Vous

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29. 08. 2020

La valse effrénée du travail- médecins- infirmières- hôpital- thérapie se poursuit inlassablement. Yves se trouve en centre de réadaptation et peut dès- à- présent commencer une chimio agressive pour réduire la taille de la tumeur. Si le traitement fonctionnait, une opération chirurgicale pourrait être tentée.

Effrayé à l’idée de quitter ce bas- monde, il renoue avec son plus vieux frère, René, qu’il n’avait plus vu depuis presque trente ans. Il s’entretient aussi régulièrement avec l’aumônier ( Perso, au vu de ses exactions, une vie entière ne suffirait pas pour les confesser ! ).

Pendant ce temps, Audric et moi ne communiquons guère par manque de temps ou simplement parce que chacun s’enferme à double tour dans sa propre douleur en refusant mutuellement de se l’avouer…

Quant à notre collaboration, elle me paraît précieuse voire primordiale : tu m’offres ton indéfectible soutien. Il me permet de conserver la tête hors de l’eau bien qu’il m’est encore extrêmement pénible de verbaliser mes émotions.

Par contre, à l’inverse, dès que j’en ai l’occasion, j’exprime l’ampleur de mon ressenti à travers l’écriture. Je le partage ensuite sur les réseaux sociaux où j’ai créé de nombreux liens affectifs par- delà les frontières : amitiés certes virtuelles mais tellement réelles dans ma vision d être- au- monde… Je ne me sens désormais plus jamais seule ! C’est en quelque sorte une formidable libération…

15. 10. 2020

Le beau-père a reçu son autorisation de sortie, je n’en reviens pas. Revenir à son domicile dans cet état ? Qui va s’occuper de lui ? Ce sera pour ma pomme bien sûr ! Là, c’en est trop ! Mon sang ne fait qu’un tour ; ni une ni deux, je contacte son docteur.

  • « Mais voyons madame, il est valide. Il peut rentrer chez lui ! »

Ai- je bien entendu ? Je suis révoltée, enragée. J’enchaîne :

  • « Comment ? Vous n’avez décidément pas les yeux en face des trous ! Les faits parlent pourtant d’eux- mêmes me semble- t- il ? On dirait que cela ne vous fait ni chaud ni froid de renvoyer un patient agonisant ! »

Il ajoute concernant les soins :

  • « La chimiothérapie ? Ce n’est pas un problème voyons, la plupart s’y rendent même à pied ou en bus. Elle n’est pas très agressive, il y a peu d’effets secondaires, tout au plus de la fièvre et des nausées. Mais rassurez- vous, il existe des médicaments pour lutter contre ces désagréments ! Et puis, il est sorti dimanche une journée entière et tout s’est très bien passé. Il peut donc tout- à- fait se débrouiller seul ! »

Décontenancée, je m’ énerve :

  • « Mais vous oubliez l’essentiel, ce petit mot que vous ne prononcez pas ou du bout des lèvres à voix basse : le cancer du pancréas métastasié au foie ! Inutile de gaspiller votre énergie à me faire gober vos âneries ! Je vois la situation telle qu’elle se présente ! »

J’ insiste :

  • « Ce monsieur ne pèse plus rien, quarante kilos et encore, je suis généreuse. Il a peur seul. Bien sûr, il mange mais il faut lui découper la nourriture tout finement et la lui donner. Bien entendu, il fait ce qu’on lui dit mais à condition d’être toujours derrière lui. Certes, il aura le droit de bénéficier d’aides à domicile mais royalement deux petites heures par jour. Et le reste du temps ? Je me refuse à jouer le rôle d’infirmière, je n’en suis pas une ! »

Le médecin commence à perdre de sa superbe au téléphone. Cool, je le sens quelque peu déstabilisé… Mon argumentation serait- elle juste ? Continuons donc :

  • « Vous nous prenez pour des imbéciles en clair ! Vous parlez là d’un mourant, d’une personne en phase terminale de cancer métastatique. Et vous voulez nous faire croire qu’il est bien, capable de vivre seul normalement tout en supportant les aléas de ce type de traitement ? S’il lui demeure trois mois à vivre, c’est déjà un miracle en soi ! »

Il se justifie :

  • « Mais enfin madame, qu’est-ce que vous en savez ? Il ne faut pas dire cela voyons, personne ne peut le savoir ! »

Sur ces dernières paroles prononcées avec si peu de conviction, j’explose ( Au passage, ses « Voyons madame» commencent à me sortir par tous les trous !) :

  • « Je suis réaliste docteur, tout simplement. Ma belle- maman vient de nous quitter et vos confrères ont tenu le même discours. N’essayez plus de me convaincre, il ne faut quand même pas me prendre pour la dernière des andouilles ! »

Il s’ensuit un grand blanc puis quelques balbutiements d’excuses et enfin une explication rationnelle apparaît :

  • « Nous avons besoin de place, il n’y a plus de lit disponible pour lui... »

Quelle gifle en pleine figure ! Après avoir raccroché, je constate amèrement que les patients tout comme leurs familles ne sont que de simples statistiques, des numéros tirés au hasard d’un quelconque bon vouloir. Les professionnels de la santé manipulent au point de se convaincre eux- même du bien- fondé de leurs propos. Ils sont subitement et uniquement lorsque « ça » les arrange atteints d’une cécité inouïe.

18. 09. 2020

Ce soir, lors de notre séance, je t’exprime maladroitement ( c’ est une habitude chez moi) mon désappointement :

  • « Te rends- tu compte ? Il m’ a fait chier durant toutes ces années et je me retrouve dans l’ obligation de prendre soin de lui ! C’est hors de question ! Je vais encore tout avoir sur le dos, me faire passer pour la mauvaise…. Pfff … C’est le père de Audric et non le mien… »

Tu me demandes doucement :

  • « Dis Kath- Erin, le ferais- tu pour le tien ? »

Choquée, les larmes au bord des yeux, je bafouille timidement :

  • « Ah ben, ça risque pas vu le contexte… »

Tu interviens délicatement :

  • « Kath- Erin, à quoi pourrait éventuellement te ramener cette colère ? »

Je réfléchis et te lance sur un ton en apparence dénué d’empathie :

  • « Bien, ça me fait penser à Corentin et Louane, mes parents puis à mes sœurs, Eléanor et Kiara. Tu sais, papa n’a toujours pas répondu à ma lettre… Il y a déjà plus d’un an qu’il l' a reçue… »

Un long silence s’installe, tu l’ interromps :

  • « Qu’ aurais- tu donc envie de lui dire là, ici et maintenant ? J’ aimerais que tu y réfléchisses pour la semaine prochaine. »

Sur le chemin du retour, mes idées confuses se bousculent, les mots tourbillonnent bien malgré moi. Me voilà à la maison, je ne tiens plus… Les lettres s’inscrivent à l’encre noire sur le premier parchemin de fortune qui se trouvait juste à ma portée :

« Afin de vous permettre de comprendre mon ressenti, j’ai pris la décision l’an dernier de vous écrire une lettre et de vous l’envoyer. Pour être certaine que ce soit Vous et non un autre membre de la famille qui en preniez connaissance en premier lieu, je me suis arrangée pour qu’elle vous parvienne en main propre.

En effet, c’est à Vous que je m’adressais… Vous seul ! J’espérais de la sorte que vous réfléchiriez, que vous mesureriez l’ampleur du désastre, que vous ouvririez enfin les yeux, que vous prendriez conscience du mal qui me rongeait , que vous tenteriez de me répondre mais surtout que vous garderiez précieusement ce courrier pour Vous. En vain…

Pourtant j’aurais du me douter, j’aurais du savoir que rien ne changerait ! Qu’avez- vous fait de ma douleur, de mes sentiments ? Vous l’avez étalée aux regard de toute la famille… Vous tous m’ avez insultée dans mon dos, m’ avez reniée ! Mon écrit a fait le tour de vos proches, il fut exhibé en public.

Votre décision est sans appel : vous me considérez comme un monstre alors que j’essayais modestement d’ouvrir une porte. Trop fier, touché dans votre dignité, vous l’avez refermée aussi vite !

Je vous pose aujourd’hui cette question : qui êtes- vous donc pour vous être permis de me traiter avec toute l’infamie requise ( que dis- je, aucun qualificatif n’est assez puissant pour une telle description) dont seul Vous puissiez être capable ? Qui êtes- vous donc pour me juger ? Qui êtes- vous donc pour m’étiqueter le mot « coupable » au milieu du front tel un ultime affront. Qui êtes- vous pour avoir laissé toute une famille me traîner dans la boue ?

Bien évidemment, ce n'est un secret pour personne, la vérité dérange toujours. Je -sais- aussi à quel point elle peut- être ou vous paraître difficile à entendre . Cependant, j’espérais secrètement de votre part un retour constructif. Adopter la politique de l’autruche, cela vous arrange tellement mieux. C’est tellement plus facile que d’affronter une réalité crue, nue, insoutenable dans toute sa splendeur immaculée…

Quant à moi, je renonce ici- même à croire en Vous et à espérer quelque réponse ou changement que ce soit puisque vous m’avez délibérément abandonnée comme un chien. Mais aujourd’hui, je suis fière. Oui, entendez-vous ? Ouvrez grandes vos oreilles ! Je me suis reconnaissante du chemin parcouru, des progrès réalisés. Je suis enfin un être en devenir ! Notez que, sur ce plan, je confirme : vous n’ y êtes absolument pour rien !

Qui prétendez- vous être déjà ? Ha… Mon père… Nous n’ en avons décidément pas la même définition. Vous n’ en méritez pas une seule seconde le titre ! »

Je reprends mes esprits, ahurie, éberluée par ce qui vient de se produire ; je me relis, émue … Je crois que j’ai répondu à ta question, du moins en partie... Il me reste l’exercice le plus compliqué à accomplir : te l’ expliquer oralement.

25. 09. 2020

J’observe mon beau-père, désormais livide, d’une maigreur morbide, endormi dans le divan. Instinctivement, je lui remonte sa couverture et lui caresse la joue. Il semble apaisé, ne souffre pas. Je m’éloigne sur la pointe des pieds et regagne la cuisine. Je m’assois à table puis me sers, pensive, une tasse de café serré.

Machinalement, je saisis mon bic et commence à écrire au dos d’ une carte de décès ( C’est gore, je sais mais tellement pratique … Plutôt que de les jeter à la poubelle… Elles ont au moins une certaine utilité!) :

« Que vous est- il donc arrivé, Yves ? Vous qui étiez si puissant, vous qui régissiez en maître absolu sur nos vies, vous que nous devions consulter pour chacun de nos choix, au moindre de nos désirs, vous qui ne me supportiez pas !

Rien en moi ne vous plaisait : trop directe, trop enragée, trop révoltée, toujours en quête de cette liberté que vous me refusiez, Vous qui m' interdisiez le moindre contact. Pourquoi ? Tout simplement par jalousie. Cette dernière maladive vous rongeait de l’ intérieur, vous a poussé à tenter de briser mon couple, à me faire fuir, à m’ insulter, à me considérer comme Votre Chose.

Mais que s’ est- il passé ? A présent, vous me demandez conseil, vous vous faites discret, vous avez appris la politesse, vous ne vous permettez plus, vous ne me jugez plus. Vous renvoyez l’ image d’un petit enfant perdu qui cherche désespérément cette maman arrachée à votre affection lorsque vous n’ étiez qu’ un petit garçon.

Qu’ êtes- vous donc devenu ? Dorénavant, vous êtes un vieil homme malade, vous avez besoin de moi, vous dépendez de moi. Sans moi, que deviendriez- vous ? Vous avez peur de l’abandon en raison du mal infligé ! Et vous avez raison, je ne vous pardonne pas, je comprends seulement la raison de votre comportement.

De Vous, j’ai pitié, vous ne pouvez plus m’atteindre. Je ne m’abaisserai point à vous rendre le mal fait, la nature s’en est chargée ! Je tenterai au mieux de vous apaiser, de vous éveiller pour quelque instant aux douceurs quotidiennes de cette trop courte vie auxquelles vous n’avez jamais goûtées... »

Perplexe, à la fois déconcertée et soulagée, j’imprime attentivement chacune de mes lettres gravées ici- même dans mon cerveau en ébullition. Lentement, une image complexe se dessine et se détache de toute autre forme : « VOUS »

Que signifie-t- elle dans mon propre « être au monde »? A y regarder de plus près, je ne vouvoie pratiquement jamais les personnes qui me sont familières. A moins que… Eureka !!!! Je crois avoir compris !!!!

Si je reformulais correctement, ça donnerait : « Je vouvoie uniquement lorsqu’il s’agit d’exprimer mon plus grand mépris envers le destinataire concerné . Le ? Non, les ! Plus exactement Corentin et Yves. »

Arriverais- je à te l’expliquer jeudi dans notre relation particulière du « Je- Tu », cette posture pratiquement imposée mais intégrée facilement dès le départ ? J’ avance enfin un chouia. Excitée, je me sens pourtant terriblement frustrée par mes limites…

Je bâille ! Il serait temps de me coucher. Demain, je dois me lever à l’aube. En enfilant ma nuisette, voyelles et syllabes me poursuivent. « Je – Tu- Vous » clignote à vive allure tandis que je me blottis confortablement dans les bras de Morphée.

29. 11. 2020

Il gèle à pierre fendre ce soir. La neige couvre de sa plus belle fourrure notre campagne. D’ habitude, à cette date, je déambule gaiement dans les magasins à la recherche de décorations et cadeaux pour Noël. Cette année, c’est très différent : le temps me manque et l’ envie n’y est pas… enfin, en tout cas, pour l’instant.

Les puces sont au lit, Audric n’ est pas encore rentré du boulot. Aujourd’hui, il est censé revenir directement à la maison en zappant la case soins palliatifs où son père est désormais hospitalisé. Mais avec cette météo, rien n’ est moins sûr… Qu’est- ce qui peut l' être d’ailleurs, à bien y réfléchir ?

Ah, le voilà enfin ! Je m’ en doutais, la voiture est en rade sur le bord du chemin … Il a donc parcouru les dix derniers kilomètres à pied. Ses oreilles sont glacées. J’ai à peine le temps de le réchauffer que le téléphone sonne. Je prends l’appel, c’est Yves.

Désorienté depuis quelque temps, il semble avoir retrouvé tous ses esprits. Il demande à nous parler à tous. J’ hésite un bref instant puis je vais réveiller Lydie doucement. Encore ensommeillée, elle écoute malgré tout attentivement ses nombreuses recommandations sur divers sujets et notamment l’école.

Lorsque arrive mon tour, il s’ adresse à moi en me nommant Aline puis mentionne le fait qu’ il se sent bizarre. Je lui conseille de biper l’infirmière et lui souhaite une bonne nuit. Je confie à mon conjoint mes funestes impressions, il m’ envoie poliment sur les roses. Je reste néanmoins persuadée que son papa vient de nous présenter ses adieux…

01. 12. 2020

Et zut ! Je me réveille en retard. Vite ! Vite ! Je dois préparer Lydie. J’ avale un café à la hâte, j’ enfile mon jean, mes baskets et hop , go to school ! En fermant la porte, j’ entends Audric discuter. Ce sont sûrement des nouvelles du garagiste. Oh, tant pis ! Je démarre, pas le temps d’ y prêter attention... Je suis décidément trop à la bourre.

Ma puce est resplendissante... Comme elle a grandi ces derniers mois ! Sa petite main agrippée à la mienne, nous marchons côte à côte, papotons avec entrain. Elle s’ enthousiasme déjà de la venue prochaine du grand Saint- Nicolas à l’ école, montre son empressement à l’ idée de découvrir ses futurs cadeaux à la maison. Je l’ admire la larme au coin de l’ oeil : je ne remercierai jamais assez le Ciel pour m’ avoir permis de donner la vie. J’ évolue chaque jour aux côtés de mes filles, je leur suis tellement reconnaissante d’ Etre…

Perdue dans mes rêves, la main sur la clinche de la porte, je beugue : « Tiens, je ne me suis pas rendue compte du trajet retour... »

Mon conjoint se dirige vers moi me déclarant placidement :

  • « C’est avec l’ infirmière en chef que je parlais tantôt.

  • Ha, quelles sont les nouvelles ?

  • Il est mort cette nuit d’une embolie pulmonaire. »

Interloquée par son stoïcisme, j’ hésite tout d’abord avant de continuer :

  • « Heu… ( silence)… Mes condoléances… Je ne sais que te dire d’autre. »

Agacé, il me rétorque :

  • « Tu peux te réjouir maintenant qu’ il est crevé, il ne t’ emmerdera plus ! »

Profondément choquée par ses propos, je lui balance dans la figure :

  • « Cela ne va pas, non ?! T’ es fou ou quoi ? Bien que je ne sois pas assaillie par le chagrin, même si à la limite ça ne me fait ni chaud ni froid, je ne souhaitais pas sa mort ! Cela s’ appelle simplement du respect… pour toi et nos puces ! »

Sur un ton glacial, il enchaîne :

  • « Il faut que je conduise un de ses costumes à la morgue pour sa toilette mortuaire. Je vais passer chez lui pour dégoter ça. A plus tard. »

Je me contente d’ acquiescer de la tête, mieux vaut éviter une nouvelle dispute. Son comportement me rend dingue… Je brillerai donc par mon absence à l’enterrement : je préfère de loin louvoyer avec humilité que de vouvoyer par dédain.

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