La toile d’Élias
Anton avançait dans les couloirs du lycée comme s’il marchait sous une pluie de projectiles invisibles. Les regards, lourds, s’abattaient sur lui sans relâche. Chaque pas le faisait vaciller un peu plus. L’air semblait s’épaissir, chargé d’un jugement qu’il ne pouvait ni fuir ni contester. Ce n’était pas une simple rumeur, c’était une mise à mort sociale, menée avec méthode. Et derrière tout cela, il le savait, il y avait Élias. Froid, intelligent, patient, il n’agissait jamais sans plan. Depuis longtemps, Anton percevait chez lui une hostilité froide, capable d’attendre, d’observer, puis de frapper au moment exact. Ce n’était pas un élan de colère. C’était une guerre, et Élias en était le stratège. Tout avait été pensé. Chaque image sortie de son contexte, chaque insinuation habilement distillée sur le site du lycée. Tout contribuait à tisser une toile complexe, destinée à l’enfermer. Mais la vidéo avait été le coup fatal. On y voyait Anton, seul, figé dans l’obscurité, un couteau tremblant dans la main. Pas un mot, pas de contexte. Juste une image brutale, glaçante, diffusée au ralenti. Elle ne disait rien, mais insinuait tout. Le silence, l’absence de voix, rendaient cette scène encore plus implacable. Puis le final, un écran noir comme une sentence.
Depuis, les regards n’étaient plus seulement curieux, ils étaient accusateurs. Certains brillaient d’un plaisir malsain, celui qu’on ressent face à la chute d’un autre. D’autres étaient plus froids, déjà convaincus. Et Anton, au milieu de tout ça, marchait seul. Condamné sans défense. Et puis, il y avait Esra. Elle ne disait rien, elle ne criait pas. Elle était là, figée elle aussi, comme suspendue entre doute et loyauté. Ses yeux le suivaient, pleins d’un chagrin douloureux. Depuis qu’elle avait vu la vidéo, quelque chose en elle s’était fissuré. Elle cherchait encore des réponses dans ses gestes, dans ses silences. Mais il ne lui offrait rien, pas même un mot. Rien qu’un mur érigé entre eux, solide et froid. Elle aurait voulu le défendre, hurler qu’il n’était pas ce que montraient ces images. Mais son mutisme lui volait sa voix. Et cette lente disparition la blessait plus que toutes les rumeurs.
Anton, lui, pensait à Lewys. Inspecteur spécialisé dans les affaires complexes, il travaillait depuis des mois sur une série d’événements troublants. Des agressions, un meurtre classé sans suite. Et Anton savait que cet homme-là, méticuleux et doté d’une rare intuition, ne se laisserait pas tromper par une mise en scène. Lewys saurait voir au-delà. Il reconnaîtrait la patte d’un prédateur social et comprendrait que cette vidéo, loin d’être une preuve, était une arme. Nettoyée de tout contexte, chaque image avait été calibrée, chaque partage, chaque commentaire, chaque moquerie en ligne était une lame de plus dans le dos. Élias ne voulait pas révéler une vérité. Il voulait détruire une personne. Réduire Anton à une image. Mais il ne pouvait pas sombrer, quelque chose en lui tenait encore debout. Une colère sourde, contenue, mais vivante. Il ne devait pas perdre pied. Il devait comprendre la logique d’Élias. Anticiper, prévoir et réagir. Chaque erreur risquait de l’entraîner plus profondément dans le vide. Au centre de tout cela, Esra continuait à le regarder, tentant d’apercevoir, derrière le masque figé, un éclat du garçon qu’elle connaissait. Mais ce reflet-là s’éloignait.
Trois forces s’affrontaient désormais. Celle d’Élias, qui menait une guerre de l’ombre, prêt à tout pour briser. Celle d’Anton, qui tentait de résister, de ne pas disparaître. Et celle de Lewys, quelque part dans l’ombre, qui traquait la vérité.
*Un grand merci à Bruno Jouanne pour ses remarques précieuses sur la première version de ce chapitre, qui ont permis d’en affiner la structure*
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