Le prix d’être choisie
Il y avait une autre présence dans cette histoire. Un fil invisible, tendu et solide, qui liait Anton à une autre personne : Esra. Elle n’était pas qu’un pion sur son échiquier, elle en était la première. La plus ancienne et la plus malléable. Celle qu’il avait modelée dès l’enfance à son insu. Esra n’était ni innocente ni naïve mais elle portait en elle une forme de pureté qu’Anton voulait briser pour reconstruire à son image. Ils s’étaient rencontrés à la maternelle et déjà, Esra fuyait quelque chose qu'un enfant ne savait pas nommer, l’arrière wisky dans le souffle de son père, les portes qui claquaient, les disputes. Chez Anton et sa grand-mère, elle avait trouvé un ailleurs, une maison qui ne tremblait pas et des voix qui ne montaient jamais. Il y avait surtout lui : cet enfant étrange, à la fois absent et obsédant, silencieux mais captivant. Très vite, Anton était devenu son refuge. Mais avec le temps, ce qu’elle avait pris pour un abri était devenu une prison. Une prison douce, qu’elle décorait elle-même avec des souvenirs qu’elle idéaliser. Elle pensait qu’il l’avait sauvée et que c’était ça, être aimée. Être vue et choisie, par quelqu’un d’aussi rare, d’aussi mystérieux. Anton avait cette manière de lui parler comme s’il lisait à l’intérieur d’elle. Il savait exactement quand l’enlacer, quand la repousser. Il créait le manque, puis l’apaisait. Il soufflait le chaud et le froid avec précision et elle s’accrochait à chaque geste, persuadée que ça prouvait quelque chose, qu’il se souciait d’elle. Elle se racontait des histoires pour survivre à la sienne. Elle se disait qu’il avait peur d’aimer, qu’il était abîmé, lui aussi. Que sa froideur était une armure et que seule elle pourrait la percer. Elle voyait en lui une intelligence rare, une sagesse étrange, au-dessus du monde. Il savait la faire se sentir unique et spéciale mais Esra se mentait, comme elle l’avait toujours fait. Comme elle avait menti à propos de son père, de son enfance, de ce qu’elle appelait la normalité . Anton donnait un sens à tout ça, c' était sa raison. Car s’il ne l’aimait pas, alors elle n’était rien. Ce qu’elle appelait protection, était de la domination et ce qu’elle appelait guidance, n’était que manipulation. Mais elle ne pouvait pas se l’avouer, parce que sans lui, elle ne savait ni où aller, ni qui elle était. Anton, lui, n’éprouvait rien. Ni tendresse, ni attachement, ni compassion. Elle n’était pour lui qu’un pantin, un jouet qu’il façonnait, testait, poussait à bout, juste pour observer et comprendre la mécanique humaine à son point de rupture. Il savourait sa douleur, son désarroi. Et elle, persuadée de vivre une grande histoire d’amour, se laissait brûler. Anton n’avait jamais voulu la sauver, il l’avait choisie parce qu’elle était déjà brisée. Et qu’à ses yeux, les morceaux d’une âme brisée était simplement plus faciles à réarranger.
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