Sur le chemin

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  • Mais comment...

Pour la première fois depuis mon arrivée, l’enjouement de ma guide semble se tarir. Elle soupire, se penche à mon oreille pour murmurer discrètement :

  • Ben ça… C’est les fichus mangeurs de choucroute qui nous ont rasé le cœur de la ville en janvier. Pour emmener les Juifs.

Je me mords la lèvre, sous le choc. Mes mains se resserrent étroitement autour de la poignée usée de ma malle, et je n’ose que hocher la tête, réalisant subitement que maintenant, chaque propos pourrait être épié.

Et le moindre chuchotis, considéré suspicieux.

Mince.

Le reste du trajet se déroule à travers un silence urbain, ponctué des doux crissements métalliques du tramway et du ronflement des moteurs d’occasionnelles voitures, lesquelles sont mêlées aux camions bruyants transportant quelques dizaines de nazis. Encore eux…

N’y a-t-il donc aucun endroit en Europe à l’abri de leurs sales uniformes noirs et verts ?

Nos terres doivent-elles vraiment être ainsi souillées de leurs armes et de leur présence ?

Je baisse la tête et fixe mes chaussures tachées. Je n’ose plus regarder aux alentours, de peur de me faire remarquer.

  • Méfi, Apo... !

La voix effrayée de Louise m’interrompt en pleines pensées, et sa poigne ferme m’attrape pour me pousser sur le côté. Cela ne m’empêche pas d’effleurer au passage un corps étranger.

Un officier nazi.

  • Scheiße ! Faites attention, vous deux ! aboie une voix agacée.

Les trois autres soldats l’accompagnant se retiennent visiblement de ricaner. La boule d'angoisse du train se reforme dans ma gorge, lourde, brûlante, étouffante. Moi qui la croyais disparue depuis mon arrivée ici...

  • Je... je suis désolée ! balbutié-je d'une petite voix, reculant précipitamment.

Mon cœur bat de travers. Je peux sentir mes mains trembler, crispées sur mon bagage, tandis que les yeux bleu acier de l’Allemand me parcourent de haut en bas avec lenteur.

Je frissonne. Une épée glacée, son regard.

  • Les Françaises, grogne-t-il, pires que des truies quant il s’agit d’être polies.

Je serre les lèvres, courbe le cou davantage. La honte, la colère m’envahit. Ne pas regarder le fusil, ne pas regarder le…

Louise me caresse le bras, adresse ses excuses dans un allemand d’une qualité surprenante.

Que… Où a-t-elle donc appris à le parler aussi bien ?

Trente secondes plus tard, nous nous remettons en marche. En revanche, il me faudra cinq bonnes minutes pour que je puisse oser reparler.

  • Il y en a toujours autant ? chuchoté-je tout bas à son oreille.

La confiseuse soupire doucement, passe une main lasse à travers son chignon épais.

  • Pucette, on en parlera plus tard, d’accord ?

Message reçu. J’aperçois en effet un gendarme non loin, en train de veiller au bon déroulement de la circulation.

On ne peut même plus se fier à nos propres policiers, maintenant...

Louise habite au sein d’un immeuble de cinq étages, à la naissance d’une rue paisible éloignée des quais et bordée d’arbres. Leurs feuilles s’agitent doucement dans la brise, comme si le vent marin les faisait danser. Leur vision m’apaiserait presque, mais mes yeux sont encore hantés par les gravats vus en chemin...

  • Apolline ! m’appelle Louise, qui a déjà déverrouillé la porte de la confiserie.
  • J’arrive.

Lasse, je la suis en traînant des pieds. Mon lourd bagage me pèse, pourtant je n'ose pas demander de l'aide. C'est avec difficulté que j'entre dans le petit magasin. Et quand j'esquisse mes premiers pas sur le parquet de bois clair de la confiserie, je manque de lâcher la fichue malle de surprise.

Devant mes yeux éblouis, des rayonnages entiers de bonbons tous plus divers les uns que les autres s'étalent avec fierté dans leurs beaux bocaux propres et étiquetés d'une jolie écriture soignée. J'en identifie quelques-uns : rouleaux de réglisse, mistrals gagnants, roudoudous colorés, nougats parfumés à l'amande et guimauves, il y a vraiment de tout !

Je pose la valisette de cuir dans un coin et m'approche, fascinée.

  • Tu les fabriques tous ?

La petite femme m'offre un sourire presque attendri, visiblement réjouie.

  • Pas les réglisses, j'achète quelques provisions ici ou là, mais pour le reste, vouais ! Je suis la meilleure nougatière de toute la ville, c'est tous les gamins qui me le disent.
  • C'est... merveilleux, murmuré-je.

Mon ventre gargouille au même moment, ce qui la fait éclater de rire. Se penchant sur son chemin vers l'escalier de bois, elle attrape puis me tend un joli sucre d'orge blanc rayé de rouge.

  • Tiens, poulette, mais tu ne le diras à personne d'autre ! Des faveurs du genre seraient mal vues, fait-elle remarquer avec amusement.
  • Merci énormément !

J'attrape la sucrerie à mains nues pour en lécher le bout avec ravissement. Un goût de douceur et d'orge, un pur délice. Je ferme les yeux. Sucré... Ça faisait tellement longtemps que je n'avais pas eu de saveur comme celle-ci sur la langue, à cause du rationnement.

  • Ah, ça te plaît ?

Son sourire s'agrandit presque fièrement, et je la vois se retourner vers moi pour m'ébouriffer les cheveux.

  • On pourra dire ce qu'on veut des gens de ton âge, ils changent pas beaucoup de quand ils étaient minots avec les bonbons !

Le dos tourné, je la vois saisir ma malle pour la hisser contre sa hanche et commencer à gravir les escaliers qui craquent lourdement.

  • Oh, Louise, vous auriez dû me laisser la porter ! m'exclamé-je, me sentant tout à coup stupide de rester là sans rien faire.
  • Pour que tu me salisses ce beau cuir avec tes mains collantes ? Hors de question ! Tu te les laveras en haut. Et c'est tu ici, pas de vous qui tienne !
  • D'accord...

Je commence à me demander si elle avait pas prévu le coup, la Louise. Futée comme elle semble l'être pour réussir à amasser tout ce sucre malgré ces temps, ça ne m'étonnerait pas.

À mon tour, j'escalade les marches de bois en tentant de ne pas utiliser mes mains pour m'appuyer à la rampe. Un peu compliqué à cause de leur hauteur, mais je m'en tire sans chute.

  • Voilà, fais comme chez toi ! La salle de bain est au bout du couloir, m'indique-t-elle en tendant le bras vers la pièce en question.
  • Merci beaucoup...

Je commence déjà à m'y diriger, tenant le sucre d'orge entre mes lèvres.

  • Hep, ma mignonne, enlève-moi ces chaussures d'abord.

Je me sens cramoisir tandis que je les retire avec précipitation.

  • Désolée, Louise... je réponds, un peu honteuse.
  • C'est pas grave, pucette, fait-elle chaleureusement en me pressant une épaule avec familiarité. Va à la salle de bain, maintenant.

Le sourire couleur confiserie me revient aux lèvres. Je l'aime déjà bien, à dire vrai.

L'appartement est plutôt petit, mais lumineux grâce à ses nombreuses vitres, ornées de voiles ou de rideaux aux teintes fruitées. Les murs sont peints d'un jaune clair, les plafonds laissés blancs. Le parquet de bois miel bruisse délicatement, sans tempêter comme celui de l'escalier.

Un peu partout, des photos, des peintures. Pas de tableaux, mais plutôt des paysages ou des esquisses à l'aquarelle.

J'entre dans la salle de bain, la porte déjà entrouverte me facilite le passage. Ici, plus de jaune mais du bleu céruléen, un carrelage blanc, une impression de fraîcheur marine agréable, renforcée par la brise salée qu'apporte la fenêtre entrouverte. J'aperçois un bain plus petit que chez Adélie, un pommeau de douche, un lavabo, un beau savon de Marseille encore neuf, à l'odeur mousseuse.

Après un brin de toilette - j'en profite pour me recoiffer à la hâte et me passer un peu d'eau froide sur les poignets et la nuque -, je ressors. J'aimerais me changer également avant le dîner, ma grand-mère m'a toujours dit que c'était impoli de manger à la table d'un hôte quand on n'est pas présentable.

Je me dépêche davantage, après avoir pris soin d'envelopper ma friandise dans un de mes mouchoirs.

Ma chambre...

Un bref coup d'œil à une porte fermée, et j'en déduis que c'est celle de Louise. En revanche, à sa droite, elle est entrebâillée et je peux y apercevoir mes bagages sur le lit.

J'entre donc.

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