Blake - Enfant de Choeur

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  — Abigaël, pense à commander les couronnes de fleurs pour la prochaine communion.

  — C’est fait. Tu verras, elles sont ravissantes. Hortensias blancs, feuilles de lierre, petits boutons de roses et perles de nacres, de vrais bijoux ! J’ai aussi réservé quelques bouquets de lys blancs et du muguet.

  — Parfait. Ça vient bien de chez Monsieur Anderson ?

  — Oui, à part les lys. Il n’en vend plus. Je les ai commandés au fleuriste de Camelback Road, Madame Taylor me l’a recommandé.

  — Notre fouine de voisine n’est pas une référence, enfin, Abigaël ! Tu sais que j’aime connaître la provenance des fleurs et les mesures d’hygiène prises dans les boutiques où nous passons commande ; on ne sait jamais de quels parasites un simple œillet peut nous gratifier. Bon, enfin, faute de temps, nous ferons avec. Il faudra bien vérifier qu’il n’y a pas d’épines oubliées sur les couronnes. Les boutons de roses, c’est bien mignon, mais il y a des gens qui perdent bêtement un doigt à cause d’une épine fichée dans leur épiderme.

  — Je ferai le nécessaire. Mais les fleurs seront sans doute inoffensives, Travis.

Abigaël a l’habitude de composer avec les commandements d’adjudant-chef de son époux. Ses caprices lui sont aussi familiers. Elle doit se coucher en même temps que lui, à heure fixe, et ne surtout pas le réveiller ensuite, faire bouillir des litres d’eau et les embouteiller pour son usage personnel, l’aider à prendre sa température tous les soirs, laver tous les draps de la maison à soixante degrés une fois par semaine, inspecter ses grains de beauté tous les quatre matins, coudre des doublures en polaire à l’intérieur de ses vestes, organiser ses rendez-vous chez des spécialistes divers et variés, ... Madame Richardson a neuf enfants dans ses pattes, mais son époux est, de loin, celui qui lui demande le plus de temps et de soins. Elle ne s’en plaint pas, non, s’occuper de cet homme admiré par toute la communauté est un tel privilège. Un éminent pasteur ! Pouvait-elle rêver à meilleur mariage ? Non, c’est vrai qu’il est un tantinet pointilleux, mais quel grand homme ne l’est pas ? Il a la charge de guider des centaines de fidèles, d’élever les âmes, ce n’est pas rien ça ? Son boulot à elle, c’est de veiller à ce que rien ne vienne perturber sa mission. Elle gère donc l’intendance, à la maison comme à l’église, tel un brave petit soldat. Et s’il faut lui masser les pieds et lui caler un thermomètre dans l’anus tous les soirs, ce n’est pas un problème. Une vie de corvées domestiques et religieuses, loin de toute distraction, voilà qui est digne de son implacable foi.

  La « foi »... un joli mot n’est-ce pas ? Des maux moins beaux prennent racine en lui, certes, mais passons. L’important, c’est que si le terme est court, la liste de ses super pouvoirs, elle, est longue comme le Nil. La foi apaise les chagrins, souffle l’espoir, donne du sens à l’insensé. Savoureux opium ! Ou névrose obsessionnelle collective dixit Freud, mais peu importe le flacon... Plus important encore, ces trois petites lettres aident l’Homme à se rappeler qu’il est un pixel dans l’arène stellaire, une fourmi intergalactique, un petit caillou dans le sabot de l’univers. Et puis la foi, elle incite parfois certains à tendre une main, ce n’est pas rien ça ! Parfois seulement, faut pas pousser. La plupart du temps, le chaos qu’elle engendre est à échelle humaine et l’étendue de ses bontés ressemble à l’enfer sur terre. C’est grosso modo ce que pense Blake quand il regarde ses parents s’affairer comme des zombies sous extasie, accaparés par leur mission d’ambassadeurs du Christ et esclaves de leurs bondieuseries. Monsieur et Madame Richardson passent en effet le plus clair de leur temps dans le silence de l’église Sainte Marie, un monument blanc majestueux, entouré de palmiers et agrémenté de deux tours qui hissent de petites croix dans le ciel. Pour parler clairement, l’église de l'Immaculée-Conception de la Bienheureuse Vierge Marie a de la gueule. Et les parents de Blake y sont plus attachés qu’à leur propre maison. Le gamin voit ça comme un problème. On pourrait même dire qu’il est jaloux de celui que tout le monde vénère en ces lieux, pour qui des cierges sont allumés, que l’on prie sans cesse. De celui que ses parents aiment plus que tout, plus que la chair de leur chair. Blake le trouve pourtant quelconque. Il a l’air pitoyable, là, les côtes saillantes et cloué sur sa croix, pense-t-il. Mais Monsieur et Madame Richardson le chérissent de toutes leurs forces. Ils distribuent comme ils le peuvent ce qu’il leur reste de tendresse à leur progéniture. Neuf rejetons. Ça laisse donc une maigre ration pour chacun. Blake a en plus eu le mauvais goût d’arriver second ; comme chacun le sait, cadet est un grade subalterne. Et que dire de sa physionomie, à part qu’elle ne l’aide pas vraiment à conquérir l’affection parentale ? Alors que toute sa fratrie affiche une blondeur angélique, de petites joues roses et, dans l’ensemble, un air de chérubin apathique, lui, compose avec une crinière dense et charbonneuse, des yeux en amande aux pupilles noyées en marée noire, des cernes violacées, depuis son plus jeune âge, des oreilles d’elfe, une petite bouche féminine et une moue boudeuse en toute circonstance. Pour couronner le tout, sa démarche est bancale. La faute à une jambe plus courte que l’autre. Non, vraiment, de tous les enfants Richardson, Blake n’est pas le plus réussi. C’est ce que pense Madame Taylor quand elle observe la fratrie de sa fenêtre. Alors, avec Jésus, les fidèles de la paroisse et huit autres marmots, Travis et Abigaël Richardson n’ont pas vraiment le temps de se soucier de ce canard boiteux de Blake. Il reste pourtant optimiste, le bougre ! Il tente d’attirer leur attention à grand renfort de cris, de casse et de scandales, mais rien n’y fait. Alors, comme il ne saurait se contenter des miettes d’affection que ses parents lui jettent, il prend une grande décision à l’orée de ses six ans : il fera en sorte d’être aussi souvent sous leurs yeux que l’homme crucifié. Il devient alors servant d’autel, assiste son père lors de la messe, apporte les offrandes, les burettes, joue de l’encensoir. Mais ses parents ne lui prêtent pas plus d’attention. Il sonne à l'élévation et verse de l'eau sur les mains du célébrant lors de l'offertoire. Toujours pas un regard.

  Il se dit que s’il demeure invisible pour eux, ce fameux Dieu que personne n’a vu, mais que tout le monde caresse dans le sens du poil et appelle de ses vœux, finira peut-être par le remarquer, lui. Cet espoir le pousse à redoubler d’efforts. Il porte des flambeaux pour escorter le Saint-sacrement, fait office de porte-micro et donne de la voix pour accompagner une contrebasse à l’occasion de cérémonies. Autant de gestes qui le rapprochent du Seigneur, il en est certain. Confiant, et même un brin vaniteux, il accomplit ces missions avec zèle. Son menton est volontaire et son regard défiant. Lors des processions, il porte haut les chandeliers qui encadrent la croix. Il apprend à jouer de l’orgue et les techniques de plain-chant. Lorsqu’il entonne des versets dans la solennité de l’église, il lui semble être touché par la grâce divine. Voilà comment une brebis égarée parmi tant d’autres, trouve la foi, ou un passe-temps en tout cas. Mais, de nombreux rats d’église finissent par quitter le navire sacré et, de la même manière qu’il est difficile de se représenter un Syd Barrett ou un Jim Morrison en boy-scouts, nul ne pourrait imaginer que Blake fut, un jour, enfant de chœur.

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