Impulsion
Depuis plusieurs jours, la photo ne quittait plus Anton. Elle vivait avec lui, glissée dans la doublure de sa veste, collée à sa peau comme un talisman empoisonné. Il la regardait sans cesse, les contours flous, le regard fermé de Mademoiselle Vasseur, ce flou volontaire comme une censure ou un secret trop lourd à révéler. Il l’avait presque mémorisée, et pourtant, chaque fois, un nouveau détail surgissait, un reflet, une tâche. Les mots au dos résonnaient encore : À ton tour de déplacer une pièce sur l’échiquier. C’était plus qu’un avertissement. C’était un appel et il l’avait entendu. Il ne souriait plus aux mêmes choses et ne répondait plus aux mêmes questions. Son regard se posait sur les autres avec une intensité différente, comme s’il les pesait avant de décider de leur sort. Il était passé de spectateur à stratège. Il ne savait pas encore ce qu’il ferait, mais il savait par où commencer. Les jours suivants, il observa, écouta, étudia. Il surprit des conversations, fit mine d’aider, d’être présent, alors qu’il ne faisait que recueillir des fragments, des indices. Un matin, il fit un détour, cette fois-ci il ne serait pas accompagné d’Esra. Il lui avait ficelé une excuse comme il en avait l'habitude, et prit un bus qu’il ne prenait jamais. Une habitude était née, fuir les routines, brouiller les pistes, comme s’il sentait qu’on pouvait le suivre, l’observer lui aussi. Il n’était plus un élève comme les autres. Il s’installa à l’arrière, là où il pouvait tout observer sans être vu. Il sortit la photo à demi, juste assez pour sentir sa présence contre sa paume. Le bus redémarra, avalant les rues encore humides de la veille. À l’arrêt suivant, elle monta. La blonde du quartier. Il ne connaissait pas son nom, seulement sa démarche assurée. Elle s’assit à deux rangées devant lui, les écouteurs enfoncés, le regard perdu derrière la vitre. Anton sentit un frisson. Était-ce elle ? Anton détourna le regard. Il cligna des yeux, comme pour dissiper une brume. Il avait d’autres choses à faire.. Le bus poursuivit sa route, et Anton laissa son regard flotter sur les passants, il descendit quelques arrêts avant et au lycée, il redevint l’ombre discrète. Même Esra, toujours si vive, avait fini par cesser de poser des questions. Elle acceptait ses silences comme on accepte un hiver qui s’attarde. Anton n’était plus tout à fait là, pas vraiment ailleurs non plus. Il flottait entre deux mondes, celui des autres et celui que la photo avait ouvert. Le soir, alors que la maison était plongée dans le silence, il s’assit à son bureau, la photo étalée devant lui. La lumière vacillante de la lampe projetait des ombres mouvantes sur les murs, une énergie nouvelle s’était emparée de son corps. L’ombre l’appelait et cette fois, il allait y répondre. Son regard, qui auparavant avait été calme, se fit glacial. La pièce sembla se refermer sur lui, l’étouffant sous le poids de ses propres pensées. La fille du bus, se serait elle. Anton se leva brusquement. Il savait où elle descendait, il l’avait déjà suivie une fois, machinalement, par curiosité. Une ruelle tranquille, une maison ancienne et une porte bleue au vernis écaillé. Il ferma les yeux et une vague chaude monta en lui, une pulsion étrange, incontrôlable. Il tenta de penser à autre chose, mais l’image revenait, plus nette, plus insistante. Il se rassit lentement, posant les mains à plat sur le bureau.Il fallait qu’il la voie, qu’il sache, qu'il entende le son de sa voix. Juste une fois et peut-être alors, peut-être que ça s’arrêterait. Mais au fond, il savait que non. Rien ne s'arrêterait plus maintenant. Il n’y avait plus de retour en arrière possible. Il n’y avait plus de place pour la clémence. Il était prêt. Anton se dirigea vers la porte, il s'arrêta un instant, fixant une photo de lui et sa grand-mère, posée sur le meuble de l'entrée. Puis, d’un geste lent, il saisit la poignée. À cet instant, tout s’effaça dans son esprit. Il ne lui restait plus qu'à rejoindre son but .
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