Blake - Sur un Arbre Perché
— Tu frayes avec les sauvages l’asticot ?
Toujours un bon mot ce Chase. Pas moyen d’être tranquille dans ce foutu bled, même perché à plusieurs mètres du sol. À califourchon sur une branche, Blake évalue la situation : un arbre un peu frêle, son bulldozer de frère et ses deux pitbulls qui semblent avoir besoin de se défouler un peu, pas d’adulte en vue et Selah à ses côtés.
Selah. Elle s’était engouffrée dans sa vie avec l’empressement et la force d’une vague dans un souffleur. C’était un jour comme un autre. Il déjeunait à la cantine du dispensaire, en tête-à-tête avec son plateau, comme d’habitude. Une fille à la peau mate, avec un léger strabisme, s’était plantée devant lui et lui avait demandé si elle pouvait s’asseoir à sa table, comme ça, tout simplement.
— Euh... J’attends un copain, lui avait-il répondu, expéditif.
— Ah…
La fille avait tourné les talons, l’air incrédule. Blake n’attendait personne bien sûr, mais déjouer cette tentative d’abordage avait été son premier réflexe, histoire que sa petite barque ne se mette pas à tanguer. Sa solitude n’était pas toujours confortable, mais c’était un terrain connu, plus rassurant qu’une inconnue à sa table, en tout cas. Il n’était pas satisfait de sa réponse pour autant.
— Hey ! Tu peux rester si tu veux, avait-il crié, plus fort qu’il ne l’aurait voulu. Je ne suis pas sûr qu’il vienne aujourd’hui. Puis, au pire, il y a suffisamment de place pour trois...
Ravie, Selah était revenue sur ses pas et avait posé son plateau avec fracas. Après quelques secondes de silence timide, elle avait souri en fixant l’assiette de son voisin de table et prononcé un constat étrange :
— Ta purée est en train de rejoindre les nuages.
— Quoi ?
— Tu vois la vapeur qui s’en échappe ? C’est son esprit ! Chaque chose dans le monde revêt deux formes, tu sais.
— Deux formes ?
— Une forme visible et une forme spirituelle.
— N’importe quoi. Qui t’a raconté ça ?
— Mon grand-père. Et c’est pas n’importe quoi.
C’est ainsi, en échangeant sur une purée en train de s’élever spirituellement, qu’ils se faufilèrent sur le terrain de l’amitié. Depuis ce jour, ces deux-là sont rarement loin l’un de l’autre. Selah parle de son peuple à Blake, lui fait découvrir sa langue natale. Il se laisse bercer par ses talents de conteuse et par sa voix de velours. Elle lui raconte qu’enfant, elle ne se déplaçait jamais sans son arc en racine de cèdre, comment, quand elle ne jouait pas, elle aidait à garder les moutons, cueillir les mauvaises herbes, ramasser le bois, lui explique que, pour rendre un enfant bon chasseur, il faut lui couper le cordon ombilical avec une flèche. Elle lui raconte les danses après la cueillette, les ruses de la vieille Femme-Araignée, les farces des clowns sur la plaza, les jeunes filles aux vagins dentés, les katchinas qui attrapent les enfants pas sages au lasso, la folie causée par l’herbe astragale, l’oiseau-moqueur qui imite tous les autres oiseaux. Selah offre tellement de détails, saupoudre ses récits de tant d’anecdotes, parle avec tant d’enthousiasme, que des tableaux abondant de détails prennent vie dans l’esprit de son auditeur. Au point qu’il lui semble sentir le fumet des galettes de maïs tout juste sorties du feu, l’odeur de la résine de pin, les émanations de crottin du bourricot, le parfum si spécial de la mousse de yucca, que l’on passe sur le front des enfants pour les protéger des esprits maléfiques. Il se prend à rêver à ce lieu où les enfants se roulent comme des chats dans la terre chauffée par le soleil, lisent l’heure sur le cadran céleste et où ils peuvent pisser n’importe où, n’importe quand. Avec cette conteuse qui n’a rien à envier à une Shéhérazade, il aime se jucher dans le grand genévrier, un peu à l’écart de la cour du dispensaire et se laisser hypnotiser par les reflets du soleil sur son écorce mince et écailleuse. L’arbre abrite leurs discussions, accueille leurs confidences au cœur de son feuillage. Blake adore sentir son bois, si doux, sous sa paume et l’odeur boisée, légèrement camphrée, presque animale, qui s’en dégage. Il savoure ces moments suspendus avec la fille au regard de siamois.
— Allez, descend de ton arbre le babouin !
Mais aujourd’hui, il semble que son grand frère ait une nouvelle fois décidé de troubler la fête. Voyant que Blake ne bouge pas de son perchoir, il commence à donner de grands coups de pieds dans le tronc. Le genévrier, déjà courbé et sec comme un vieillard, en est tout remué. Ses branchages s’agitent, mais il tient bon. Des humains colériques, il en a vu d’autres. La rage de Chase s’intensifie et ses ruades redoublent d’intensité. Blake et Selah s’agrippent aux branches comme ils le peuvent.
— Fais pas ta femmelette Blake, montre à la madame que t’es pas qu’une quille molle.
Blake sent le sang affluer vers ses joues. Selah le regarde, l’air de dire « Descends et montre-lui que tu ne comptes plus te laisser faire ». Mais au lieu de quitter son abri et d’affronter son frère, Blake baisse la tête et rive son regard sur une baie bleuâtre perdue dans le feuillage. S’il pouvait disparaître dans l’écorce, il n’hésiterait pas une seconde. Aidé de ses gorilles, Chase continue de s’acharner sur le pauvre genévrier. Si bien que Blake finit par en chuter comme une baie trop mûre.
— Ben voilà, c’est pas compliqué mon p’tit frère adoré…
Avec son sourire de carnassier, Chase s’approche de lui et le premier coup part. Le gamin, en position fœtale, se tient le ventre de douleur. C’est maintenant trois baskets fatiguées qui s’acharnent sur son corps recroquevillé. Les coups, Blake a l’habitude. Mais la douleur est plus vive aujourd’hui : Selah assiste à son passage à tabac. Qu’elle le voit ratatiné sur le sol, pitoyable, ça lui fait un mal de chien. De son côté, Chase s’amuse comme un petit fou et n’a pas l’air pressé d’en finir. Mais tout d’un coup, il sent de l’air sur ses cuisses. Il baisse les yeux et constate avec effroi que son pantalon et son caleçon sont rabattus sur ses chaussures. D’abord interloqués par la nudité de leur macaque en chef, les gorilles finissent par exploser de rire, avec la même conviction que celle employée un peu plus tôt pour distribuer des coups. Avec un air de crétin fini, Chase remonte maladroitement ses vêtements, pivote et se retrouve nez à nez avec Selah, le port altier et des grenades à la place des pupilles. Surpris par ce regard de défi, heurté par les rires de hyènes de ses acolytes et cramoisi de honte, il ne tente même pas de riposter et choisit de décamper, avec la démarche mal assurée de celui qui doit composer avec un falzar mal remonté. Il manque même de tomber à plusieurs reprises, ce qui a pour effet de décupler les rires des deux bouffons castagneurs.
Blake apprécie le spectacle avec plus de retenue. Il se sent soulagé, bien sûr, et assez satisfait du sort de son frère aussi, mais une petite boule trouble-fête vient se loger au milieu de sa gorge et il se retient de pleurer. Son amour-propre vient de se terrer six pieds sous terre et il n’ose même pas croiser le regard de Selah. Personne ne veut d’une carpette pour ami, juge-t-il. Fort de cette conviction, il quitte lui aussi la scène comme un braqueur en fuite, en laissant son amie et les deux primates rieurs derrière lui.
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