Blake - La Cérémonie des Dents qui Claquent
— Pousse-toi de là l’aborigène.
Ça c’est la formule préférée de Chase. Les plus petits adorent la répéter. L’ensemble de la fratrie trouve Blake franchement bizarre avec son attitude de premier de la classe, son physique singulier, et sa passion pour les chants religieux. Ce qui ne rentre pas dans une case risque forcément de déborder ; c’est grosso modo ce que se répètent des générations de couards depuis la nuit des temps. Les plus froussards ont tendance à cogner ; ou à exceller en torture mentale et humiliations en tous genres. Ceux qui ne leur ressemblent pas en font généralement les frais. Les lâches ont besoin de ça, faire bouffer le trottoir à un noir, palper le fessier d’une collègue, grimacer devant un gothique, coller des homos dans des camps, c’est leur système de défense qui veut ça. Faut pas s’en formaliser. Les autres lâches sont juste un peu moins expansifs, ils ont tendance à simplement détourner le regard. D’ailleurs, Blake ne saurait trop dire ce qui le blesse le plus entre les coups de Chase ou l’indifférence des autres enfants. À force d’avoir été exclu des courses-poursuites, des sessions de spirographe et des parties de cache-cache, il préfère se convaincre qu’il n’aime pas jouer. Et, quand Chase commence à lui chercher des poux, il s’éclipse, tout simplement. Direction le petit chalet en bois, au fond du jardin. Sa porte ne ferme pas complètement, mais, en terme de refuge, c’est ce que la demeure Richardson a de mieux à offrir. Blake partage malheureusement sa chambre avec son aîné, aux penchants tortionnaires. Lorsqu’il ne va pas à l’école, il passe donc le plus clair de son temps dans ce chalet qui sent le pin, la pisse de chat et l’humidité et qui se transforme en sauna par temps de grand soleil. Il s’y assoit en tailleur, à même le sol, entre la tondeuse et les sacs de pommes de terre et passe des heures à... Franchement, personne ne sait vraiment à quoi il occupe son temps.
— Tu boudes ?
Poppy finit souvent par planter ses petites dents dans la bulle de silence de la cabane en bois.
— Tu veux pas jouer avec nous ?
Elle se campe devant son grand frère, l’air inquiet et sincèrement désolée. C’est la seule à se soucier vraiment de lui, à ne pas comprendre qu’il reste seul. La plupart du temps, il ne lui répond pas. Alors, elle s’assoit près de lui, lui donne sa ration de cookies et lui confie ses secrets d’une petite voix hésitante et pleine d’enthousiasme.
— Ben moi, j’ai deux amoureux à l’école. Y’a Andrew. Il m’donne tout le temps ses Razzles, c’est trop bon les Razzles. Tu veux que je te dise un secret ? Mais tu l’répètes pas hein ? Et ben l’aut’ jour, il m’a fait un bisou sur la bouche Andrew. C’était bizarre. Pi, y’a aussi Melvin. Mais, hier et ben on jouait à trappe-trappe et, sans faire exprès, j’ai un peu déchiré sa chemise. Après ça, il a fait rien que bouder. (…)
Des confidences en toc de l’avis de Blake, mais des secrets d’État pour Poppy. Quand elle ne fait pas un compte-rendu détaillé de sa dernière récré à son frère, elle lui pose tout un tas de questions de première importance : « Tu préfères le jaune ou le bleu ? »; « Dis, on risque de s'envoler s'il y a beaucoup de vent ? »; « Pourquoi ton nombril, il est pas pareil que le mien ? »; « Pourquoi on n’est pas demain ? »; « Pourquoi tu fais pipi debout toi ? »; « Tu préfères cette image ou celle-là ? ». Blake accepte sa compagnie un moment, parce qu’elle le réchauffe un peu, puis, en général, finit par laisser sa sœur en plan, avec sa ribambelle de questions plus ou moins existentielles. Que sa seule amie soit une gamine aux questions idiotes, ça lui fiche un coup, voyez-vous. Il pourrait être un meilleur grand frère, c’est sûr, mais on ne lui a pas vraiment appris à être attentionné et aimant. Poppy, elle, n’a pas besoin de mode d’emploi pour aimer Blake inconditionnellement. Ce jour-là, il se montre encore plus impatient que d’habitude. Il lui en veut. Il aurait aimé qu’elle déboule dans sa chambre la veille, pendant que Chase l’étouffait sous les draps. Ou après, quand il s’en remettait aux signes pour décider de le dénoncer ou pas. Elle choisit jamais le bon moment pour me coller aux basques, celle-là ! C’est probablement la sœur la plus inutile de l’univers, marmonne-t-il en lui-même, avec amertume. Ce n’est pas juste, mais il lui en veut.
— Dégage Poppy ! crie-t-il, plus fort qu’il ne le voudrait. Ça lui échappe, comme une boule de bowling lâchée trop vite.
La petite brindille à couettes sursaute. Ça lui fait l’effet d’une gifle, de celles que l’on ne voit pas venir. Ses yeux s’embuent et son menton commence à trembloter. Blake n’aime pas la voir triste, mais s’obstine à la blesser. Il a besoin de calme.
— Va pleurer dans ta chambre Poppy, oublie moi un peu.
La petite traîne ses sandales vers la sortie, en reniflant bruyamment. Mais le calme que Blake appelait de ses vœux n’a que faire des injonctions.
— Les enfants, par ici ! Et tout de suite !
Lorsque le Révérend les appelle ainsi, c’est que l’heure fatidique a sonné. Chaque jour, c’est le même rituel. Les enfants doivent se mettre nus, en ligne sur la pelouse du jardin, en attendant que le patriarche les asperge d’eau glacée à l’aide du tuyau d’arrosage. Un bout de savon circule entre eux quelques secondes, puis le Révérend les arrose à nouveau. En été, ce n’est déjà pas une sinécure, mais le reste de l’année, c’est clairement la corvée. Le jet d’eau froide leur glace l’échine, chaque éclaboussure est une morsure brûlante, les guiboles tremblantes se secouent en rythme. Pour le chef de famille, il n’y a pas de petites économies. La douche express - qui entretient le gazon par-dessus le marché - est l’une de ses incroyables inventions pour faire baisser les factures. Mais en société, il prétend qu’il se contente simplement de respecter le principe de frugalité dû à son statut d’Homme d’Église. Et puis, c’est surtout « le meilleur moyen de rafraîchir les idées à ces graines de voyous », se plaît-il à répéter. Le pire, c’est que la cérémonie des dents qui claquent, comme l’appelle Madame Taylor, la voisine, a lieu chaque jour à l’aube et avant le coucher, sauf le samedi où les enfants échappent à la douche matinale. Faut dire que le Révérend n’aime pas la saleté. Tout autour de lui doit briller et sentir le propre. La découverte d’un mouton sous le lit, une trace suspecte sur une assiette ou une main terreuse qui cherche à sympathiser, lui évoque mille dangers. Pour lui, tout ce qui n’a pas l’odeur de résine de pin des savons Grandpa’s est un terrain miné. Il lui semble souvent couver des maladies plus spectaculaires les unes que les autres. Un mal de tête ? Un rhume de cerveau. Des gaz intempestifs ? Un cancer de l’estomac. Une vue qui se trouble ? Probablement un début de cataracte. Il sait se montrer extrêmement imaginatif lorsqu’il s’agit de s’inventer une nouvelle pathologie. Un homme de foi qui craint à ce point les microbes, c’est cocasse, mais que voulez-vous, les humains ne sont pas à une contradiction près. Monsieur Richardson est aussi célèbre pour ses mitaines qu’il ne quitte jamais, même lorsque le soleil fait fondre le goudron de l’allée. Au début, cet accessoire étonnait les fidèles de la paroisse, mais au fur et à mesure, ils se sont habitués. Inutile de préciser que le Révérend voit clairement ses enfants comme des repères à microbes, une raison de plus pour se tenir le plus possible éloigné d’eux. Qu’importe si ce périmètre de sécurité ressemble à la Grande Muraille de Chine à vue de marmots. Tant qu’il peut garder la santé et assurer l’office, tout va pour le mieux, dans le meilleur des mondes. Ce n’est pas qu’il a peur de la mort, non, il sait bien que le meilleur accueil lui sera fait au paradis. Il l’imagine même de manière assez caricaturale, presque comme une virée à Tahiti : une onde de chaleur qui enveloppe tout son corps à l’arrivée, un accueil tout en sourires et colliers de fleurs, une odeur de monoï dans l’air. Le père Richardson n’a bien évidemment jamais mis les pieds en Polynésie. Mais il est très fort pour brasser les clichés et imaginer l’invisible. Une compétence qui se révélera pourtant parfaitement inutile face à la Grande Faucheuse, celle-ci étant parfaitement capable de se montrer là où on ne l’attend pas.
Annotations
Versions