L'usine
Je me réveille le lendemain matin au son de mon réveil giroréfracteur et de sa lumière projetée au plafond. Il est six heures trente et, comme tous les matins de la semaine, sauf le dimanche, jour de repos pour tous les travailleurs de Fossea, c'est l'heure de se lever. Le jour commence à peine à apparaître derrière mes volets. Je resterais bien quelques secondes de plus dans mon lit mais le giro émet maintenant un sifflement tellement strident que je n'ai pas d'autres solutions que de lui obéir. Dès qu'il détecte que l'on a posé le pied sur le sol, il nous adresse un" bonjour, bon réveil", et s'éteint automatiquement. Il est commandé à distance par le poste principal de Fossea situé à l'intérieur du site de production de manière à réveiller tous les travailleurs à la même heure.
Je me dirige encore endormie vers ma douche. L'eau chaude qui coule sur ma tête finit de me réveiller complètement. J'attrape dans mon armoire ma tenue de travail, une combinaison grise, la même pour tout le monde, pas très sexy mais plutôt pratique pour le boulot que l'on fait. Je descends ensuite à la cuisine pour déjeuner. Rien à préparer. Un plateau nous attend devant la porte d'entrée avec toujours les mêmes ingrédients : thé ou café, confiture et biscottes. Pas très original mais, à Fossea, on apprend à se contenter de ce qu'on nous donne.
Mon déjeuner avalé, je sors et rejoins la longue file d'ouvriers se dirigeant vers le tube, une sorte de train qui s'engouffre dans un long cylindre en verre qui semble disparaître sous l'eau et nous emmène à l'usine. Je retrouve vite à mes côtés Loïs, Tessie et Ségal. Loïs me prend tendrement la main et, arrivés à la gare, nous nous installons sur un siège à l'intérieur d'un wagon qui se remplit vite de jeunes paraissant aussi motivés que nous le sommes. On entend les portes se fermer suivi d'un bruit de moteur et le train démarre en direction du site.
Une sensation légèrement oppressante m'envahit toujours lorsque l'on s'enfonce dans l'océan où se reflètent de drôles de couleurs suivant le temps : gris quand le ciel menace, très clair quand le soleil brille sans un nuage. Les parois du wagon sont transparentes, si bien qu'il n'est pas rare d'apercevoir un ou deux bancs de poissons multicolores passer au-dessus de nous. Encore fatiguée, je pose ma tête sur l'épaule de Loïs et pars dans mes pensées.
Personne n'est très bavard le matin. Tout le monde songe à la journée qui l'attend, ce travail répétitif et parfois dangereux. Pour ma part, je suis employée à l'espace production. Ce n'est pas le pire. Je m'occupe de légumes que l'on fait pousser dans des serres en verre, avec une température constante de vingt-six degrés et dans un air relativement sec, ce qui permet d'éviter la plupart des maladies sur les plantes. Je dois tailler, ramasser, ensemencer tout au long de l'année. Nous sommes une trentaine de personnes et chacun a un rôle bien défini.
Le plus dur dans cet exercice , c'est la chaleur. Elle nous enveloppe comme dans un piège au fil de la journée et ce qui paraissait simple et facile au début devient de plus en plus difficile dans la durée : on a du mal à respirer, la gorge est sèche et le moindre effort physique se transforme en calvaire dans cette atmosphère. Le seul moment de répit est l'heure du déjeuner où l'on se retrouve tous pour manger à la cantine. Au menu : micro-algues, steak végétal, pâte d'insecte entre autres.
Tessie, pour sa part, travaille au secteur entomologique (1), dans une ferme à grillons qui ressemble à une grotte. Des boîtes, contenant ces orthoptères (2), sont empilées les unes sur les autres sont munies d'un système de ventilation. Tessie s'occupe de la chambre des naissances. Beaucoup de notre alimentation est à base d'insectes : en farine alimentaire, en apéritif... Cela permet de remplacer la viande et d'avoir un bon apport de protéines.
Elle se retourne vers moi. Son visage a une teinte blanchâtre sous la lumière des lampes présentes dans le tube. C'est assez drôle mais je me garde bien de lui faire remarquer. Elle est assez susceptible en ce qui concerne son apparence.
- Tu manges avec moi à midi ? demande-t-elle.
- Oui, je penses avoir ma pause en même temps que toi aujourd'hui. Et vous les garçons ? fait-je, en m'adressant à Loïs et Ségal, vous aurez le temps de nous rejoindre ?
- Peut-être, me répond Loïs, le regard fixé sur l'immensité de l'océan qui nous entoure. On ne sait jamais nos horaires dans notre secteur.
Il semble exténué rien qu'à l'idée de penser à sa journée. J'essaie de l'encourager en me serrant contre lui.
Le travail le plus difficile à Fossea reste le secteur plongée...
Lorsque nous arrivons sur notre site, tous les jeunes sont placés dans les différents secteurs et chacun de nous passe une dizaine de jours à les expérimenter, les uns après les autres. À la fin de ces tests, on nous affecte à l'endroit où l'on semble le plus à l'aise. Il faut croire que pour moi, le fait d'avoir beaucoup jardiné avec mon père, m'a emmenée tout droit à la production de légumes...
Mais ce qui m'a paru le plus insurmontable parmi tous ces domaines, ce fut la plongée. D'ailleurs ce sont souvent les garçons les plus sportifs qui atterrissent là-bas. Le plus difficile pour moi n'a pas été de porter le lourd équipement de plongée ou de rester des heures immergée sous l'eau, mais ce fut de respirer dans un détendeur (3). J'avais l'impression d'étouffer et on avait beau m'assurer que cette sensation s'atténuerait au fil du temps, je n'ai jamais pu m'y habituer. Et encore, je ne descendais que de quelques mètres alors que ceux qui, comme Loïs, officient à ce poste, plongent à des centaines de mètres chaque jour.
Pour eux, plus question d'équipement de base avec des bouteilles et des gilets de stabilisation. Les scientifiques ont mis au point, au fil des années, un matériel spécifiquement conçu pour la plongée très profonde : tenue spéciale pour supporter la température de l'eau pendant de longues heures, masques avec gaz intégré et doté d'une cartouche qui régénère l'air que l'on respire. De cette façon, plus besoin d'effectuer des paliers de décompression (4). La remontée se fait naturellement sans étape. Il faut au moins ça pour supporter le travail à de telles profondeurs. Loïs s'occupe de l'extraction d'un gaz, l'hydrate de méthane (5).
Son exploitation a été mise en place pour remplacer l'utilisation du pétrole. Le procédé est assez simple. Il suffit de décompresser les hydrates (6) pour récupérer le méthane (7). A priori rien de bien compliqué. Malheureusement, même si l'hydrate de méthane reste stable à forte pression et basse température, son extraction n'est pas sans danger. Il suffit souvent d'une simple erreur de manipulation, et en plongée profonde, on est beaucoup moins précis qu'en surface, ou même d'un tremblement de terre du plancher sous- marin pour produire une explosion très meurtrière pour ceux qui se trouvent sur son passage. Je crains toujours pour la vie de Loïs quand il travaille là-bas et je prie chaque jour pour qu'il ne lui arrive rien.
- Soit prudent, fais-je à Loïs, alors que nous descendons du tube.
Il me fait un de ses sourires enjôleurs qui a le don de me faire fondre, tout en me posant un baiser sur les lèvres.
- Ne t'inquiète pas pour moi, et toi, occupe toi bien de tes légumes ! C'est important une bonne nourriture pour des travailleurs comme nous ! affirme-t-il, histoire de détendre l'atmosphère avant notre séparation.
Je le regarde s'éloigner, les mains dans les poches de sa tenue de travail, en compagnie de Ségal. Je me dirige à mon tour vers le site production.
Et comme tous les jours depuis cinq ans, nous travaillons interminablement pendant des heures et des heures, notre corps ployant sous la charge d'efforts demandée. Et quand enfin la journée se termine, tout le monde repart dans le tube, éreinté, pour retourner au village et s'accorder un moment de répit avant une énième journée qui ressemblera inlassablement à toutes les autres.
Je cherche des yeux, au milieu de la foule, le visage de Loïs . Mon cœur accélère ses battements, comme à chaque fois, jusqu'à ce que je l'aperçoive enfin. Le voilà justement qui arrive en face de moi, avec Ségal. Tessie est déjà avec eux. Je les rejoins en courant et me jette dans ses bras.
-Et doucement ! me dit-il, en m'attrapant au vol, je suis là. Tout va bien.
Je me sens bête tout d'un coup.
- Je suis désolée mais c'est plus fort que moi, j'ai toujours peur de ne pas te voir arriver, dis-je, comme pour m'excuser.
- Ne t'inquiète pas ! Tu as devant toi le meilleur des plongeurs en activité, répond-il tout en faisant un clin d'oeil à Ségal.
-Tout à fait, surenchérit ce dernier. Juste après moi ! répond Ségal, en lui tapant dans la main.
Un éclat de rire général s'en suit mais, dans les yeux des garçons, se reflètent la fatigue et le stress de ces longues journées. Personne n'en parle trop mais chacun espère atteindre le cap des vingt-six ans, date à laquelle nous pourrons tous repartir vivre dans nos régions et revoir notre famille. Car rien n'est moins sûr à Fossea...
(1) partie de la zoologie qui traite des insectes.
(2) ordre de la classe des insectes.
(3) mécanisme qui permet au plongeur de respirer l'air contenu dans sa bouteille de plongée à la pression à laquelle il évolue.
(4) arrêts de quelques minutes à une profondeur précise afin de réduire le taux d'azote et d'hélium restant dans les tissus humains.
(5) structures glacées qui renferment un gaz, le méthane.
(6) composés formés par l'union d'eau et d'une autre substance.
(7) gaz naturel se trouvant dans le sous-sol océanique.
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