Plume - Les Envahisseurs

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Une petite tête blonde déboule dans la librairie comme un taurillon en fugue, une dame taillée en portemanteau est à ses trousses.

  — Zachary, ça suffit ! Tu t’arrêtes maintenant !

Les cris de la grande bringue ne semblent pas émouvoir le gamin, qui continue de galoper dans les rangées de livres en pouffant. Sa course folle se poursuit jusqu’à ce qu’il se retrouve nez à nez avec Plume et Bukowski. Plume toise le petit être à l’allure de farfadet et lui sourit.

  — Comment qu’il s’appelle ton chat ? lui demande le lutin.

Gênée, Plume se contente de lui répondre par un nouveau sourire et se remet à ranger les ouvrages sur les étagères.

  — Dis, comment qu’il s’appelle ? tente à nouveau le môme, pas intimidé pour un sou.

Plume demeure mutique. La dame-portemanteau rompt le silence en surgissant dans l’allée.

  — Ah te voilà ! Tu as fini de faire courir ta vieille mère ? gronde-t-elle mollement.

  — Pourquoi qu’elle cause pas la dame ? réplique le moutard, stoïque.

  — Mais enfin Zachary, ce ne sont pas des manières !

La dame lève alors la tête vers Plume et demeure interdite un instant. Puis, masquant sa surprise, elle s’adresse à elle en s’efforçant de ne pas la dévisager.

  — Veuillez l’excuser. Ce petit est un diable à ressort échappé de sa boîte !

  — …

  — Savez-vous où nous pouvons trouver les livres de cuisine ? demande-t-elle, sans transition.

Un peu décontenancée par ce soudain remue-ménage, Plume a du mal à cacher son embarras. Tentant malgré tout de faire bonne figure, elle lève l’index et fait signe à ses assaillants de la suivre. Étonnés par tant de concision, mère et fils lui emboîtent toutefois le pas docilement. Quelques rangées plus loin, Plume se plante devant une étagère et leur désigne une ribambelle de livres colorés. La dame-portemanteau parcourt rapidement les titres et les énumère à voix haute.

  — Plats traditionnels des grandes plaines ; Cuisine Hopi d’hier et d’aujourd’hui ; Recettes Navajo ; Cuisine du monde ; Saveurs amérindiennes, Petits plats des pueblos ; L’art culinaire des Four Corners… Hum… vous n’avez rien de moins… « exotique » ?

À ces mots, Plume sursaute imperceptiblement et tend un regard embrasé à la grande tige qui lui fait face. Nullement déstabilisée, cette-dernière lui rend son œillade volcanique. Pour qui se prend-elle cette petite sauvage, avec son matou sur l’épaule ? Une légère impatience la gagne. C’est une beauté, c’est certain, mais ça n’a pas l’air de tourner rond dans sa caboche. Et puis quoi, elle a avalé sa langue cette dingue ?

  — Vous parlez bien notre langue ? dégaine-t-elle.

Pour toute réponse, Plume se contente de poursuivre sa fusillade oculaire. Pendant que les deux Junon continuent de se toiser en chiens de faïence, le farfadet s’approche du chat niché dans le cou de la jeune femme et lui tire la queue d’un coup sec. L’animal meurtri fait face à son agresseur et le menace en feulant. D’ordinaire si paisible, notre petite librairie semble au bord de l’implosion. Contraint de quitter mon confortable poste d’observateur, je décide d’intervenir.

  — Bonjour Madame. Bonjour jeune homme. Comment puis-je vous aider ?

  — Ah ! Quelqu’un avec qui l’on peut communiquer, dieu soit loué ! Je suis à la recherche d’un livre de recettes, tout ce qu’il y a de plus classique, mais votre vendeuse ne semble pas disposée à m’aiguiller correctement.

  — Ce n’est pas ma vendeuse et vous êtes dans le bon rayon. Mais si vous cherchez des best-sellers sauce Paula Deen, Jamie Oliver ou Wolfgang Puck, vous n’avez pas frappé à la bonne porte.

  — Écoutez, je cherche juste à offrir un livre de recettes bien de chez nous. Rien de trop extravaguant ou exotique. Jambon de Virginie à l'ananas, Cheesecake, Chicken Pot Pie, Soupe de butternut, Scones, Carrot Cake, Cornbread…

  — …Mashed potatoes, Brownies, Milkshake, ok, j’ai saisi l’idée. Mais je vous le redis, ce n’est pas ici que vous trouverez le livre que vous cherchez.

  — Ça c’est la meilleure ! Moi qui pensais entrer dans votre librairie avec une requête à la portée de n’importe quel bouquiniste !

  — La Librairie des Quatre Vents n’est pas une librairie comme les autres, Madame. Ici, nous vendons le meilleur de la littérature mondiale, mais nous mettons particulièrement en avant tout ce qui touche de près ou de loin à la culture amérindienne. Tous nos ouvrages dits « spécialisés » - Art et Culture, Santé et Bien-être, Croyances et Spiritualité, Loisirs, Jeunesse - évoquent exclusivement ce visage méconnu de notre beau pays. C’est écrit sur notre devanture, vous n’avez pas dû y faire attention.

  — Euh… non, je n’ai rien vu.

  — Vous n’êtes pas sans savoir que les civilisations amérindiennes foulaient ces terres bien avant vous ? Il y a encore cinq-cents ans, on trouvait des « sauvages » dans chaque buisson, chaque arbre, chaque rivière de ce continent. Ah, ça ne vous aurait pas plu, c’est certain ! Mais vous avez de la chance, vos ancêtres se sont chargés de faire le ménage. Enfin bref, PEAUX ROUGES, I-CI, A-VANT VISAGES PÂLES, dis-je en articulant et mimant mes propos exagérément. En y réfléchissant un peu, on pourrait même dire que les recettes que nous proposons sont tout sauf « exotiques ». Peut-être pourriez-vous vous laisser aller à un brin de curiosité - une fois n’est pas coutume - et jeter un coup d’œil à ces ouvrages ? Certaines recettes pourraient même vous adoucir, foi de gourmet !

Vexée, la dame-portemanteau attrape son fils par la main et prononce son verdict, sans desserrer les dents :

  — Merci, mais ce n’est pas ce que je cherche.

Alors qu’elle se dirige vers la sortie d’un pas décidé, je m’élance à sa suite et surjoue les grands seigneurs.

  — Laissez-moi vous raccompagner ! J’espère que nous aurons le plaisir de vous revoir dans notre humble boutique. Si une irrépressible envie de dépaysement vous prend peut-être ?

Piquée à vif, elle s’arrête sur le pas de la porte et me mitraille avec ses yeux de chouette.

  — Dites, une employée muette, ça ne doit pas arranger vos affaires, non ?

Ça aurait pu être une bonne réplique, acide à souhait, mais, que reste-t-il d’une flèche acérée lorsqu’elle rate sa cible ?

  — C’est la patronne en fait. Elle n’est pas muette et nos affaires se portent très bien, merci.

Mon interlocutrice pique un fard. Elle aimerait probablement demander des explications, mais prend ce qui lui reste de dignité et son garnement sous le bras et quitte la Librairie des Quatre Vents encore plus vite qu’elle y est entrée. Plume me sourit, avant de reprendre son activité comme si de rien n’était. Ce sourire-là, c’est de la sérotonine en barre. Avec ça, j’ai de quoi tenir des semaines sans le moindre coup de mou. Vous pensez qu’il m’en faut peu ? C’est que vous n’avez jamais vu Plume sourire.

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