Le poids de l’évidence

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Le soleil s’était imposé le jour de l’enterrement. Une lumière douce, presque ironique, glissait sur les pierres du petit cimetière. La grand-mère d’Anton, silhouette minuscule drapée de noir, semblait sculptée dans la fatigue. Elle ne pleurait pas. Il n’y avait plus de larmes. Juste ce vide compact que la mort laisse derrière elle, comme un souffle retenu. Esra, la petite amie d’Anton, se tenait à ses côtés, secouée de sanglots. Ses épaules tremblaient, ses mains crispées sur ses bras, comme si elle essayait de se retenir de tomber. Les larmes coulaient sans répit, incontrôlables, bruyantes, déchirant le silence autour d’elle. Elle ne regardait pas la terre fraîche. Elle la fixait comme on fixe un abîme, incapable d’y croire, incapable de s’en détacher. Un peu plus loin, un adolescent restait dans l’ombre des haies. Elias. Il observait, sans intervenir. Comme s’il portait en lui un secret qu’il n’était pas prêt à laisser respirer.

Lewys, venu sans uniforme, se tenait en retrait. Il scrutait les visages, les silences, les absences trop nettes. Il observait ceux qui portaient le deuil, et ceux qui semblaient le contourner. Il ne convoqua personne. Il n’interrogea personne. Il ne croyait plus aux récits fabriqués autour d’une table. Pas dans cette affaire. Il retourna là où la vie continuait. Le lycée. Pas pour parler, mais pour regarder. Les grilles, les rituels matinaux. Les ados qui traînaient leur fatigue ou leur nervosité. Ceux qui ne regardaient jamais dans les yeux. Ceux qui riaient trop fort, trop vite. Ceux qui se taisaient soudain. Il revint plusieurs fois. À différentes heures. Il notait les absences, les déplacements. Les regroupements discrets. Les gestes qui se répétaient. Il ne cherchait pas un détail. Il cherchait une faille.

Elias sortit parmi les autres, sac sur l’épaule, casque autour du cou. Pas un mot. Pas un sourire. Il glissait entre les corps sans jamais vraiment les toucher. Il ne fuyait pas, mais ne s’attachait à rien. Il avançait droit, comme s’il suivait une ligne invisible. Une trajectoire nette, connue de lui seul. Lewys attendit un instant, puis se mit en mouvement à distance. Il avait appris à reconnaître ce genre de démarche. Les jeunes qui ne veulent pas être suivis ne se retournent jamais. Ils laissent les autres derrière eux comme des ombres.

Elias traversa la ville sans détour. Il marchait vite, sans regard pour les vitrines, les passants, les bruits de fin de journée. Lewys nota les raccourcis, les trottoirs qu’il évitait, l’automatisme du trajet. Ce n’était pas une errance. C’était un retour programmé. Le quartier changea au fil des rues. Les façades se firent plus propres, les portails plus hauts, les jardins plus taillés. Les pavillons avaient cette neutralité luxueuse qu’on ne remarque que lorsqu’on y est étranger. Elias s’arrêta devant une grande maison blanche, clôture électrique, haies maîtrisées au millimètre. Une villa nette, presque parfaite. Lewys s’arrêta un peu plus loin, et regarda Elias entrer. Aucun signe d’hésitation, le code d’entrée tapé sans lever les yeux. Il disparut derrière la porte en quelques secondes. Rideaux tirés. Volets à demi fermés, malgré la lumière encore vive. Pas un bruit. Lewys nota l’adresse. Pas pour l’envoyer mais juste pour la garder. Il resta là quelques minutes. À attendre sans raison. À écouter un quartier qui n’avait rien à dire. Puis il repartit. Lentement.

De retour au commissariat, il ne consigna rien. Il regarda à nouveau la photo d’Anton. Puis celle d’Elias. Deux regards qui ne se croisaient jamais. Mais entre eux, un écho. Quelque chose de brisé, de recollé de travers. Il comprenait mieux maintenant. Il ne cherchait pas un coupable. Il cherchait une structure, un arrangement souterrain. Il le sentait, s’il continuait, il ne pourrait plus revenir en arrière.

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