Le jugement

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Comme tout le monde, et malgré son jeune âge, Azylis a franchi des centaines de portes sans craindre ce qu’elle allait trouver derrière. Souvent, les portes se contentent d’occulter ce qui ne mérite pas d’être caché et parfois elles ne servent tellement à rien qu’elles demeurent ouvertes en permanence.

Cette fois, c’est une autre histoire. Elle sait que sa vie se joue de l’autre côté. Sa vie, rien que ça ! Une fois passé le seuil, elle a le sentiment qu'il ne sera plus possible de revenir en arrière. Cette porte ronde l'angoisse, malgré sa ressemblance avec l’entrée joviale d’un terrier de hobbit. Elle aimerait tenter un coup d'éclat, mais la peur la tétanise.

De son côté, Brévaël se mord les lèvres jusqu’au sang pour masquer son excitation. Loin de l’inquiéter, le mystère le stimule.

Le korril s’arrête, son petit corps se balance lentement d’un sabot sur l’autre. Puis il chantonne une mélopée triste. Alors, les charnières s’actionnent dans un grincement strident. Un rond lumineux s’ouvre devant eux et éblouit Azylis et Brévaël. La lumière au bout du tunnel ? Dans l’esprit d’Azylis, elle représente une fin probable. Dans celui de Brévaël, un nouveau monde.

Il faut quelques secondes à leurs yeux pour s'habituer à la clarté.

  • Suivez-moi, ordonne le Fléau des Landes.

Obéissants, les adolescents pénètrent à sa suite dans une vaste salle oblongue où ils peuvent enfin se dresser sans se cogner la tête. Un brouhaha de voix, de claquements de langues et de prouts règne à l’intérieur ainsi qu’une puissante odeur de bouc d’où émergent d’étranges relents de pin sylvestre fraîcheur océane, de fraise et de menthe poivrée.

De part et d’autre d’une allée centrale, des korrils assis sur des rondins tournent leur visage fripé vers les nouveaux arrivants, les coups de coude se propagent de voisin en voisin. Bientôt toute la salle les observe en silence avec leurs petits yeux rouges. Combien sont-ils ? Des dizaines, des centaines peut-être ? Azylis renonce à les compter et évite leurs regards oppressants. Elle préfère se concentrer sur la provenance de cette étrange lumière verte qui inonde la salle dépourvue de fenêtres. Une multitude de champignons phosphorescents pousse sur les parois en terre, elle doit admettre que le spectacle est éblouissant de beauté.

Une grosse voix, au fond de la salle, l’arrache à ses considérations mycologiques.

  • Que les présumés coupables s’avancent !

Derrière une table, sur un promontoire situé à l'opposé, un korrigan à la longue barbe blanche invite Azylis et Brévaël à se diriger vers lui. Le Fléau des Landes les précède d’un pas vif, tandis que des huées se déclenchent sur leur passage, accompagnées de visages grimaçants, de langues tirées et de gestes hostiles. Durant la traversée, Brévaël marche le nez en l’air. Azylis découvre au plafond une multitude d’objets hétéroclites pendus à des racines, à la manière des ex voto de bateaux dans les églises : des chaussettes orphelines par milliers, des clés, des pièces de puzzle, un évier en fer, des petites cuillères, des boucles d’oreilles, un képi de gendarme, un saucisson, un scooter, des contraventions, des arbres magique colorés… Azylis reconnaît parmi eux le chat en porcelaine rafistolé de son ancienne voisine, la bigoudène Madame Nogenn, ainsi que la balance de cuisine que sa grand-mère se plaignait d’avoir égarée.

Le korril les invite à s’asseoir sur deux rondins avant de filer auprès du barbu. Avec des gestes animés et dans une langue inconnue, il lui présente le spray au poivre tout en pointant les deux accusés du doigt. Le vieux korrigan hoche la tête d’un air entendu.

Brévaël et Azylis s’assoient et observent la scène en silence, ils tentent de deviner ce que dit le Fléau des landes. De toute évidence, ce vieillard présidera à leur jugement. Peut-être que l’accro au poivre vient de lui demander sa clémence ? Rien n’est moins sûr, mais Azylis s’accroche à cet espoir.

Derrière sa table, le vieux korril scrute les deux jeunes derrière ses sourcils broussailleux. Sans un mot, il sort sa pipe, la bourre de feuilles de pissenlits. D’un claquement de doigts, il l’allume et en tire une bouffée. Les yeux clos, tout à son plaisir, il recrache un nuage de fumée, toussote, il prend son temps avant de prendre la parole.

  • Jeunes apprentis criminels, finit-il par énoncer. Je m’appelle Mille-Sabots. Je suis le chef des korrils de la lande et maître de ce tribunal qui a condamné tant d’humains avant vous. Comme vous le savez, je m’apprête à vous juger pour l’incendie qui a failli coûter la vie à un honnête korril ainsi que pour les blessures infligées à un sympathique goéland que nous connaissons si bien ici.

Des petits gloussements éclatent dans la salle. Derrière la paroi du fond, un pleur rauque éclate.

De son côté, Azylis pousse un soupir de soulagement intérieur et coule un regard complice à son voisin, qui lui répond par un sourire. Si les korrigans sont parvenus à sauver leur congénère, le jugement sera plus clément, certainement.

  • Qu’on amène les victimes ! tonne Mille-Sabots.

Une porte apparaît comme par magie dans le fond de la pièce. Le petit korrigan brûlé dans l’incendie, encore tout noir de suie, apparaît comme une rock star en levant le poing. A ses côtés se tient le goéland dont l’aile droite est enrubannée d’un linge blanc. Des applaudissements nourris retentissent, certains korrils se lèvent et tapent leurs sabots contre le sol en poussant des cris gutturaux.

Un tintement cristallin interrompt le chahut. Mille-Sabots secoue les clochettes d’un brin de muguet et attend que le calme revienne.

  • Pour le crime commis, le tribunal requiert une peine exemplaire.

Azylis se raidit sur son siège.

Mille-Sabots se tourne vers le Fléau des Landes, posté derrière lui.

  • Mon meilleur combattant, qui a brillamment vaincu la jeune humaine ici présente, m’a suggéré de transformer nos deux jeunes humains en…

Il brandit haut le spray au poivre pour le montrer à l’assemblée. L’objet brille d’une manière éclatante, les visages de tous les korrigans se reflètent dedans comme dans une boule à facettes.

  • Ceci !

Des hourras retentissent, on se lève, on se bouscule. Un petit korrigan, au fond, lève le doigt et demande d’une voix fluette.

  • C’est quoi, ô, Mille-Sabots ?

La question suscite une salve d’interrogations et un nouveau chahut. “C’est vrai, ça sert à quoi en fait ?” se demande-t-on. Mille-Sabots fait tinter le muguet.

  • Du calme, mes amis ! Il s’agit d’une invention humaine qui diffuse un précieux nectar dans l’air. Le respirer fait piquer les narines, on a l’impression de retourner dans les jupons de la déesse Rhiannon, enfin, c’est ce qu’on m’a dit, je n’ai pas essayé. Si nous transformons les présumés coupables en “Pique-Narines”, je viens de lui inventer un nom, il suffira de leur appuyer sur la tête comme sur un pousse-mousse pour profiter à volonté de cette source de plaisir, pschiiit, ça sortira par leur bouche. Nous réglerons les détails techniques plus tard, mais avec notre magie, ça doit être jouable.

De nouvelles acclamations viennent ponctuer cette annonce. La promesse d’une source illimitée de plaisir fait naître des étoiles dans les yeux des korrils. Le Fléau des Landes sourit à pleines canines, un filet de bave coule le long de ses lèvres.

Le visage d’Azylis devient aussi blanc que le pelage d’hiver d’une hermine qui se serait roulée dans la farine.

Brévaël se lève d’un bond et lève l’index.

  • ô, Mille-Sabots, puis-je prendre la parole ? demande-t-il.
  • Vous pouvez la prendre, mais il faudra me la rendre, répond Mille-Sabots.
  • Merci ! Il s’agit d’un énorme malentendu et je suis certain que votre honneur saura écouter notre version des faits. Je vais vous exposer ce qui s’est réellement passé. Je sais que vous comprendrez, j’ai pu voir à quel point vous êtes intelligent et sage.
  • Vos arguments et vos flatteries ne serviront à rien, la sentence restera la même…
  • Dans ce cas, s’enflamme Brévaël, si vous devez condamner quelqu’un, ce doit être moi et seulement moi ! Tout est ma faute ! Azylis n’y est pour rien, elle est l’innocence même ! Libérez-la et vous pourrez faire de moi ce que vous voulez, je vous en supplie !

Brévaël tombe à genoux et joint ses mains en prière, une larme coule le long de sa joue. Azylis salue le sens du sacrifice de son compagnon, elle se rapproche de lui et lui prend le bras.

  • Vous ne m’avez pas bien compris, ajoute Mille-Sabots. La justice des korrigans ne fonctionne pas à coup d’arguments, de témoignages, de plaidoiries ou de preuves ! Nous laissons le pouvoir des mots aux humains. Les mots mentent, nous sommes bien placés pour le savoir.

Brévaël lève la tête, le regard perdu.

  • Comment fonctionne votre justice, alors ?
  • C’est très simple. Vous allez devoir répondre à une petite énigme de ma composition. Le verdict de l’énigme ne se trompe jamais. Si vous donnez la bonne réponse, c’est que vous êtes innocents. Dans ce cas, vous serez libérés tous les deux, je vous le promets, il n’y a pas d’entourloupe. Si vous vous trompez, en revanche, ce sera le…
  • PIQUE-NARINES ! exulte l’assemblée.

Mille-Sabots savoure l’enthousiasme de la salle. Il tire une nouvelle bouffée de sa pipe tout en fouillant dans son tiroir. Il en sort trois pommes qu’il dépose sur la table. Une fripée, en voie de décomposition, une rouge, appétissante, et la troisième, toute en or, brillante comme un soleil.

  • Ma question est simple : laquelle de ces pommes est la plus belle ? Vous n’avez droit qu’à une seule réponse.

Azylis a repris espoir et commence à cogiter. Son goût pour les devinettes prend le dessus sur sa peur. Au premier abord, la pomme d’or semble la plus belle, mais elle n’est pas comestible, contrairement à la pomme rouge qu’on a envie de dévorer. Mais ce serait trop facile, il faut se méfier des apparences. Les korrigans cherchent certainement à les piéger. Peut-être qu’ils adorent manger des pommes moisies et qu’il faut choisir la première parce que la beauté est subjective. Ne dit-on pas que la beauté réside dans les yeux de celui qui regarde ? Ah, quel dilemme ! Leur destin se joue sur cette réponse, il ne s’agit surtout pas de répondre de manière précipitée.

  • C’est la pomme d’or ! s’exclame Brévaël avec assurance.

Azylis ouvre des yeux ronds, les mots ne parviennent pas à sortir de sa bouche tant elle est choquée. Ils auraient pu se concerter ! En plus, cette réponse est totalement à côté de la plaque !

Le vieux korrigan caresse la pomme d’or avec ses doigts osseux. Il sourit.

  • Ouais, c’est vrai qu’elle est belle, hein ? Toute en or, brillante ! J’adore l’or. Eh bien, je ne m’y attendais pas, mais vous avez donné la bonne réponse, chers amis. Le tribunal vous déclare innocents tous les deux !

Passé un moment de stupeur, une salve d’applaudissements retentit. On hurle : “Les coupables sont pas coupables, youpi !”, “Vive Azylis et Brévaël !”. Deux korrigans plus costauds que les autres font monter Azylis et Brévaël sur leurs minuscules épaules. Des noisettes et des champignons volent dans tous les sens, un loup, un renard et une belette s’invitent dans la sarabande, on rit, on danse, on chante (mal), on se bagarre un peu aussi, c’est la fête ! Brévaël salue la foule à la manière d'Elizabeth II. Azylis, quant à elle, n’en revient toujours pas que la réponse à l’énigme ait été si simple. En même temps, elle se serait trompée, donc c’est qu’elle n’était pas si facile que ça. Cependant, sa joie reste mesurée, elle peine à réaliser qu’ils sont véritablement tirés d’affaire, ce retournement de situation ne masque pas la possibilité d’un coup fourré. Il est hors de question de moisir dans cette salle.

Le Fléau des Landes, l’air dépité, s’avance vers Azylis et Brévaël et leur serre la main.

  • Bravo, l’énigme a parlé, je suis beau joueur. Je suis triste de ne pas avoir de “Pique-narines”, mais le verdict est aussi sacré que le chaudron de Dagda. Si vous avez eu bon, c’est que vous êtes innocents, c’est la règle. Allez, venez, je vous amène à l’air libre.

Ils s’apprêtent à quitter le tribunal, quand la voix fluette d’un petit korrigan demande, au fond de la salle :

  • S’ils sont innocents, c’est qui les coupables, alors ?

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