Ça sert à rien d'avoir peur, t'es inscrit depuis ta naissance sur la liste des finis. J. Ver Nemer, 2125, october 1

Dès que les nuits suintaient, vers le début de l'automne, Kreu V. arpentait les rues sans nom de la ville où il se trouvait. Depuis deux mois, il s'était arrêté à Mancheron, une ville nouvelle, bien sûr. Kreu refusait de poser un pied dans les taudis délabrés, aux murs effondrés et aux chaussées collantes. Au moins, dans les villes du vingt-troisième siècle, on pouvait se déplacer sans crainte de croiser les vieux virus non éradiqués. Question hygiène, les villes anciennes étaient merdiques, et c'était rien de le dire.

Kreu était un type bizarre. D'abord, il n'avait pas peur, et ça étonnait. T'as pas peur de te faire tuer ? Violer ? Torturer ? Les bonnes raisons d'avoir le trouillomètre en dessous du zéro Kelvin étaient si nombreuses qu'il paraissait inconcevable de ne pas avoir peur. Kreu, t'es suicidaire ? Ouaip, parfois, on lui demandait. Mais non, il ne songeait pas au suicide. Et pour couronner le tout, ce qu'il gardait pour lui, son vrai problème était qu'il n'envisageait pas vraiment de vivre, non plus. Kreu aimait bien la vie, mais la mort lui semblait soeur, alors l'une ou l'autre, pour lui c'était kif, il prendrait celle qui voudrait bien l'accepter. Ça durera ce que ça durera, quelle importance, un atome de moins ou de plus dans l'univers, faut savoir relativiser.

L'avantage, comme la plupart des gens se biberonnaient aux conseils de prudence, était qu'il n'y avait pas un chat sur les trottoirs. Kreu prenait de préférence ceux du milieu, piétons à cent pour cent, ou bien ceux des bords, pas toujours piétons, mais un peu de portage ne se refusait pas à l'occasion. Éteintes, les vitrines-écrans ne s'allumaient qu'en posant la main dessus et, à cette heure, seules les veilleuses détectant un mouvement jetaient un oeil blafard sur le sol. Le noir, c'est reposant, après tout. Surtout accompagné de l'absence de son virtuel. C'est le pire, ce son qui s'impose dès qu'on regarde un écranpub. On ne peut le shunter qu'après démarrage. Fatigant.

Kreu avançait donc d'un bon pas avec l'impression que la rue lui appartenait, quand une ombre s'escamotta derrière une borne de contrôle. Un chat ? Quelque chose dans la souplesse de l'ombre lui fit penser à la gent féline. D'habitude, un chat perdu se lamentait au premier humanoïde rencontré, alors un rebelle ? Kreu sauta les trois voies qui le séparaient de la borne et contourna celle-ci. Rien. Par inadvertance, il posa le pied sur un pavé informationnel. Une voix enfantine se mit à chantonner Nous n'irons plus aux noix… et un graff vandale apparut en surbrillance durant quelques secondes à la base du mur. "Pas répété plu 2 3 foi : 1 cha 100 moustache ai 1 demon 2 porcelaine". Kreu, se recula, surpris. Ce n'était pas tant la phrase, qu'il avait eu le temps de lire avant son effacement par le contrôle, phrase qu'il connaisait, que de constater que les mots les plus compliqués avaient été écrits sans faute. Les auteurs de graffs vandales n'étaient pas réputés pour leur vocabulaire.

Il ne lui vint pas à l'idée de répéter la phrase. Tenter le sort ne faisait pas partie de ses jeux, mais la petite rengaine poussait ses pensées, comme cherchant à imposer une importance. C'était une légende urbaine vieille comme le monde, et même sans miroir, suffisait de la dire à voix haute dès qu'on ne voyait que le derrière d'un chat qui marchait. Après, ce que ça déclenchait… Parait que nul n'était revenu pour en parler. De toute façon, c'était idiot dès le départ, se fit la réflexion Kreu, parce qu'un chat est bien trop mobile pour laisser assez de temps de répéter la malédiction.

C'est là qu'il apparut. Le chat. Sans moustache et, apparemment, pas en porcelaine.