Chapitre 52 - 1

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Île Vierge, 12h17, 15 de jerve de l'an 1901.

Le bateau Bas-Terrien était davantage destiné à parader qu’à voguer sur les mers. Le bois sombre laqué de feuilles dorées devait facilement se tacher de sel, et rarement quitter son emplacement portuaire. La coque n’était pourtant pas rongée de coquillages, sans doute arrachés chaque jour par des ouvriers, de même que les dorures devaient être nettoyées.

La frégate se plaça le plus loin possible des autres navires déjà ancrés dans la baie. Elle était accompagnée de bateaux militaires, plus petits, mais tout aussi sombres, qui la serrèrent de près sur les côtés de sorte à la protéger, en veillant à lui laisser assez d’espace pour un départ rapide.

Ergueï Alenov venait d’avouer son implication – car Amerius n’en doutait pas, son père était venu en personne. Galicie lui avait proposé de ne pas assister à l’échange, mais le jeune homme avait refusé. À ses yeux, Ergueï ne représentait plus rien, et si la présence de son fils pouvait le déstabiliser, ce serait un avantage. De quoi semer également la discorde parmi ceux qui l’accompagnaient, puisqu’Amerius était censé avoir été abattu en même temps que Diëtri Karfekov.

Des soldats Bas-Terriens se déployèrent sur la plage, en même temps que ceux qui gardaient l’île. Un geste d’intimidation inutile, chaque nation était venue avec son propre bataillon.

La rampe fut déployée et depuis le sommet de l’île, Amerius vit Ergueï descendre sans se presser, avec un regard sans aucun doute méprisant pour ce qui l’entourait.

Les dirigeants de l’Union et le Prince de Jade le saluèrent avant d’ouvrir la voie vers les marches permettant de gravir la falaise. Ergueï était suivi de deux autres hommes, mais lorsque des soldats firent mine de l’accompagner, le passage leur fut refusé. Aucun combattant étranger n’était admis dans l’enceinte du bâtiment.

L’ascension du groupe reprise sans heurt, Amerius se détourna. Il se rendit en salle de réunion et s’installa à sa place, à la gauche de Galicie, attendant en compagnie du juriste et de l’avocat, et de la fille du roi Chamdor.

Les portes de la salle s’ouvrirent quelques minutes plus tard. Les dirigeants entrèrent les premiers, suivis des Bas-Terriens. Les soldats refermèrent la porte, tandis que deux d’entre eux l’encadrèrent depuis l’intérieur de la salle.

Ergueï fut prié de s’installer face aux membres de l’Union. Amerius ne le regarda pas, concentré d’abord sur les gardes du corps. Mais il vint un moment où leurs regards durent se croiser.

Le jeune homme eut la satisfaction inattendue de voir son père sursauter avant de détourner les yeux. Les Bas-Terriens qui l’accompagnaient avaient eu aussi remarqué Amerius, et échangèrent une œillade interrogative dans le dos de leur dictateur.

Les membres de l’Union se firent plus discrets, à l’exception du Monarque Edmé, dont le visage se tourna ostensiblement vers Amerius, puis Ergueï, avec un reniflement dédaigneux.

Car le visage du fils était celui du père. Amerius avait tout hérité de lui. Son père avait les yeux à peine plus grands, et la mâchoire un peu plus dessinée. Avec amertume, Amerius songea que c’était là le visage qu’il aurait dans vingt ans, parcouru de rides et les cheveux teintés de blanc, et cela le contrariait davantage qu’il ne l’aurait cru.

– Asseyez-vous, Dirigeant Alenov, fit le roi Chamdor.

Prudent, Ergueï obéit. Il attendait de connaître ses adversaires et leurs raisons. Un despote apprenait très tôt à savoir quand s’imposer et quand patienter.

Il retira son manteau, dévoilant le sobre costume écarlate, uniforme de l’élite Bas-Terrienne.

– Puisque vous êtes présent, continua le roi Chamdor, j’en déduis que vous prenez la menace au sérieux.

– Quelle menace ?

Amerius n’avait pas entendu sa voix depuis vingt-quatre ans. Ce détail aussi, les deux hommes le partageaient. Le timbre d’Ergueï était à peine plus grave que le sien.

– Maguel Stanford, répliqua Galicie. Un citoyen Cie-Ordalien qui vous avez tenté d’emmener contre sa volonté.

L’Union avait donc choisi une confrontation directe. Ils ne perdaient pas de temps en tentant de piéger Ergueï. Un choix risqué, puisque sans preuve, ce serait leur parole contre celle du Dirigeant, mais Maguel Stanford était une menace assez sérieuse pour que la méthode porte ses fruits.

– Les Basses-Terres n’ont jamais eu affaire à cet homme.

– Vous savez très bien que si. Et il a juré de se venger en rasant votre pays. Chose que vous pouvez éviter en choisissant de collaborer.

Galicie adressa un signe de tête à la fille du roi Chamdor. La princesse Anne fit glisser le document vers Ergueï, qui le prit sans se presser ou s’émouvoir. Il le lut avant de le laisser retomber sur la table.

– Tentative d’enlèvement et crime en bande organisée avec des citoyens de l’Union ? Je réfute ses accusations.

– Que vous les réfutiez ou non ne change rien à la situation, clama l’ambassadrice d’Eyraulte. Maguel vous menace et nous vous donnons l’opportunité de protéger votre peuple.

– Les Basses-Terres n’ont pas besoin de l’aide de l’Union pour veiller sur sa population.

Ergueï n’avouerait jamais. Amerius l’imaginait volontiers laisser son peuple se faire tuer si cela pouvait sauver sa misérable vie.

Pour le confronter, ils n’avaient pourtant besoin que d’un élément prouvant le lien entre Stanford et les Basses-Terres. Quelque chose certifiant qu’il leur aurait été utile.

Amerius se rappela soudain que cette preuve existait. Il l’avait su, dans une autre réalité, lorsque lui et Rosalie s’étaient introduit dans la prison Bas-Terrienne. Il se souvenait des mots de Maguel à propos de la formule du matériau lunaire. Qu’il n’était là que pour la compléter, parce que le Basses-Terres en possédaient déjà une partie – peut-être volée, peut-être donnée par Astrasel Noé avant son assassinat, peu importait.

– Et d’abord, de quel moyen pourrait disposer l’Union que nous n’avons pas ?

– La magie industrielle.

L’intervention d’Amerius jeta un froid. Ergueï se tourna vers lui, le regard rempli d’orages.

– Vraiment ?

Galicie n’était pas intervenue pour démentir Amerius. Elle lui faisait confiance et savait que s’il prenait la parole, c’était pour une bonne raison. Elle avait dû convaincre les autres de se taire, parce qu’aucun n’intervint.

– Les Basses-Terres n’ont en aucun cas l’envie de recevoir une aide la sorte. La magie est un fléau destiné à faire paresser l’homme, et rien ne pourra jamais remplacer le travail acharné et le savoir-faire de nos concitoyens.

– Vous avez pourtant lu la missive gravée que nous avons envoyée. Des missives dont il faut éveiller une autre partie de l’équation pour qu’elles révèlent le message contenu. Cela prouve donc que vous avez déjà touché à cette magie.

– Évidemment. Comment saurais-je autrement quel fléau elle représente ?

– Savoir lire et interpréter une équation peut demander des années de pratique. Ce n’est pas à la portée du premier venu.

Ergueï remua sur son siège et le pli de ses lèvres eut un tic agacé. L’orgueil, le point commun de tous les manipulateurs et dictateurs.

– Mais j’ai su relever le défi, répondit l’homme.

Amerius avait entendu la retenue dans sa voix. Ergueï ne s’était pas attendu à devoir évoquer ce sujet.

– Dans ce cas, permettez-moi de vous montrer… (Il fit signe à la princesse Anne de lui donner une feuille et un stylo.) Avec quelle équation nous envisageons de protéger les Basses-Terres.

La formule de l’équation lunaire était une chose complexe. Lorsqu’Amerius avait eu l’opportunité de l’étudier, il s’était trouvé face à une énigme, mais à force de patience il avait pu en tirer une logique. La formule ne comportait que des éléments qui lui étaient uniques, mais d’une telle simplicité une fois séparés qu’un débutant pouvait en comprendre une partie, si tant est qu’il sût où les diviser.

L’équation n’était donc compréhensible que par quelqu’un l’ayant étudiée.

Amerius griffonna un morceau de la formule sur le papier. L’orgueil de son père ferait le reste.

– Ceci est une formule d’absorption de l’énergie. Nous nous en servons pour récupérer le rayonnement solaire, transformé ensuite en électricité. Nous l’avons simplement modifié de sorte à pouvoir résister à l’impact d’une explosion.

Ergueï récupéra la feuille, avant de s’esclaffer.

– Vous n’êtes pas du métier, je me trompe ? Un installateur, peut-être ?

Amerius s’efforça d’avoir l’air déçu.

– Comment le savez-vous ?

– Parce que vous n’avez pas lu la formule correctement. Elle ne sert pas à absorber et transformer l’énergie, mais à la restituer par ondes, de quoi rendre la force de l’impact, mais sous forme de goutte à goutte.

Il jeta la feuille sous le nez du jeune homme.

– Vous me prenez pour un idiot ? Vous essayez de me faire passer pour un incapable qui aurait besoin d’autrui pour s’en sortir !

L’ambassadrice d’Eyraulte fit mine d’intervenir, mais Galicie l’en empêcha d’une main sur son bras, des gestes qu’Ergueï n’avait pas remarqués.

– Sauf que cette équation est unique en son genre, fit Amerius.

– Et alors ? Cela ne la rend pas davantage…

– Ce n’est pas ce que je voulais dire.

Il récupéra la feuille et la leva pour qu’Ergueï puisse la voir, véritablement.

– Vous ne la reconnaissez pas ?

L’homme lui jeta un regard venimeux. Mais un de ceux qui l’accompagnaient venait de blêmir.

– Cette équation, continua Amerius, est en fait incomplète. Elle appartient à un ensemble bien plus grand. Plus précisément, à une formule permettait de transformer la roche lunaire en énergie.

Ergueï venait d’appuyer son menton dans sa main, dont les doigts se resserrèrent autour de ses joues.

Un peu plus loin sur sa gauche, le Monarque Edmé s’était penché en avant, intéressé, quand l’avocat et le juriste se préparaient déjà à modifier le document rédigé plus tôt.

– La particularité de cette formule, c’est que seuls ceux qui l’ont étudié peuvent en comprendre les termes. Ce qui signifie que vous l’avez fait. Or, cette formule a été imaginée par Astrasel Noé et Maguel Stanford. Il se trouve aussi qu’elle fait l’objet d’une clause de non-divulgation, ce qui signifie que le seul moyen pour vous de l’avoir eu en votre possession est de l’avoir dérobé illégalement à la Cie-Ordalie.

Le silence s’abattit dans la pièce. Le Monarque Edmé se laissa retomber contre son dossier.

– Vous n’avez aucune preuve, siffla Ergueï.

– En fait, si, intervint Galicie. Les études de la formule se trouvent en Cie-Ordalie, où elles ont été authentifiées. Il y a même la signature d’Astrasel Noé au bas des feuilles. Un ordre de ma part et une missive gravée sera envoyée au palais royal, avant de m’être retournée avec les preuves nécessaires. Je crois que cela suffit pour établir votre lien avec Maguel Stanford, en plus d’ajouter « espionnage industriel » et « vol de biens d’état étranger » aux chefs d’accusation.

L’homme retira sa main de son visage. Son poing serré vint se poser sur la table. Il ne prit pas le risque de s’enfoncer davantage.

– Je crains que vous n’ayez qu’une manière de vous en sortir.

Galicie lui tendit le tout nouveau document rédigé par l’avocat et le juriste.

Ergueï pivota vers ses deux hommes, mais ils avaient perdu leurs sourires suffisants. Ils se détournèrent de leur dirigeant.

– Le contrat stipule que tout témoignage à l’encontre d’Ergueï Alenov vous donne droit à une protection, ajouta le roi Chamdor en les regardant.

L’un d’eux hocha discrètement la tête.

Galicie posa la feuille devant Ergueï.

– Signez.

L’homme s’empara du stylo, avec hésitation. Il devait peiner à croire qu’il assistait bien à la réalité des faits. Voilà comment son règne despotique allait s’achever, non pas par une guerre engendrant mort et destruction, non pas dans un vacarme épouvantable. Mais dans une salle, sur une île étrangère, par le biais d’une signature au bas d’une feuille.

Il n’avait aucun moyen de s’échapper. Et il ne mettrait certainement pas fin à ses jours. S’il tombait, son empire tomberait avec lui.

Amerius songea à ce qu’il venait de se passer. Il avait défait son père, s’était vengé de lui, et de ce qu’il avait fait à sa mère et son grand-père. Non pas avec une balle dans le cœur, comme il en avait parfois rêvé, mais avec ce qui lui était venu en aide à l’époque où il se sentait perdu. La magie industrielle.

Ergueï posa la pointe du stylo sur le document. En seulement deux tours de poignets, ses initiales mirent fin à l’existence des Basses-Terres.

Galicie s’empressa de récupérer la feuille et de la tendre à la princesse Anne, qui la fit approuver et authentifier, par elle-même et ses collègues. Le document passa ensuite de main en main, jusqu’à ce que tout le monde ait signé, même Amerius.

La reine exigea ensuite la même chose des deux autres Bas-Terriens.

– Vous pouvez garder le stylo.

Elle fit signe aux soldats d’escorter Ergueï Alenov dans une pièce sécurisée.

– Arrêtez également l’ensemble des soldats présents, et empêchez les départs des bateaux, ajouta le Monarque Edmé.

Les soldats se saisirent chacun d’un bras d’Ergueï, contraint de se lever. Galicie ouvrit l’un des battants de la porte, tandis qu’un des gardes se saisissait de l’autre.

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