Avec les quelques clients qui connaissent déjà l’histoire de Plume, son mutisme et sa manière à elle de communiquer, c’est plus simple. Ils lui exposent ce qu’ils cherchent et pour qui. Ils expriment clairement les émotions qu’ils veulent trouver dans leur prochaine lecture, vont droit au but. Veulent-ils rire ? Pleurer ? Avoir peur ? Vivre une grande histoire d’amour par procuration ? Plonger dans l’Histoire ? Subir un électrochoc ? Veulent-ils se questionner ? Découvrir une autre culture ? Être dépaysé ? Ont-ils un deuil à surmonter ? Un cœur brisé à réparer ? Une confiance à retrouver ? Plume les écoute attentivement, comme le ferait un psy habilité à prescrire des livres, puis, elle disparaît dans les rayons et en revient instantanément avec un ouvrage. Elle le tend, sûre d’elle, au client intrigué, et plonge ses yeux vairons dans les siens. Comme pour lui dire « Voilà, je te remets la clef d’un monde parallèle. Tout ira mieux quand tu en reviendras. » Je suis toujours surpris de voir l’effet que ça produit. Les sourires qui se forment, les « merci » appuyés, l’empressement de ceux qui parcourent les premières lignes du livre confié, dès le seuil de la librairie franchi. Parfois, les aspirants lecteurs ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils cherchent. Mais Plume le sait, elle. Même lorsqu’ils ne disent rien, elle sait ce qu’il leur faut. Elle voit qui ils sont et ce dont ils ont besoin, aux nombres de rides sur leur front, à leurs regards pétillant ou soucieux, à leur teint plus ou moins terne, à leur manière de marcher, dos vouté ou d’un pas décidé, à l’état de leur main, à leur façon de dire bonjour - ou pas - en entrant dans la librairie, au soin porté à leur toilette, à leur manière de s’approcher des ouvrages, un peu perdus, un peu craintifs, avec gourmandises ou sans trop y croire, à leur façon de caresser toutes les couvertures ou de les parcourir de loin. Elle sait leurs peines, leurs joies et quel livre placer entre leurs mains. Vous auriez dû voir la tête de celui à qui elle a apporté L’Idiot, de Dostoïevski, l’autre jour ! Sidéré, le pauvre bougre. L’air passablement vexé même. Mais c’était avant qu’il lise la quatrième de couverture et comprenne qu’il ne venait pas réellement de se faire traiter de couillon. J’ai observé cette scène des centaines de fois. Parfois, des gens pleurent, rien qu’en lisant le titre du livre que Plume leur destine. Face à elle, l’algorithme d’Amazon peut aller se rhabiller.

  Pourtant, nous avons dû nous battre pour ouvrir cette librairie. Même si j’étais celui qui défendait le dossier auprès des autorités compétentes, il était induit que ce serait bien Plume la bouquiniste en chef. Un commerce tenu par une muette ? Pensez-vous ! Et pourquoi pas un disquaire sourd ou un vendeur de vélos unijambiste tant que vous y êtes ? Avec plus d’un tiers des ouvrages consacrés à la culture amérindienne en plus… Allons bon ! C’est en substance ce que tout le monde pensait. L’administration et les banques n’étaient clairement pas emballées par notre projet. Mais Plume a tendance à fracasser les portes qu’on lui ferme au nez. Elle ne parle pas, c’est vrai, mais je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi têtu qu’elle. C’est grâce à cette obstination de forcenée que notre petit commerce a pu s’établir et que pour y faire de romanesques emplettes, des gens affluent de toute la région, que dis-je, du pays tout entier ! Il faut dire que le bouche-à-oreille fonctionne à merveille. Nul besoin de benchmarking, de pull marketing, d’échelle de Likert ou de pyramide de Maslow lorsque l’on offre le meilleur.