriennes. Nous étions toutes les deux sous les décombres, mais moi seule en est ressortie. J’avais à peine sept ans. Je suis restée à côté de toi pendant huit heures, le temps qu’on vienne me chercher.

Huit heures, à côté d’un cadavre pourrissant. Le cadavre de sa propre mère. Rosalie ne pouvait pas imaginer l’ampleur du traumatisme pour une enfant.

– J’étais déjà morte.

– Comment ça ?

Son amie leva un bras et fixa sa propre main.

– Ce corps n’est pas celui avec lequel je suis née. Père m’a reconstruit. Je suis une Poupée, moi aussi, en beaucoup plus travaillé.

Voilà qui expliquait son esprit parfois morcelé. La mort de sa mère n’avait pas été suffisante, il avait fallu que Maguel en rajoute une couche en récupérant les lambeaux pour tenter de les réassembler. Aurait-il fait de même avec elle, si son corps avait été récupérable ?

Elle n’eut pas l’opportunité de poser la question, Mona se releva soudain.

– Ça n’arrivera pas de nouveau. Ta fin. Tu survivras, en faisant ce que j’aurai dû faire depuis le début, et père aussi.

– Comment ça ? Mona ? Mona !

Elle était en train de soulever le rideau. Rosalie tira sur sa chaîne à s’en briser les poignets. Mona allait l’abandonner, la laissait croupir ici et tenter la Lune savait quoi !

– Ne lui fais pas mal ! Amerius n’y est pour rien !

Mona lui renvoya un regard noir.

– Bien sûr que si. Il existe, c’est déjà suffisant. Mais tu n’as pas à t’inquiéter. Le supprimer ne servirait plus à rien, même si ce n’est pas l’envie qui m’en manque.

– Pourquoi ? Qu’est-ce que tu as contre lui, bon sang ?!

La couturière l’ignora. Elle plongea sa main dans la poche de sa jupe avant de jeter quelque chose à Rosalie. Celle-ci s’en saisit au vol. Une clé, la clé de son bracelet.

– Tu peux te libérer. Tu verras rapidement que tu n’as nulle part où aller. Je reviendrais dès que j’aurai terminé. Et n’espère pas appeler une Poupée, c’est trop loin pour elles.

– Terminé quoi ?!

Mona agrippa le rideau dans sa main, soudain perdue.

– Je ne sais pas encore.

Elle repoussa l’étoffe, et une lumière dorée jaillit l’instant d’après.

Rosalie s’empressa de se libérer, manquant d’échapper la précieuse clé. Elle courut vers le rideau et se rua dans la caverne. L’état des lieux la frappa aussitôt. Certains effets étaient encore éparpillés, mais sans être abîmés ou recouverts d’une importante couche de poussière. Les Poupées qui pendaient du plafond étaient beaucoup plus nombreuses, s’entassant sur la plateforme en pièces détachées.

Quelque chose ne collait pas, ce n’était pas… la même caverne.

Tu n’as nulle part où aller.

Non, non, pas ça !

Rosalie se précipita vers les escaliers, jusqu’à gagner l’extérieur par les marches dans la pierre, bien moins usées. Un soleil chaud et lumineux l’accueillit, l’embrun salé lui fouetta le visage. Ça sentait le sel. Le sel, juste le sel.

La jeune femme longea la falaise, jusqu’à arriver en vue de la baie polluée. Une baie d’une eau cristalline. Rosalie poussa un cri de désespoir.

Mona l’avait enfermé des siècles en arrière.

Rosalie se laissa tomber sur le sol, les mains accrochées dans ses cheveux. Le ruban se défit, puis fut emporté par le vent. La jeune femme ne lui courut pas après.

Elle se trouvait dans le passé. Bien avant l’existence de la Mer de Rouille, soit au moins plusieurs décennies avant sa propre naissance. Une durée qui n’aurait pas suffi, car même des décennies c’était un accès à un début de modernité. Mona avait visé bien plus loin, Rosalie en était certaine. Des siècles, lui soufflait une petite voix, à moins que ce ne fût la magie en elle.

La jeune femme était livrée à elle-même.

Mona avait pourtant dit qu’elle reviendrait, et en toute logique, elle aurait dû réapparaître l’instant suivant, parce que laisser du temps s’écouler ici n’avait aucun sens en plus d’être risqué. Mais Mona n’était pas là. Si elle ne revenait pas, qu’elle disparaissait avant, consumée par la magie ou simplement tuée ? À moins qu’elle n’ait pas la pleine maîtrise de sa destination.

Si Rosalie restait piégée ici ?

Non, c’était hors de question, ça n’arriverait pas, elle avait une vie à reprendre et à mener !

Elle voulait revoir Amerius, revoir ses parents, leur dire qu’elle était désolée, qu’elle resterait avec eux, avec lui, qu’elle…

Un sanglot broya ses pensées avant qu’elle ne se gifle aussitôt. Se reprendre, elle devait se reprendre et rentrer, par tous les moyens.

La jeune femme se remit debout aussi vite que le vent et retrouva la caverne. Tant pis pour la fatigue, elle retourna chaque carton, chaque dossier, observa le moindre outil, dans l’espoir de trouver les notes sur le voyage dans le temps volées au vrai Noé. La caverne ne donna rien et Rosalie songea à fouiller les entrailles des Poupées en désespoir de cause lorsqu’elle tomba sur un passage, serré contre une stalagmite pratiquement collée à la paroi. Elle tenta sa chance. Après une dizaine de mètres franchis le dos voûté, le boyau s’élargit pour déboucher sur un tunnel. La droite était une impasse, mais pas la gauche. Un peu plus loin, des cavités naturelles s’étaient formées, offrant de petits espaces cloisonnés. Remplis d’étagères croulantes de cartons.

Rosalie se jeta dessus. Elle trouva rapidement ce qu’elle cherchait. Les notes, les plans, les formules et les méthodes, tout ce qui permettait de voyager. Encore lui fallait-il qu’elle comprenne. Chose qu’elle ne parviendrait pas à faire dans son état. Son estomac grondait, son corps était agité de spasmes dus à la fatigue. Rosalie rangea le carton et retourna à la caverne. Elle trouva à manger et à boire dans des jarres scellées, ainsi que des vêtements féminins, appartenant sans aucun doute à Mona. Il n’y avait pas de douche, seulement de l’eau récoltée dans un baquet par une petite source, juste à côté d’ustensiles de toilette et de savon. Rosalie se rafraîchit et lava ses vêtements, puis enfila une robe jaune citron en attendant qu’ils sèchent. Le matelas sur lequel elle s’était réveillée était propre, de même que les draps. Son sommeil de dix heures en fût réparateur.

Lorsqu’elle se réveilla, elle estima que minuit devait approcher. L’heure ne voulait de toute façon plus dire grand-chose.

Rosalie se repencha sur les équations, l’esprit bien plus concentré, mais vite abattu. Elle peinait à comprendre, mais à force de persévérance, d’annotations, d’aide trouvée dans des manuels et d’arrachage de cheveux, Rosalie parvint à assembler les morceaux. Durant un jour, une semaine, puis deux. Lorsqu’elle sut quoi faire, elle venait de défigurer la paroi de sa trente-deuxième marque.

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