Chapitre 53 - 1

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Golfe Anneau, 13h35, 15 de jerve de l'an 1901.

Il n’y avait pas d’occupation sur le bateau. Les premiers temps, Rosalie s’était contentée de rester dans sa cabine à regarder les eaux tanguer par le hublot. Les soldats s’occupaient en jouant aux cartes, mais aucun ne lui avait proposé de se joindre à eux.

La jeune femme avait finalement choisi de tromper son ennui et son inquiétude auprès du rocher. Elle s’était glissée dans la cale, et avait posé sa main sur le morceau de Lune. Ce contact l’avait rassurée sur son état. Même à travers le drap, il vibrait et diffusait cette aura d’apaisement.

Dire qu’il avait traversé les siècles. La Lune avait-elle attendu Rosalie, sachant que ce jour viendrait ? La jeune femme n’aurait jamais la réponse. Elle s’était laissé glisser au sol, le dos appuyé contre la roche. Fermant les yeux, la mage s’était assoupi.

L’agitation l’avait éveillé en sursaut. Sur le pont au-dessus d’elle, les combattants piétinaient, des questions semblaient fuser. En tendant l’oreille, Rosalie percevait également un son lointain et répétitif. Intriguée, elle remonta l’échelle et referma la trappe, avant de s’approcher du bastingage où s’entassaient les soldats. Un kilomètre les séparait de l’Île Vierge, et le vent soufflait dans la direction opposée, mais la jeune femme captait bien un son bas et diffus.

– Merde, jura une soldate. Je crois que c’est l’alarme de l’île. Il doit y avoir un problème.

– Je crois que le capitaine essaie de joindre les bateaux sur place, ajouta un autre.

Rosalie s’éloigna du bord pour rejoindre la cabine de commandement, mais le capitaine descendait déjà les escaliers.

– Que se passe-t-il ?

– Je l’ignore, mais en cas de doute, j’ai pour ordre de m’éloigner pour protéger le rocher.

La jeune femme allait protester, quand une série de coups frappa les airs. Cela provoqua l’affolement de l’équipage.

– Tous à vos postes ! On s’éloigne ! hurla le capitaine.

Le ventre de Rosalie se noua. Des coups de feu, quelqu’un avait tiré. Elle revint se coller au bastingage. Sur l’île, les frégates venaient de lever l’ancre. Seule celle des Basses-Terres resta sur place. Avaient-elles ouvert le feu sur l’Union ?

La radio dans la cabine se mit soudain à cracher. Rosalie s’y précipita.

Je répète ! Maguel Stanford est sur place ! Il est armé et dangereux ! Éloignez-vous de l’île !

Maguel. Ils pensaient le chercher, mais c’est lui qui les avait trouvés. Visait-il l’Union ou les Bas-Terriens présents sur l’île de manière intentionnelle, ou avait-il voulu s’y établir ? Ce n’était pas un choix illogique. Assez près de la Cie-Ordalie pour continuer à bénéficier de son influence magique, et tout aussi proche des Basses-Terres, voire davantage. Mais pour l’heure, Rosalie se fichait pas mal des autres. Est-ce qu’Amerius allait bien ?

Elle était revenue sur le pont, ne lâchant pas les frégates des yeux. Impossible de savoir dans laquelle il avait pu embarquer. Elle ne pouvait de toute façon pas le voir, sa propre embarcation s’éloignait déjà et elle peinait à différencier les bateaux les uns des autres.

Rosalie ravala les larmes d’angoisse qui lui brûlaient les yeux et fonça vers la cale. D’ici, elle ne pouvait rien pour Amerius, mais elle pouvait encore protéger le rocher, même si cela devait se réduire à faire barrière de son corps.

Le bateau fut soudain projeté sur un côté, comme poussé par une main géante. Rosalie se cramponna au rocher, mais entendit qu’un homme était passé par-dessus bord. Elle remonta sur le pont. Elle n’en était pas certaine, mais l’eau autour de l’île semblait plus agitée que le reste du golfe. Cela lui évoqua un liquide soumis à des vibrations. Le phénomène dura quelques secondes, avant de s’arrêter.

– Frégates, vous m’entendez ? appela le capitaine. Que s’est-il passé ?

Maguel Stanford a envoyé un avertissement. L’onde de choc qu’il a provoqué a endommagé un bateau, qui menace de couler. Il revendique l’île pour lui. Restez tous à distance.

Rosalie se serait giflée. Maguel s’était bien joué d’eux en disparaissant pendant des semaines, laissant croire qu’il arrivait à bout de souffle. Aux yeux de la jeune femme, il était encore bien lucide.

Sur le golfe, les principales frégates se rassemblaient, sans doute pour permettre à leurs dirigeants de donner les ordres à leurs troupes.

Leur seule solution était de toute façon de gagner du temps jusqu’à la tombée du jour, d’empêcher Maguel de frapper avant, s’il en avait la possibilité.

Rosalie n’y tenait plus. Elle devait savoir si Amerius s’en était sorti. Elle interpella de nouveau le capitaine.

– J’ai besoin de joindre quelqu’un.

– On a tous un camarade qu’on espère en vie, répondit-il. Mais on ne peut pas se permettre de saturer les communications, c’est une des règles fondamentales de sécurité.

– Je sais, mais j’ai peut-être une idée pour ralentir Maguel Stanford. Je suis mage industrielle, je sais comment fonctionne la magie.

L’homme hésita, avant de l’emmener dans sa cabine.

– De qui s’agit-il ?

– Amerius Karfekov.

– Je vais essayer de le joindre sur le canal privé de la frégate royale.

Le capitaine lança trois appels avant de recevoir une réponse. La femme de l’autre côté de la liaison leur demanda de patienter. Après une seule minute pourtant interminable, la voix d’Amerius traversa les flots.

Ici Karfekov.

– C’est moi. Comment vas-tu ?

Je vais bien, mais le Monarque Edmé est gravement touché.

Rosalie s’empressa d’en venir au fait, avant que le regard réprobateur du capitaine ne se transforme en suppression de radio.

– Maguel se sert du même dispositif qu’hier pour vous repousser loin des côtes ?

Oui, une onde vibratoire basse.

– J’ai peut-être une idée pour la repousser. Si je décroche un morceau du rocher lunaire, on pourrait le modifier avec la formule de Noé pour lui faire absorber une partie des vibrations.

Amerius mit quelques secondes à répondre.

C’est une possibilité. Mais donner ces propriétés à la roche nécessite de graver l’entièreté de la formule. Nous avons un peu de temps, mais pas de place.

– Pas de place ? Tu as le pont d’une frégate à ta disposition ! Si on grave l’équation en cercles concentriques et qu’on met la pierre au milieu, en la dotant d’une formule de mimétisme comme celle utilisée pour me libérer de mon bracelet…

Elle le laissa finir.

Nous gagnons en faisabilité. Mais je ne sais pas exactement comment fonctionne le matériau lunaire.

– Il faut essayer quand même. Laisse-moi venir, à deux on ira plus vite.

Les soldats du bateau éclaireur pouvaient très bien soulever eux-mêmes le drap du rocher.

Repasse-moi le capitaine.

Rosalie lui tendit la radio.

Prenez un canot pour amener Rosalie au plus près de nous. Nous la récupérerons à mi-chemin.

– À vos ordres.

– Il me faut un marteau et un burin.

– Je devrai pouvoir vous trouver ça.

Il la retrouva dans la cale, muni des outils nécessaires. Rosalie eut peur de toucher au rocher, mais son séjour parmi ses ancêtres lui avait montré comment procéder pour en extraire une partie sans dommage pour la Lune originelle. La jeune femme plaça le burin dans une fente naturelle, là où la roche était le plus fragile, et tapa délicatement à l’aide du marteau. Ses hésitations lui firent perdre du temps, mais au final, un morceau gros comme ses deux mains réunies se décrocha. Elle toucha le rocher, mais il vibrait toujours, sa magie intacte.

L’instant d’après, Rosalie était escortée dans un canot, le morceau de Lune coincé contre sa poitrine. À quelques kilomètres de là, la frégate de la Cie-Ordalie s’était mise en route vers eux. Quinze minutes plus tard, la jeune femme se saisit de la main d’Amerius et fut hissée à bord.

Galicie vint à leur rencontre, accompagnée des autres dirigeants.

– Amerius m’a expliqué votre idée. Nous sommes tous d’accord pour vous laisser carte blanche, mais il me semble que c’est la première fois que la formule de Noé va être véritablement utilisée.

– Je crois que l’heure n’est plus aux hésitations, intervint le roi Lonzo.

Galicie hocha la tête.

– Le pont est à vous, mais il va vous falloir vous contenter de couteaux pour graver.

Un détail qui ne les arrêta pas. Rosalie posa la pierre au centre du pont et laissa Amerius diriger les étapes de l’équation, sous les yeux curieux et plein d’espoir de l’équipage. Courbés en avant au-dessus du bois, leurs couteaux le griffaient sans relâche, creusant les symboles et sculptant les signes. Le soleil du début d’après-midi leur brûlait le crâne, l’air glacé de l’hiver gelait leurs mains mises à nu pour mieux tenir les couteaux. Leurs poignets et leurs dos étaient meurtris à force d’être sollicités. Mais ils ne pouvaient pas demander d’aide, l’équation était trop complexe pour la confier à des non-mages, la moindre erreur pouvait faire s’emballer la magie.

Galicie leur apporta de l’eau et de quoi manger, qu’ils avalèrent entre deux cercles achevés.

Lorsque Rosalie traça le symbole final et qu’Amerius eut tout vérifié, une heure et demie s’était écoulée. Si l’hiver bannissait le soleil plus rapidement qu’à l’ordinaire, il ne leur restait plus de trois heures, pendant lesquelles Maguel avait tout le temps d’achever son plan.

Le Prince Seyang avait émis l’idée de bombarder l’île de boulets de canon, mais ils ignoraient la manière dont les ondes pourraient affecter leur trajectoire, ni si Maguel avait mis en place d’autres protections.

Rosalie et Amerius traversèrent le cercle de formules avant de se relayer pour inscrire l’équation de mimétisme sur la pierre, ainsi que celle permettant d’absorber l’énergie des vibrations. Ils la reposèrent au centre et s’éloignèrent sur leurs jambes engourdies. Amerius se pencha et d’une impulsion, activa l’équation lunaire. Elle se mit à briller, sans fausse note, imitée par celle sur la roche, qui se changea en poussière.

Le duo se précipita vers le sable avant de l’enfermer dans un tube de verre. Ils échangèrent un regard incertain. Le sable vibrait de magie, mais avait-il bien obéi à leurs exigences ?

Les muscles de Rosalie se relâchèrent enfin, car elle avait choisi l’espoir.

– Ça a marché, se persuada-t-elle.

Elle réalisa alors que la frégate était revenue au plus près des côtes. Des planches avaient été tendues entre les bateaux, permettant aux troupes de chaque nation de se rassembler sur le pont. L’idée était de débarquer sur l’île le plus vite possible et de prendre Maguel par surprise.

– Sauf qu’il risque de voir que la frégate est sur le bord, souleva le roi Chamdor, et non pas à des kilomètres. Il faudrait au moins lui masquer le débarquement de nos hommes et leur chemin sur les plages. Si seulement du brouillard s’était levé.

– Du brouillard, vous dites ?

Les visages se tournèrent vers Rosalie.

– Avec les bons ingrédients, je peux en fabriquer un.

Un savoir acquis auprès des Landepluie et utilisé par les BasRose pour adapter le climat des serres aux plantes qu’elles renfermaient.

La jeune femme regarda Amerius.

– Avec un cornet gravé, on peut ensuite amplifier et diriger le brouillard.

– De quoi avez-vous besoin ? s’enquit Galicie.

– D’eau, ce qui ne devrait pas poser problème, et de terre froide, ainsi que d’une source de chaleur.

– La terre sera le plus compliqué, fit Lonzo.

– Non, intervint l’ambassadrice d’Eyraulte. Nous avons les pots de terre cuite pour préserver les aliments au frais. On se sert de terre et de sable. Il y a de quoi récupérer plusieurs kilos.

Elle n’attendit pas pour donner l’ordre aux soldats. Une dizaine disparut dans les cales, tandis que des seaux étaient lancés par-dessus bord pour récupérer de l’eau.

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