Le piège
Élias avançait dans la nuit, ses pas assurés, comme s’il traçait un chemin qu’il avait déjà parcouru mille fois en rêve. Il avait quitté la maison sans un mot, sans un regard pour la chambre de Maëline, dont la porte restait toujours entrouverte. Elle dormait rarement. Et quand elle dormait, ce n’était jamais un sommeil paisible. Mais ce soir, cela n’avait plus d’importance. Ce soir, tout allait commencer.
C’est au cours de ses recherches qu’il avait retrouvé le numéro d’Anton. Les messages envoyés ensuite étaient brefs, presque anodins. Une proposition, maquillée en défi. Un lieu, une heure. Rien d’insistant, rien d’étrange. Juste ce qu’il fallait pour éveiller la curiosité d’un homme comme Anton. La réponse n’avait pas tardé. Elle aussi brève. Un acquiescement sec, sans émotion. Mais Élias avait lu entre les lignes. Anton avait mordu.
Ses doigts se refermaient et s’ouvraient lentement, comme s’il imaginait déjà la gorge d’Anton entre ses mains. Il avait prévu chaque déclencheur. Il avait passé des nuits entières à visualiser le moment exact où Anton comprendrait. Le moment où le masque tomberait. Anton avait fait l’irréparable. Il avait craché sur ce qui était sacré. Il ne méritait pas seulement de disparaître. Il devait se voir s’effondrer.
Mais Anton était rusé. Il ne se laissait pas facilement prendre au jeu. Élias devait l’attirer sans qu’il le sache. Le faire glisser lentement. Comme on incline une table, jusqu’à ce que tout dégringole d’un seul coup. L’odeur d’humidité et de béton suintant envahissait ses narines lorsqu’il atteignit l’immeuble d’Anton. Le ciel était bas, oppressant. Aucun vent. Aucun bruit. Rien que le poids sourd des intentions. Élias s’immobilisa un instant et sentit cette chaleur noire envahir chaque parcelle de son être.
Et puis il le vit. Anton. Devant l’entrée du bâtiment. Toujours ce corps droit. Toujours ce visage impassible, lisse. Élias s’avança sans hésiter. Il s’arrêta à quelques pas, planta son regard dans le sien. Il avait préparé ses mots. Suffisamment ambigus pour piquer la curiosité. Assez tendus pour réveiller un instinct. Une invitation à jouer, sans jamais nommer le jeu. Anton répondit d’un simple haussement de sourcils. Un demi-sourire à peine visible. Il aimait ça, ces terrains flous. Il croyait encore dominer l’invisible. Parfait.
Ils marchèrent côte à côte, sans échanger un mot pendant longtemps. Juste cette tension, ténue mais constante. Une électricité muette entre deux esprits qui se jaugent sans se heurter. Élias observa le reflet d’Anton dans une vitrine éteinte. Il se tenait droit, presque détendu. Il ne voyait rien venir. Puis Élias commença à parler. Pas de provocation. Mais une confession maîtrisée. Un passé commun. Un traumatisme en écho. Des blessures jumelles, mais portées différemment. Il voulait qu’Anton s’identifie. Qu’il voie en lui un miroir imparfait. Qu’il baisse sa garde et qu'il entre dans le récit. Et cela fonctionnait.
Anton répondit à son tour. Lentement, il laissait tomber des miettes. Un père violent, une mère effacée à jamais. Un regard qui se perdait dans un souvenir taché de sang. Il ne disait pas tout, évidemment. Mais il en disait assez pour faire croire à un lien. Et c’est tout ce qu’il fallait. Élias n’avait pas besoin d’en savoir plus. Il voulait seulement qu’Anton parle. Qu’il s’ouvre. Ce semblant de lien, Élias comptait le faire pourrir de l’intérieur.
Enfin, ils atteignirent l’entrepôt. Une façade métallique rongée par le temps, recroquevillée derrière une palissade tordue. Anton hésita un instant. Un recul imperceptible. Ce que l’on appelle l’instinct. Mais Élias le guida d’un simple mouvement de tête. Anton entra. Et derrière lui, Élias referma la porte. Le déclic du verrou fut presque inaudible. Mais dans l’esprit d’Élias, ce fut un fracas. Un point de bascule. Le monde extérieur n’existait plus. Ici, il n’y avait plus de rôle à jouer. Plus de mensonges. Plus d’illusions. Seulement la vérité. Brutale. Inévitable. Le piège était refermé.
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