La lettre

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La première fois qu’on a entendu parler de cette famille, dans notre petit coin de terre sèche, je m’en souviens bien, c’était par une lettre. Je suis bien placé pour le savoir, c’est à moi que le gestionnaire des postes l’a remise. On a pas beaucoup de courrier qui arrive pour les gens de chez nous. Des fois une carte du fils de la veuve Vasques, celui qui est parti faire fortune de l’autre côté de la grande eau, ou alors un papier officiel ou un autre pour le curé. C’est tout. Et heureusement. Pendant la guerre, je m’en souviens, on en recevait à ne plus savoir qu’en faire. Des mots pour dire aux petits gars du cru qu’il fallait partir, d’autres, une fois qu’ils avaient rejoints leurs régiments, s’ils avaient la chance de se faire un copain qui écrit, pour rassurer autant que possible, puis demande si ce serait pas possible d’envoyer un peu de nourriture, parce que la cantine était pas bonne, et puis enfin ces vilaines petites pelures, celles qu’on avait pas besoin de savoir lire pour savoir ce qu’il y avait dedans et qui faisaient pâlir même le Grand Luis.

Alors maintenant, en général, on ne s’embarrasse pas d’un agent pour nous livrer les quelques courriers qui arrivent. Personne n’a envie de faire le trajet à travers les collines arides jusqu’à nous, de toutes les manières. Donc on profite du fait que j’ailles à la foire de la ville avec mon oncle une fois tous les mois et on s’arrête au dépôt avant de repartir. Le responsable me donne ce qui est arrivé et je le ramène. C’est pas le plus rapide, mais ça convient à tout le monde. Et c’est aussi pour ça que cette lettre, je m’en souviens bien. Parce que quand j’ai saisi la petite pile, eh bien l’enveloppe était froide, comme humide sous les doigts. C’est rare, ici. Même quand on oublie quelque chose dans les caves, ça reste frais, dans le meilleur des cas. L’humidité, c’est quand on étend le linge après la lessive à la rivière, ou les rares jours de l’année où la pluie nous visite. Ça ne dure jamais bien longtemps. Alors que là, malgré les jours d’attente dans le dépôt, le papier épais avait gardé ce côté mouillé, même un peu poisseux. Sombre, je me suis dit sur le moment, sans vraiment pouvoir me l’expliquer. Comme si l’encre avait un peu coulé par en-dedans, mais pas assez pour qu’on arrive à le voir, sauf si on plissait les yeux et qu’on collait son nez au papier.

Ça m’a étonné, bien sûr. Surtout que le papier sentait le sel, celui de la mer. Ce que j’imagine être l’odeur du sel de mer, en tous cas. Je n’y suis jamais allée. C’est si loin. En plus, la lettre était adressée au Lettré. Je le savais parce que son nom était inscrit dans la couverture de ses livres. Il me l’avait montré, à l’époque, quand il m’avait appris mes lettres. C’était un nom du Nord, un nom lointain. Un nom qui portait à l’esprit des images de neige et de vagues venant s’écraser sur de hautes falaises. C’est pour ça qu’au village, tout le monde l’appelait plutôt le Lettré et qu’alors même qu’il était venu s’installer parmi nous des années auparavant, il restait l’étranger, l’hurluberlu qui avait choisi de venir vivre entre les collines d’un blanc aveuglant, d’exposer sa peau au soleil sans merci. Et maintenant, voilà qu’il recevait du courrier d’un lieu si lointain, que d’après le cachet de la poste, la lettre avait mis un mois pour arriver au dépôt.

Malgré ça, on l’aimait bien, le Lettré. Oui, c’était un étranger, mais c’était le nôtre. Il avait traversé les grands orages avec nous, il avait vu la plupart des de ma génération enfants naître, et quand il y avait une dispute ou un litige, c’est lui qu’on allait chercher, parce que c’était bien le seul qui avait pas des histoires avec une famille ou l’autre. Et puis il était partageur. C’est pour ça que lorsqu’il a eu la lettre en main, il a pas fait de secret ou de manières. Il l’a ouverte, il l’a lue, et puis il m’a fait signe et on est allé s’installer à la barra en attendant que le reste du village revienne des champs. La barra, c’est un bien grand mot pour chez nous, mais faute d’en trouver un plus adapté, au fil des années, le village l’a tordu pour qu’il désigne exactement ce qu’on a. Une salle passée à la chaux avec un comptoir au fond, des étagères où se côtoient les produits de la ville et les bouteilles qu’on n’a pas ouvertes depuis bien avant ma naissance, quelques sièges, et dehors, sous un drap protecteur, plus de chaises, de tables et des bancs, dont on ne sait plus trop qui les a amenées là. C’est là où on se réunit, quand il se passe quelque chose qui concerne tout le village ou juste pour profiter de la fraîcheur du soir. Au fur et à mesure que le soleil descendait vers l’horizon, les gens sont arrivés petit à petit. Les veuves d’abord, toutes fraîches sorties de l’église, avec le curé dans leurs jupons. Puis en petits groupes, les familles, les hommes et les femmes avec leurs visages encore humides, frottés de près après une journée aux champs, les enfants les plus grands trois pas derrière, ennuyés par avance mais les épaules droites pour accueillir les regards d’envie des petits frères et sœurs laissés à la maison. Enfin, depuis l’intérieur de la barra, mon oncle et ma tante, déjà prêts à servir le thé brûlant et la cerveza fraîche.

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