Plume - Méduse
« Méduse » ça vous dit quelque chose ? Non, pas l’animal qui ressemble à une gelée britannique avec des tentacules. Je parle d’un autre type de prédatrice : la Gorgone à chevelure reptilienne, celle qui avait le pouvoir de changer en statues tous ceux qui croisaient son regard. Et bien, sachez qu’en Arizona, au vingt-et-unième siècle, une femme partage ce don maléfique. Ou enchanteur, c’est selon.
Lorsque Plume et moi fûmes présentés pour la première fois, j’avais seulement deux ans, elle en avait deux de plus. Rien de très cérémonieux donc. Nous partageâmes une bassine en cuivre pour un bain dominical. N’ayant pas conscience alors qu’il faudrait plus tard couvrir nos nudités et serrer des paluches à l’occidentale, nous ne fûmes pas très portés sur les bonnes manières. Ce fut un bain à la bonne franquette, sans chichis. À cette époque-là, encore loin de toutes considérations physiques, je n’avais pas mesuré l’étendue de ses charmes. Elle avait un petit ventre dodu, trois poils sur le caillou et seulement quatre dents après tout. Pour tout vous dire, je ne me rappelle pas de ce bain. Mais nos mères adorent l’évoquer et répètent à l’envi que nos destins se sont scellés ce jour-là, dans le grand chaos des éclaboussures et de nos puissants rires d’enfants. Nous étions inséparables, c’est vrai. Rarement seuls dans l’essaim d’enfants de la réserve, mais toujours de mèche. Nous nous écharpions souvent et nous réconcilions l’instant d’après. Minot, je n’étais pas très sportif et… comment dire… légèrement douillet. Ce qui me valait le mépris des fillettes de la tribu et les railleries de mes semblables. Plume prenait sans cesse ma défense et n’hésitait pas à cogner les bambins les plus cruels. Je crois qu’elle n’aimait pas trop les rituels réservés aux filles et préférait sauter, courir et grimper aux rochers avec moi. À tel point que j’en étais venu à oublier qu’elle possédait deux chromosomes X : Plume était mon meilleur copain. Il me fallut bien des années pour me rendre compte de ses attributs féminins et cette découverte eut pour effet de me transformer en statue, tout simplement. Des jambes en granite, le sang qui se glace, des poumons figés, l’estomac qui se contracte, l’air qui vient à manquer… la mortelle Gorgo n’aurait pas fait mieux. Rien n’avait changé pourtant. Plume était toujours l’adolescente aux cheveux en bataille, aux genoux écorchés, aux joues rayées de terre. La même que le jour précédent, si différente pourtant. J’eu l’impression de la voir pour la première fois. Peut-être n’avais-je pas suffisamment prêté attention à ses yeux avant ? Ma perte se trouvait là, dans ses pupilles d’un autre monde. Non, rien n’avait changé, sauf moi. Eros venait de frapper à ma porte et se comportait comme un squatteur tyrannique. Ainsi médusé par Plume, je compris que je serai condamné à la caresser des yeux jusqu’à la fin des temps. J’essayais de mettre le même entrain dans nos jeux, de lui tirer les cheveux avec la même conviction, mais je n’étais plus le même, mes gestes étaient maladroits, mes rires forcés, mes regards fuyants. J’étais devenu l’homme de pierre d’une Gorgone de quatorze ans. Il me sembla dès lors courir un grand danger, celui d’un cœur rêveur qui fonce droit sur un mur d’illusions. Du coup, je choisis courageusement de planquer ces dernières dans le placard de mes émotions et de passer le moins de temps possible avec l’objet de mes pensées. Quelques petits muscles avaient poussé sur ma silhouette de Grand Géocoucou et j’étais désormais admis dans le clan des jeunes mâles de ma tribu. Je restais donc le plus possible avec eux, dans le brouhaha de nos voix mutantes. Elle dut me prendre alors pour un petit con snobinard. Il est vrai que la ressemblance était frappante. J’évitais consciencieusement de la regarder, je levais les yeux au ciel dès qu’elle s’approchait de moi et, comme les autres, je me moquais de son mutisme. Ce n’était pas sa première peine, loin de là, mais elle dut connaître avec moi sa première vraie déception. Je trouvais peu d’intérêt à d’autres compagnies que la sienne, mais j’étais très fort pour faire semblant. J’évitais donc le plus possible celle dont je voulais être le plus proche. Que voulez-vous, à cet âge-là, on agit souvent assez confusément. Les hormones se conduisent comme des soldats en permission et nous font parfois perdre tout sens commun. Je la laissais donc avancer seule, mais je continuais de veiller sur elle et de l’adorer en secret. Chaque jour un peu plus.
Aujourd’hui, nous vivons tous deux loin des terrains de jeux de notre enfance, mais mes jambes de granit ne m’ont malheureusement pas permis de m’éloigner d’elle. Je m’appelle Chu'a et je suis un imbécile, toujours le même crétin statufié, amoureux transi et non déclaré de la même femme depuis douze longues années. Travaillant pour elle a fortiori. Sacrée idée, n’est-ce pas ? Mais vous la verriez aujourd’hui, perchée sur ses vingt-six millésimes ! L’air fier, un port de reine, un petit nez mutin pointant avec dédain sur ceux qui lui sont étrangers, de grands yeux extraterrestres, toisant le monde comme l’on scrute un terrain hostile, histoire de pouvoir sortir les griffes en premier. C’est bien simple, tous ceux qui croisent sa route ne peuvent s’empêcher de la dévisager comme s’ils tombaient nez à nez avec une créature venue de l’espace. Ceux qui la connaissent depuis toujours le font juste avec un peu plus de discrétion. Elle n’est pas seulement belle, elle est rare. Des yeux vairons immenses, l’un marron clair, presque jaune, l’autre aussi bleu que l’océan. Vénus et Neptune en orbite sur une peau lactée de taches de rousseur. Des sourcils épais déstructurés, des pommettes hautes et une petite bouche framboise, encadrés par une cascade de cheveux noir corbeau. Les différents éléments de son visage semblent avoir été peints par un créatif en roue libre, son minois ressemble à l’œuvre d’un poète sous acide. Tout y est disparate. Mais l’ensemble tend à prouver que de l’anarchie peut émaner une forme d’harmonie, une fabuleuse harmonie.
Vous devez penser que devenir son employé n’était sûrement pas la meilleure des idées, si je voulais faire ma vie, l’oublier, « passer à autre chose » comme on dit. Vous avez raison. Mais honnêtement, je ne pouvais pas faire autrement. Il y a quelques années, elle m’a écrit une lettre, très brève, très factuelle. Elle ne me demandait pas de comptes sur le temps que j’avais passé à l’ignorer et à l’humilier. Elle m’exposait seulement son projet de librairie et m’expliquait qu’elle avait besoin de mon aide pour les différentes démarches et, plus tard, pour l’accueil des clients. Elle me proposait un salaire correct. Je n’avais pas de diplôme, pas de grandes ambitions, et surtout, j’étais ravi de pouvoir l’aider. Enfin, j’aimais surtout l’idée de pouvoir la voir chaque jour et de respirer le même air qu’elle. J’ai fait semblant de réfléchir quelques jours, puis lui ai simplement répondu : « C’est d’accord. » Ça s’est passé comme ça, comme pour notre premier bain, sans façons. Depuis, je lui prête ma voix en quelque sorte. Je conseille la clientèle, je reçois les représentants des maisons d'édition, des papetiers, des groupes de presse et je me charge de toutes les formalités qui nécessitent de converser. C’est elle qui sélectionne amoureusement les ouvrages, qui les commande, les installe avec délicatesse sur les rayons, érige pour les plus chanceux d’entre eux de splendides autels. Elle, qui rédige des fiches sur chacun d’eux, comme autant de pamphlets amoureux. Moi, je me contente de les réciter aux clients du mieux que je peux. Je n’ai pas la même passion qu’elle pour les livres, mais ma condition d’homme-statue me pousse pas mal à m’appliquer.
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