Face aux paysages posdiluviens

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Le lendemain matin, Lucien est réveillé par le silence insupportable des grands espaces. Il s'est retourné plusieurs fois dans son sommeil, cherchant le bruit des machines qui fracassent habituellement l'air des villes tentaculaires. Il regarde l'horloge qu'il a réglée avant d'aller se coucher : six heures et douze minutes. En gare d'Ardennes, c'est l'heure du premier départ, sonné par la corne du train immense qui transporte ses passagers vers Paris puis Lyons et Marseilles. La gare gigantesque gronde lorsque la foule vient se masser sur les quais pour embarquer ou débarquer en un reflux incessant. Dans la mansarde de Lucien, en plein centre de la mégapole d’Ardennes, les murs et le plancher tremblent systématiquement, le forçant à quitter son lit.

Ce matin, c'est le silence qui le presse à s'extirper de ses draps. Pour peu, il entendrait ses pensées cogner contre sa boite cranienne. Il va jusqu'à la bassine d'eau qu'il verse dans le boiler. Après quelques minutes, l’eau est chaude et prête à jaillir du robinet en cuivre luisant. Le jeune homme se débarbouille en quelques instants, enfile un survêtement ainsi que toutes les couches de vêtement qui compose son costume. Il sort ensuite de son bagage la cire qu’il applique sur ses bacchantes. Enfin prêt à sortir, il fait son lit et ouvre la porte, pour rencontrer directement Symphorine, la responsable de la mission. Celle-ci s’arrête et, sans se départir de son air pincé, elle la salue et lui fait un rapport rapide sur le programme de la journée. La mission de Lucien consistera dans un premier temps à vérifier les toiles de protection du campement, au cas où la pluie aurait attaqué certaines parties trop durement. Le jeune homme écoute attentivement, tout en détaillant son interlocutrice. Sans être aussi jolie que Joséphine, la géomètre, l’archéologue a conservé un certain charme, non seulement grâce au maintien de sa condition physique sur de nombreux sites de fouille, mais aussi à son regard bleu métallique qui est, dit-on, capable de transpercer l’acier. Ses cheveux blonds palissant encadrent une machoire solide et finissent de dynamiser ce visage envoûtant, beau et dangereux comme un feu de joie.

Lucien consigne des notes mentales sur l’esthétique particulière de sa supérieure tout en répondant aux consignes qu’elle lui donne. Il se souvient avoir demandé plusieurs fois l’autorisation pour prendre un dagro de l’aventurière, mais celle-ci n’a jamais le temps. Il est consacré tout entier à l’exploration du passé.

– Si vous n’avez pas de questions, vous pouvez disposer, plutôt que de bailler aux corneilles. Allez ! Ne restez pas dans mes jambes !

Son subalterne s’exécute sans dire un mot. Il rejoint les cuisines et se compose un petit-déjeuner correct : œufs au plats, pomme-de-terres à la marmelade et jus de carottes, le tout accompagné de divers compléments vitaminés. Il termine d’avaler le dernier morceau de patate lorsqu’Agathon, le représentant de la compagnie qui finance l’expédition, pointe le bout de son ventre.

- Ah, Lucien, mon cher. Symphorine vous a mis au courant de vos tâches matinales ? Bien, très bien. Madame Joséphine Viquart sortira avec vous, afin de parfaire ses relevés topographiques, ainsi que Monsieur Léon Duffret, qui ne se fie pas aux prévisions météo de la centrale et préfère faire ses calculs lui-même. Quand pouvez-vous être prêt ?

Essyant ses moustaches, il répond qu’il lui suffit d’aller chercher un peu de matériel dans sa chambre et qu’il pourra ensuite enfiler sa combinaison. Ce qu’il fait d’ailleurs aussitôt. Quand il arrive avec un de ses appareils dans les bras, la belle Joséphine attend déjà. Elle a déjà recouvert une partie conséquente de son anatomie de différentes couches protectrices. Seuls ses avant-bras et son visage bronzés sont encore découverts. Lucien n’a pas le temps de contempler le spectacle qui lui est offert puisque Léon le bouscule en arrivant, chargé d’une caisse imposante. Après quelques excuses échangées à voix basse, ils se préparent tous en silence. Dans le sas, ils essaient les différents systèmes de survie, puis ceux de communication. Ils sortent enfin à l’extérieur de la base.

Le terril est entouré d’une mer de brume noirâtre. Lucien soupire et pose sonh matériel près d’une paroi, à l’abri d’une toile. Il ne pourra pas sortir ses dagrotypes tant que le brouillard ne sera pas retombé. Demandant à Léon si le soleil se montrera bientôt, il ne reçoit rien d’autre qu’une réponse sèche et expéditive et se tourne vers Joséphine qui lui sourit derrière son masque. Même si ses lèvres fines sont cachées, il voit ses yeux verts pétiller.

D’un geste de la main, le jeune homme désigne les toiles qui doivent être inspectées et la géomètre acquiesce. Ils se dirigent vers la base et commencent leur travail. Ils observent minutieusement les baches qui ont subi l’assaut des gouttes acides durant toute une nuit. L’inspection se finit sur un constat positif : les toiles renforcées tiennent le coup face aux éléments naturels.

Le contrôle terminé, ils rejoignent Léon, qui termine de prendre des notes. Joséphine l’arrête à quelques mètres du météorologue et branche son communicateur.

– Regarde là-bas, comme c'est beau ! On voit Bruxelles et la mer !

Effectivement, en se tournant, Lucien distingue, loin vers le Nord, près de l’horizon, le port de Bruxelles et ses deux phares, celui du Heysel et celui de l’Altitude Cent, que l’on a jamais renommé, malgré qu’il soit aujourd’hui plus proche du niveau de la mer d’une quinzaine de mètres. Le ciel est maintenant d’un bleu pâle et permet de distinguer les paysages désolés du Sud et les innombrables dômes gris de la ville de Charleroi. Dans chacun d’entre eux, des dizaines de personnes cohabitent sur différents étages souterrains. Au total, près d’un million de personnes vivent dans la cité de l’or noir. Et derrière la ville, le dagrotypeur distingue les champs couverts de Gosselies, lesquels permettent d’alimenter une bonne partie de la population de la ville. Et au-delà, rien d’autre que des terres stériles, que la pluie brûle et que le vent emporte en nuages de sables.

Lucien prend des dagros de tout cela. Ce n’est pas tous les jours qu’une mission s’aventure hors des dômes. Si la mission échoue, elle permettra au moins de montrer aux gens à quoi ressemble le monde d’après la montée des eaux. Un monde désert et hostile, dans lequel les êtres humains ne pourraient survivre que pendant quelques minutes, s’ils n’avaient pas l’assistance de leurs combinaisons et de leurs filtres à air.

Léon a fini son travail et range enfin son matériel, prêt à rentrer, lorsqu’il se redresse soudain et se connecte au réseau de communications.

– Dites-moi, les jeunes, vous avez remarqué cette légère fumée au-dessus de l’aile Ouest ?

Lucien se retourne et voit qu’en effet, une colonne de vapeur blanchâtre s’élève dans le ciel. Avant qu’il ne puisse réagir, Léon sort déjà sa longuevue et observe le dégagement gazeux. Tout de suite après, il prend contact avec la base.

– Allô la base, ici Duffret. Vous m’entendez ? On a repéré un souci au-dessus du secteur 4B. Prévoyez une équipe d’intervention au plus vite. Je pense qu’il s’agit d’une poche d’eau. Les dégâts pourraient être conséquents.

Après avoir terminé la conversation, il fait signe à ses deux compagnons de rentrer. Ceux-ci rangent leurs affaires et suivent le météorologue. Une fois débarassés de leurs combinaisons, Symphorine vient les chercher.

– Monsieur Duffret, merci pour votre travail. Heureusement que vous étiez là avec nos deux jeunes recrues. Madame Viquart, vous êtes attendue en salles de communication. Le déploiement de l’excavatrice va bientôt débuter. Monsieur Breig, veuillez me suivre, s’il vous plait.

Lucien accompagne sa responsable jusqu’à son bureau, où l’attend déjà Agathon, assis sur une chaise. Il ne relève qu’à peine la tête lorsque la porte s’ouvre, absorbé par sa lecture. Lorsque Lucien s’assied à côté de lui, il se redresse, son ventre touchant la table en face de lui.

- Ah, mon petit Lucien. Merci d’être venu. Madame Montdory et moi-même voulions vous voir. Nous avons faits des tests avec le radar et avons un souci… Nous ne trouvons pas de traces de la cavité mentionnée dans le journal de votre aïeul. Pourriez-vous revoir avec nous les notes dont vous disposez ?

Monsieur Mayr a cette habitude de donner des ordres sous la forme de questions. Comme il représente une des plus grosses fortunes germaniques, il n’a généralement pas besoin de hausser la voix pour obtenir ce qu’il veut. Lucien sort de sa poche un carnet. Entre chaque page, plusieurs feuilles sont glissées. Il en sort une, encore plus usée que les autres, et la déplie.

– Selon Madame Viquart, les coordonnées que j’ai découvertes à travers le code de Rudolf correspondent à cet emplacement. Cependant, il apparaît que, même si la région n’est pas propice aux séismes, de petites secousses ont pu avoir lieu et faire s’effondrer la cavité dont il parle, pour peu qu’elle ait été mal étayée.

– C’est effectivement le pire scénario que nous avons prévu. Nous allons cependant retenter de localiser la cavité en attendant que l’excavatrice soit opérationnelle. Merci, Lucien. Vous pouvez disposer.

Comme poussé par un réflexe dû aux conditionnements hérités de son service militaire, le jeune homme salue et se retire en silence. Il sait qu’il ne doit sa place qu’aux documents qu’il a en sa possession et qu’il a tout intérêt de prouver qu’il ne sera pas un embarras pour les scientifiques en présence. En attendant l’heure de table du midi, il retourne lire quelques notes qu’il n’a pas encore déchiffrées tandis que le ciel continue de s’assombrir. Il allume sa lampe de chevet et regarde le ciel par la fenêtre. Il faut espérer que la pluie ne tombera pas avant que les toiles ne soient remises en état. Face aux éléments, chaque détail compte. Il y a tant de façons de mourir, hors de ces murs...

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