Que TROUBLE-fête et paix sur la guerre fassent le ménage
Clown blanc, clown triste, déguerpissez, je n'aime que les marionnet-tistes ! Chanson de Guz, interprétée par Midel M, 2296, october 4
Kreu longeait le trottoir mi-piéton mi-portant de la bordure, un pied devant l'autre, l'enjambée souple, sur l'étroite bande d'aggloméré le séparant du roulant lent, le "lanlent", chose qu'il n'aurait pu se permettre en journée, le lanlent grouillait de monde et les bousculades fréquentes débordaient sur les autres voies. La nuit, quel plaisir de pouvoir garder son équilibre en toute décontraction, laisser ses pensées vagabonder et faire confiance au sol. Ses chaussures adhéraient bien, même sur ce sol inégal parfois. Seuls les robots nettoyeurs et mainteneurs étaient à surveiller, mais ils étaient bien signalés et, au pire, s'écartaient. Kreu se mit à siffloter doucement.
Un porté assis le dépassa dans le silence d'un courant d'air. Il n'échangèrent pas un regard. Chacun dans son monde, la vie appartient à celui qui la porte, l'aide n'importe que si sollicitée, le reste n'est que présomptions d'innocences. Kreu se demanda si le chacun pour soi et les corps seront inviolés n'en était pas à friser l'immoralité à être érigé en morale idéale.
Ses considérations philosophiques moururent sous les trompettes d'un Jericho vengeur refusant de se soumettre. Crissements, montée dans les aigus, silences d'incertitudes crevés d'éclats de douleurs. Kreu s'immobilisa à la recherche de l'origine du tintamarre nocturne. Les avertems proches n'avertissaient de rien, plongés dans leur paisible sommeil technologique. Seul, près de l'intersection, deux rues plus loin, un avertem tremblotait un jaune verdâtre. S'il y avait agression, ce n'était ni proche ni grave. Curieux, Kreu décida de se rendre compte par lui-même, l'idée d'utiliser son ass-P ne l'effleura même pas.
Quand les conversations se mettaient à rouler sur les âges d'or dont avaient bénéficié nos ancêtres, la majorité s'accordait à reconnaître la fin du second millénaire comme la plus belle période de l'humanité. Tout y avait paru possible. Les technologies bondissaient, les découvertes s'empilaient, les étoiles se rapprochaient, la science et la santé tenaient des miracles. On imaginait l'époque comme un joyeux bordel où chacun rivalisait dans l'art d'être créatif, de s'améliorer, de participer au sens du monde. Tout ça pour conclure qu'aujourd'hui n'était pas drôle, que rien ne marchait, et ce n'était pas faux au sujet des ass-P qui racontaient n'importe quoi, mélangeant imaginaire et réalité, le vrai et le faux, l'utile et le stérile, quand ce n'était le préjudiciable avec le sécuritaire. Les assistants personnels n'étaient fiables que pour la météo de la journée et l'analyse des stocks alimentaires. Pour tout le reste, fallait se méfier des ass-P. Or Kreu, toujours la ramenait, disant que les avertems, eux, étaient fiables. Et personne pour le contredire. On trouvait un avertem tous les dix mètres, encastré dans un mur souvent, parfois posé sur un autre support, à trois mètres d'hauteur, dans toute la ville, y compris dans les zones peu fréquentées. Ils se déclenchaient après détection d'émotions fortes ou perturbées, telles la haine, la colère, la désorientation, l'agressivité et parfois une trop forte émotivité comme une grande joie. L'avertisseur analysait l'emetteur de l'émotion et en déduisait le niveau de danger à l'approcher. Avertem éteint pour rien à signaler, vert pour une très légère tension sans danger, jaune à orange pour une tension plus marquée avec danger possible, rouge pour signaler un comportement dangereux et inviter à s'éloigner du porteur qu'on suivait à la trace en regardant les avertems s'allumer à son passage. Un bruit strident accompagnait le rouge qui se mettait à flasher si la situation virait à l'émeute, mais Kreu ne l'avait jamais rencontrée. Cela dit, les avertems n'étaient jamais en panne et toujours justes dans leurs avertissements, qu'ils savaient moduler en fonction du gabarit de l'emetteur. Un oiseau très en colère ne représentait qu'un faible danger, un chien énervé un danger moyen et un homme armé lançait immédiatement l'alarme. Avec le temps, les avertems s'étaient si bien intégrés dans le paysage qu'on les lisait inconsciemment.
Après avoir passé le coin de la rue, Kreu suivit du regard les avertems virant peu à peu à l'orange jusqu'à apercevoir deux chats qui se battaient. L'un noir, dont les yeux renvoyaient parfois un éclat orange, et l'autre, apparemment, "son" chat à queue de cétacé. Difficile de comprendre ce qui motivait une telle bagarre. Ce n'était que griffes, crachats, poils hérissés, intimidations et rentre-dedans. Les bonds étaient spectaculaires, les traces de griffures sillonnaient le revêtement souple du lanlent, les corps semblaient mis à mal. Kreu s'approcha prudemment, gardant une distance qu'il jugeait de sécurité entre les belligérants et lui.
Tout à coup, comme prenant conscience du spectateur et du spectacle qu'ils offraient, les deux combattants s'écartèrent, le dos rond, la queue gonflée, les moustaches électriques. L'avertem déclina en jaune canari, puis lentement s'apaisa vers le vert. Le chat noir s'éloigna dignement. L'autre se rapprocha de Kreu, s'assit à trois mètres de lui, sur le piéton de la bordure, dans le pâle halo émis par l'avertem, sa queue aux longs poils couleur flamme négligemment déroulée de chaque côté. Il se mit à se lécher. L'une de ses oreilles ressemblait maintenant la queue, fendue par le milieu, offrant un V comme une victoire plutôt douteuse, une longue estafilade lui fermant l'oeil droit.
Autre gent, autre moeurs, pensa Kreu. Les chats règlent leurs différents différemment. Il ne nous viendrait pas à l'idée, nous humains, civilisés, que trouble-fête et paix sur la guerre fassent le ménage, mais peut-être que leur solution n'est mauvaise sur le long terme.
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